Est-il encore possible d’exercer en centre-ville ? | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 360 du 01/07/2019

 

DIFFICULTÉS DE STATIONNEMENT

SUR LE TERRAIN

ENQUÊTE

Sandrine Lana  

Embouteillages, travaux, piétonnisation, procès-verbaux qui pleuvent, comment faire pour continuer à travailler dans les centres-villes ? Victimes de l’absence de plan de mobilité cohérent, les Idels naviguent entre résignation et adaptation.

L’alerte est venue des URPS : les Idels ne peuvent plus exercer dans certains centresvilles, où l’on frise désormais les déserts médicaux. À Marseille, Nicole Penna est Idel dans le 7e arrondissement. Un secteur vallonné avec tunnels, plages et trafic saturé aux heures de pointe. « Entre 7 h et 10 h, on ne peut même pas stationner sur les boulevards ou les grands axes. Il nous arrive de refuser des soins comme les pansements en début de journée chez des patients qui doivent partir travailler, car on ne sait jamais à quelle heure on arrivera, parfois avec 15 ou 20 minutes de retard. » En plus des aléas de la circulation, elle redoute les PV et le manque de places de stationnement. « J’ai même des contraventions devant mon cabinet ! Je suis installée depuis 2001, il est hors de question que je déménage. Mais j’ai peur de ne pas trouver de repreneur quand j’arrêterai. D’ailleurs, il arrive que les remplaçantes ne veuillent plus venir travailler à cause du manque de stationnements. Elles viennent un jour ou deux, puis disparaissent. »

À l’autre bout de la région, à Nice, l’URPS a sondé ses adhérents : 77,7 % des Idels ont déjà refusé un soin par crainte d’une contravention. « On fait face à des PV abusifs, parfois à une demi-heure d’intervalle ou quatre à cinq dans le mois, surtout en période estivale, et malgré nos caducées », se lamentent les représentants de l’URPS-Infirmière Paca. « On n’en peut plus… Nous sommes des soignants, au même titre que les médecins, les ambulanciers, et nous sommes traités comme si nous étions des livreurs ou des démarcheur s  », se désole l’une des Idels interrogées.

Les soignants regrettent que malgré la présence ostensible de leur caducée, de leurs coordonnées et de véhicules bien identifiables, aucune indulgence ne leur soit faite. Dans certaines villes, les véhicules scannent les plaques sans discernement des caducées. « On crée des zones blanches en centre-ville, et là où il y a de la vidéo-verbalisation, les libéraux n’iront plus », explique Franz Boussegui, Idel à Nice, qui a choisi de se déplacer en scooter. « Les patients les plus démunis sont pris en otage, puisque ce sont les personnes les moins mobiles qui ont le plus besoin d’un Idel et de la relation avec le soignant. Pour éviter les tracas, beaucoup de collègues concentrent leur secteur d’activité. Les médecins interviennent de moins en moins à domicile. Nous sommes les derniers maillons de la chaîne. »

Toutes les organisations professionnelles et syndicales sont mobilisées. En 2017, l’Union nationale des professionnels de santé interpellait le ministère de l’Intérieur pour davantage de tolérance. « L’État permet à certains intervenants de stationner sur des aires réservées (agents EDF, véhicules de livraison, transport de fonds…). Dès lors, on peut imaginer un même dispositif à destination des soignants, avec la mise en place d’un « macaron santé » », peut-on lire dans leur communiqué.

Tolérance dans la capitale

À Paris, où la mobilité fait l’objet de grandes transformations ces dernières années (piétonnisation, limitation du stationnement), les professionnels de santé libéraux profitent aujourd’hui de la gratuité du stationnement, obtenue notamment grâce à l’action des syndicats infirmiers. Avant 2018, seuls les médecins bénéficiaient d’une carte de stationnement à Paris. « Il n’y avait donc aucune dérogation pour les autres professionnels de santé, qui ne pouvaient que se prévaloir d’une certaine tolérance de la part des services de police ou de gendarmerie, à la demande du ministère de l’Intérieur », explique l’Ordre national des infirmiers.

Depuis 2018, les praticiens qui justifient de plus de 100 visites à domicile par an bénéficient de la gratuité totale à condition d’être munis de leur carte « Pro soins à domicile »(1). « Nous sommes très fiers de cette bataille gagnée », explique Abdel Iazza, Idel dans le 17e arrondissement de Paris. Le droit de stationnement spécifique permet de se garer gratuitement sur le domaine public de voirie et sur l’intégralité des places de stationnement payantes.

Mais des problèmes persistent : « Le manque de places de stationnement et le fait que nos remplaçants ne bénéficient pas de cette gratuité. En effet, il faut exercer à Paris ou être immatriculé à Paris ou en petite couronne », nuance Abdel Iazza, qui plaide pour des véhicules floqués pour les Idels, à l’instar des taxis, et des places réservées.

La capitale a du mal à garder ses soignants en raison de la difficulté à y circuler mais aussi en raison d’un foncier difficile d’accès. « C’est certainement pour cela que la Mairie de Paris a accédé aux demandes des soignants, pour les inciter à rester », estime le soignant qui ne vit pas sur son périmètre d’exercice.

D’autres villes exercent cette tolérance issue des circulaires ministérielles (voir encadré page suivante) ou, comme à Pau ou Reims, prévoient des mesures exceptionnelles. Les professionnels de santé intervenant à domicile se signalent tous les deux ans auprès de la mairie pour ne pas être verbalisés lors d’un stationnement dans une zone payante ou non conforme, tant qu’elle ne gêne pas la circulation.

Circuler en deux-roues

La situation est problématique dans de nombreuses villes, et si le changement ne vient pas des politiques publiques d’aménagement du territoire, l’initiative individuelle peut simplifier la vie (et la ville ?).

À Paris, Sandrine Beaudier, Idel dans le 13e arrondissement, a opté pour le vélo électrique suite au vol de son véhicule professionnel. Dans son secteur, où le trajet maximum entre deux domiciles est de trois kilomètres, le vélo électrique lui permet d’éviter les bouchons et le manque de places de parking. Même sa maison de santé est inaccessible en voiture. « Paris devient très compliqué en voiture, et mon travail ne me permet pas de prendre les transports en commun, explique-t-elle. À vélo, j’utilise les pistes cyclables et je stationne en bas de chez mes patients. C’est un gain de temps et d’argent qui m’offre en plus la possibilité de voir davantage de patients pendant ma tournée. »

L’investissement a été de 1 200 € pour l’achat du vélo électrique, avec une prime de conversion de 400 € de la Ville de Paris. S’ajoutent environ 20 € de réparation tous les deux mois (freins, plaquettes, etc.). Des frais qui sont déductibles. « Mais cela n’a rien de comparable avec les frais engendrés par la voiture : assurance, parcmètre… » Quand il neige, Sandrine Beaudier fait sa tournée à pied. « J’ai restructuré ma tournée pour tout pouvoir faire à vélo ou à pied », expliquet-elle. Son initiative a fait des émules. Sur les quatre Idels de la maison de santé, trois font à présent leur tournée à vélo, et les médecins s’y sont également mis !

Abdel Iazza a quant à lui opté pour le scooter et prend sa voiture en cas d’intempérie. « Dans ce cas, je ne vais pas de domicile en domicile en voiture, mais je marche davantage », indique-t-il, précisant qu’en ville, les Idels ne perçoivent pas d’indemnités horokilométriques (IHK) comme cela peut se produire à la campagne, en montagne ou en plaine lorsque le patient se trouve à plus de quatre kilomètres (aller-retour) du lieu d’exercice du soignant. « À Paris, le temps de déplacement par jour est pourtant incompressible et on est coincé partout. Personnellement, je ne couvre pas tout l’arrondissement et refuse des soins s’il y a trop de temps de déplacement », poursuit l’infirmier.

Dans le Sud-Est, peu de municipalités ou collectivités semblent enclines à prendre des mesures en faveur des professionnels de santé (à Nice et Marseille, les Idels se heurtent à des fins de non-recevoir ou à des portes fermées). Pourtant, dans certains lieux, des Idels ont réussi à se faire entendre auprès de leur municipalité et de la police locale pour pouvoir stationner sans remplir toutes les règles du stationnement. La tolérance à la vue des caducées fonctionne bien. Mais ces accords fragiles cachent mal le manque de souplesse envers les soignants à domicile. « Notre société a fait le choix de laisser plus de place à la livraison de billets de banque qu’aux soignants », conclut ironiquement Abdel Iazza, qui continuera à faire ses tournées en scooter…

(1) D’autres conditions doivent être remplies : fournir la carte professionnelle ou le caducée prouvant l’inscription à l’Ordre des infirmiers, la feuille de soin attestant la qualité du demandeur et une copie du certificat d’immatriculation.

STATIONNEMENT : A-T-ON UN PASSE-DROIT ?

Non, les professionnels de santé ne bénéficient pas d’un régime de faveur inscrit dans la loi, mais bien d’un régime de tolérance. La circulaire du ministère de l’Intérieur du 17 mars 1986 indique que « les infirmières et infirmiers appelés à donner des soins à domicile, lorsqu’ils utilisent leur véhicule dans le cadre de l’exercice de leur activité professionnelle (…), [sont] admis au bénéfice de certaines tolérances dès lors que l’infraction éventuellement commise n’est pas de nature à gêner exagérément la circulation publique ni, a fortiori, à porter atteinte à la sécurité des autres usagers ». Par ailleurs, les municipalités peuvent prendre des mesures à l’échelle de leur ville pour favoriser le déplacement des professionnels de santé libéraux.