L'infirmière Libérale Magazine n° 361 du 01/09/2019

 

EXERCICE DE PROXIMITÉ

SUR LE TERRAIN

REPORTAGE

Cécile Bontron  

Éric Roussel a choisi de s’installer dans le nord de Mayotte, où la plupart des patients ne parlent que le shimaore. Pour s’implanter, l’Idel a dû s’adapter.

« Jeje ! » Éric Roussel pénètre dans le petit bâtiment aux murs nus. « Ndjema », lui répond la patiente allongée sur son lit, drapée d’une toile rouge. S’ensuit un « ping pong » verbal en shimaore, l’une des deux langues parlées sur l’île de Mayotte : « Comment vas-tu ? Bien. Et ta femme ? Bien. Et la famille ? Bien. Et le travail ? Bien. » L’Idel se fondrait presque dans cette petite ville de brousse du nord de l’île qui constitue le 97e département français, au milieu de l’océan Indien. « La ville de Dzoumogné a deux magasins et une station-service, c’est la capitale du Nord », sourit-il. Arrivé il y a dix ans comme infirmier remplaçant, Éric Roussel a vadrouillé dans une quinzaine de services au centre hospitalier de Mayotte et ses dispensaires avant de choisir son indépendance. « Cela m’a permis d’avoir tout de suite une vision du système de soins à Mayotte », assure-t-il.

Charmé par l’exercice libéral, Éric Roussel a décidé de s’installer dans ce bout du monde bercé par un lagon bleu turquoise. Assis face à sa patiente, l’ex-Nîmois, cheveux courts et petite barbe, short long et claquettes, plonge ses mains dans un carton situé au pied du lit. Il en ressort le carnet de suivi et des flacons d’insuline.

Sa patiente a déjà pris son traitement à 3 h du matin, ramadan oblige. Elle a appris à faire sa glycémie, à s’injecter l’insuline. Mais elle ne sait ni lire ni compter. L’infirmier lui prépare donc ses doses et les ajuste. Comme le ramadan s’est bien passé, celles-ci ont été réduites de moitié. « Nous n’avons aucune consigne médicale, nous devons faire sans, même si nous ne sommes pas formés pour ça », explique ric Roussel. Sa patiente s’en remet pourtant entièrement à lui. L’Idel, représentant de l’union régionale des professionnels de santé (URPS)-infirmier océan Indien sur l’île, déplore un manque d’avis médicaux et un problème de prescription. « On peut avoir des ordonnances prescrivant quinze jours d’anticoagulant alors qu’il en faudrait pour trois mois ! », explique-t-il. Avec 27 médecins généralistes libéraux pour 270 000 habitants selon les statistiques officielles, probablement le double en comptant la présence des immigrés comoriens, Mayotte est le plus grand désert médical de France.

Un petit mot pour la semaine prochaine, un grand merci, toujours en shimaore, et l’Idel repart très vite. La langue s’est imposée à lui lors d’un remplacement en prison. « Mon traducteur était un gardien, ça posait des questions de déontologie », dit-il. L’activité libérale a drastiquement accéléré son apprentissage : immergé, Éric Roussel a rapidement maîtrisé les questions de convenance et les échanges sur les pathologies récurrentes. « Il y a toujours quelqu’un qui parle français dans la maison ou chez les voisins, explique-t-il. Mais parler shimaore permet de gagner du temps et d’être autonome. » Aujourd’hui, 125 Idels exercent à Mayotte, auxquels il faut ajouter 25 remplaçants. Sur les 70 tournées quotidiennes, seulement deux se font avec traducteur. Les Idels apprennent très vite. « Je prends quand même un traducteur une fois par semestre, souligne Éric Roussel. Pour aller plus loin dans les conversations. » Et dans une évidence, il ajoute : « Ma relation avec les patients est magique ici. »

Et pas qu’avec eux ! Dès que l’Idel met un pied dans la rue, son prénom fuse de partout. Les enfants l’interpellent, les adultes le saluent. Il faut dire que l’infirmier conjugue patience et ténacité : il reviendra trois fois chez l’un de ses patients dans la même matinée. Allongé en travers d’un lit double, Naël n’est toujours pas réveillé quand Éric Roussel arrive à son chevet. Deux de ses sœurs s’affairent derrière un rideau de toile qui coupe la pièce en deux, mais l’adolescent a de la peine à émerger. Il prend quand même sa glycémie à la demande de l’Idel. Le verdict n’est pas bon. Mais Naël n’a plus de médicament. Éric Roussel lui propose de lui en rapporter dans la matinée. En sortant, il s’énerve : « Il est à ramasser à la petite cuillère. Il est à plus de six grammes ! » Pourtant, Naël a été éduqué quand il était petit, comme beaucoup d’enfants à Mayotte, où le diabète est très présent. Éric Roussel estime qu’il concerne 80 % de sa patientèle. Selon l’Idel, l’adolescent devrait suivre un programme d’éducation thérapeutique du patient au centre hospitalier de Mayotte. Mais ses collègues hospitaliers, surchargés eux aussi, n’ont pas le temps. « Nous sommes trop occupés par le curatif », déplore-t-il. Pourtant, le soignant repassera une deuxième fois, pour apporter l’insuline, et une troisième fois avec un pansement digestif pour remédier à des maux de ventre.

Au bout de la rue, il s’engouffre dans une maison de plain-pied très large. Il suit un long couloir avant d’entrer directement dans une chambre où un octogénaire l’attend sur son lit médicalisé. La famille a déjà réalisé les soins de sonde urinaire et d’hygiène de leur « bakoko », leur grand-père, très tôt ce matin. Éric Roussel vient pour faire le point sur les éventuelles évolutions du cancer métastasé et sur les petits soucis qui rendent les journées plus difficiles. Aujourd’hui, ce sont les pieds qui sont douloureux. L’Idel s’assoit au bas du lit et lui masse doucement les membres qui ne servent plus depuis trop longtemps. Le vieil homme sourit : « C’est bien mieux un infirmier qu’un docteur : il vient tout le temps ! » Oilardi, sa fille, est de repos aujourd’hui, elle en profite pour venir voir l’infirmier. Il y a quelques mois, son père n’avait pas d’Idel. « C’était très difficile de faire les allers-retours à l’hôpital, témoigne la dynamique quadragénaire dans un parfait français. On doit appeler toute la matinée le Samu pour avoir une ambulance. Nous demandions à l’hôpital d’avoir un infirmier mais ce n’était pas possible tant qu’il n’avait pas de sonde. »

Apprécié, bien intégré, Éric Roussel loue la tranquillité de sa vie sur ces terres de solidarité, mais il n’élude pas la question, récurrente, de l’insécurité. En 2011, des manifestations contre la « vie chère » ont dégénéré. Des coupeurs de route menaçaient. Les Idels se sont alors équipés : certains ont pris un chauffeur, d’autres du gaz lacrymogène, des tasers, des coupe-coupe. Éric Roussel s’était muni d’une arme de paintball… qui depuis deux ans lui servait à jouer avec les enfants du village de Dzoumogné. « Je viens d’arrêter, car les enfants décampaient dès qu’ils me voyaient et ça devenait dangereux », raconte-t-il en riant.

Aujourd’hui, même si la situation s’est apaisée, le risque demeure. Le soignant reste sur ses gardes, spécialement lorsqu’il se déplace la nuit, dans le centre de l’île.

Après d’autres cas de diabète, de la gériatrie avancée, un suivi de traitement psychiatrique et une inflammation de la colonne vertébrale, la tournée se termine dans les ruelles étroites du bidonville qui a poussé comme un champignon sur les hauteurs de Dzoumogné. Après avoir grimpé sur le chemin en s’accrochant à un grillage ou une racine, Éric Roussel se fait apostropher : « Vous êtes docteur ? » Docteurs ou infirmiers… pour certains habitants de Mayotte, aucune différence : les soignants sont des sages. Entre deux rangées de tôles créant une rue, une maman pousse sa petite fille devant lui. Une sonde de gastrostomie sort de son petit ventre dénudé. L’infirmier demande le carnet de santé, un passeport à Mayotte. « J’hallucine… », dit-il en le refermant. Les parents, comoriens, ont obtenu un titre de séjour et ont droit à l’Assurance maladie. Mais cela fait plus de cinq mois que l’enfant n’a pas vu de professionnel de santé. Éric Roussel soupire : « La famille doit sortir dix euros pour payer un taxi clandestin et aller à Mamoudzou (le chef-lieu du département). » Sur la terre rouge du chemin pentu, trois garçons continuent une partie de billes. Une kyrielle d’autres est venue voir le « docteur blanc » qui parle en shimaore à leur voisine. D’abord, il la félicite de l’accompagnement qu’elle a pu apporter, seule, à sa fille. « Tu t’es très bien débrouillée », la rassuret-il. Quand sa fille est née, elle n’avait pas encore de titre de séjour. Les médecins lui ont montré comment réaliser les soins de base pour assurer une autonomie minimum et sécuriser au mieux la santé de sa fille. Mais aujourd’hui, elle a droit à un bon de transport. Encore faut-il aller chez un médecin… « Je vais lui prendre rendez-vous pour qu’elle ait un médecin traitant, affirme Éric Roussel. Le déplacement lui coûte trois euros, elle les sortira uniquement pour le rendez-vous. » L’Idel termine sa tournée en dévalant le chemin, accroché aux racines et aux grilles qui offrent des prises. Une journée normale. Ou presque