L'infirmière Libérale Magazine n° 363 du 01/11/2019

 

ADDICTION AUX OPIOÏDES

DOSSIER

Sandrine Lana  

L’Amérique du Nord connaît une situation alarmante, voire catastrophique, concernant la dépendance d’une partie de sa population aux opioïdes médicamenteux : 200 000 morts depuis l’an 2000… En France, le constat est loin d’être aussi dramatique grâce à une surveillance accrue, mais l’augmentation des mésusages est bien réelle. Un état des lieux pour mieux réagir.

Les opioïdes faibles (tramadol, codéine et poudre d’opium) et forts (morphine, oxycodone et fentanyl) sont indéniablement des armes efficaces contre certaines douleurs chroniques et cancéreuses. Mais leur consommation n’est pas entièrement sous contrôle. « Quand on accepte d’être traité, on accepte un risque », confie le Dr Joëlle Micallef, addictologue à l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (AP-HM) et directrice des centres régionaux Paca-Corse de pharmaco- et d’addictovigilance. Dépendance, impression de manque, overdose… Les conséquences néfastes de ces antalgiques sont réelles. En France, ces médicaments font l’objet d’une double surveillance : de leurs effets d’une part (la pharmacovigilance) et des problèmes d’abus et d’addiction (l’addictovigilance). « Ces deux systèmes qui se complètent ont permis de voir les choses arriver sur le territoire, explique Joëlle Micallef. Dès que le Plan douleur [entre 1998 et 2000] a été mis en place, il y a eu un suivi renforcé des substances prescrites contre la douleur et on a pu voir émerger des points de vigilance. La dépendance aux opioïdes continue à évoluer mais sans le catastrophisme qu’on a connu aux États-Unis. »

Paradoxalement, une politique publique volontariste d’amélioration de la prise en charge de la douleur est allée de pair avec l’augmentation de la surconsommation de ces substances opioïdes ces dernières années. Selon la Banque nationale de pharmacovigilance (BNPV), le nombre de notifications d’intoxication aux antalgiques opioïdes a quasiment doublé entre 2005 et 2016. Les trois substances les plus impliquées dans ces intoxications sont le tramadol, la morphine et l’oxycodone.

L’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) note que la consommation globale d’opioïdes faibles est restée stable. Cependant, le nombre d’hospitalisations liées à la consommation d’antalgiques opioïdes (faibles et forts rassemblés) a augmenté de 167 % entre 2000 et 2017, avec « au moins quatre décès par semaine. (…) Ces médicaments, s’ils sont la plupart du temps bien utilisés, font, de par leur potentiel élevé d’abus et de dépendance, l’objet de mésusages associés à des dommages sanitaires importants », note l’agence.

L’ambulatoire en cause

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et la communauté médicale, la suppression sur le marché du Di-Antalvic, analgésique faible non opioïde, a également changé la donne. « Il n’y a pas plus de gens traités qu’avec le Di-Antalvic. Cependant, depuis son arrêt en 2011, les gens sont pris en charge avec des molécules différentes. En changeant de molécule au sein d’une même famille de substances, on a augmenté les risques. Ce qui est aujourd’hui prescrit, comme le tramadol, a plus d’effets indésirables. En parallèle, on utilise davantage les opioïdes forts dans des douleurs non liées au cancer et c’est là qu’il y a le plus de mésusages. Une fois la prescription faite, la machine est difficile à arrêter », regrette le Pr Nicolas Authier, chef de service du centre d’évaluation des traitements de la douleur (CETD) du CHU de Clermont-Ferrand.

Le virage ambulatoire a également aggravé les choses. « Il a permis de très bonnes choses, notamment pour le confort des patients, mais il a eu ses mauvais côtés au niveau du suivi ou des ordonnances de sortie », remarque le Dr Jean-Michel Delile, psychiatre et président de la Fédération Addiction, qui pointe également la réduction du nombre d’anesthésistes-réanimateurs à l’hôpital et du suivi post-opératoire. Notons que la consommation de tramadol, depuis 2006, a essentiellement augmenté en ville, par extension, lors de la prise de traitement à domicile. Aujourd’hui, elle pourrait se stabiliser, les années à venir le confirmeront ou pas.

Le profil des personnes dépendantes est protéiforme : les femmes sont les plus grandes consommatrices d’opioïdes faibles et forts (respectivement 57,7 % et 60,5 % en 2015). Mais la population à risque a changé pour certaines substances, note l’ANSM : « L’usage problématique de la morphine et de l’oxycodone se démarque des autres opioïdes car, en plus des patients initialement traités pour une douleur, une population plus masculine, plus jeune, d’usagers de drogues se dégage des notifications rapportées au réseau d’addictovigilance français. »

En France, une surveillance continue

Selon le Dr Joëlle Micallef, addictologue à l’AP-HM, « agir, c’est commencer par informer ». C’est le rôle du réseau national d’addictovigilance qui effectue une « surveillance en continu ». Piloté par l’ANSM, ce réseau, qui compte 13 centres régionaux, est une sorte de vigie des addictions en France. Médecins, Idels, patients, usagers… peuvent faire remonter par téléphone, mails ou via le Portail de signalement des événements sanitaires graves, des mésusages liés aux médicaments et aux drogues. « L’essentiel est que les patients nous contactent. L’écoute est importante, surtout face au “tsunami médiatique” actuel sur ce sujet, qui peut effrayer », explique-t-elle. « De la même façon qu’il ne faut pas une réponse “copier-coller” à tous les patients, il faut se mettre à la place de ces gens sous antalgiques, qui souffrent et ont peur que leur situation soit mal interprétée. Il faut nuancer et arriver à bien décrire ce qu’ils vivent. C’est difficile de communiquer rapidement sur ces sujets. Il faut prendre le temps de l’écoute pour ne pas susciter l’inquiétude et arriver à informer avec nuance et équilibre », complète-t-elle, insistant sur le fait qu’on « n’arrête ou ne substitue pas un traitement sans avis médical lorsqu’on s’aperçoit d’une dépendance ».

Le ministère de la Santé et les professionnels ont pris conscience de la question des mésusages des opioïdes antalgiques, et des mesures concrètes sont attendues dans les prochains mois. D’ores et déjà, les médecins ont la possibilité de fractionner leur délivrance, et la durée maximale de prescription peut être limitée. Différentes sociétés savantes publient périodiquement leurs recommandations en la matière et les diffusent auprès des prescripteurs. Celles-ci sont également facilement accessibles en ligne.

Plusieurs études ont démontré qu’il est préférable de limiter l’usage des opioïdes en cas de douleurs chroniques non cancéreuses. Les opioïdes forts ayant notamment montré une efficacité modérée dans le soulagement de douleurs arthrosiques des membres inférieurs ou de lombalgies chroniques réfractaires. Les opioïdes ne sont pas non plus recommandés en cas de céphalées primaires ou de migraine. Des précautions, comme une prise en charge « psychologique, sociale, professionnelle », voire « rééducative » peuvent être recommandées en cas de traitements aux opioïdes. Ce qui renforce l’importance d’un dialogue apaisé afin de repérer les besoins de l’usager. L’ANSM préconise aussi l’arrêt du traitement après trois mois si aucun effet n’est constaté par le patient.

Être accompagné et se former

La formation des soignants à la douleur est une autre piste vivement encouragée par l’Académie nationale de médecine : « En plus de l’indispensable formation initiale de tous les médecins et soignants à la spécificité de la douleur chronique, faciliter l’accès à des formations complémentaires sur les nouvelles approches non médicamenteuses, technologiques et psychosociales. »

Par curiosité ou par nécessité, il est possible de se former aux côtés d’autres professionnels. « Les Idels ont le pouvoir d’informer, de repérer et de désengorger les hôpitaux », confirme Antoine Mione, cadre de santé infirmier libéral à Alfortville, témoignant de la prise en charge d’une personne âgée devenue dépendante aux opioïdes (lire l’encadré ci-dessous). La Fédération Addiction, qui regroupe la plupart des centres de soins en accompagnement en addictologie (centres de soin, d’accompagnement et de prévention en addictologie - CSAPA - et centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues - CAARUD), propose des modules autour de l’addictologie au sens large (pas uniquement aux opioïdes) aux professionnels débutants ou avertis. Interlocutrice privilégiée de l’État, la fédération fait partie d’un groupe de travail réuni par la Haute Autorité de santé (HAS) qui publiera d’ici à un an des recommandations de bonnes pratiques sur l’usage des antalgiques opioïdes. Par la suite, la Fédération Addiction publiera des fiches pratiques à destination des unions professionnelles de santé.

Les Idels peuvent s’adresser aux différents réseaux de lutte contre les addictions du territoire, qui disposent de ressources à partager. Dans le Vaucluse, le Resad 84, lieu de coordination locale des professionnels de santé libéraux et salariés, anime des réunions mensuelles où sont abordées des problématiques de terrain. En parallèle, le réseau fait de la formation continue et propose des sensibilisations gratuites ou payantes à destination des professionnels confrontés à tout type d’addiction. « Les Idels membres du réseau participent aux réunions mensuelles en étant indemnisées sur leur temps de présence. Animés par des addictologues, ces temps sont sources d’échanges et de solutions », explique Sandra Laberthe, coordinatrice du réseau addiction Vaucluse.

Des ressources à diffuser

Depuis quelques années, des travaux scientifiques tournés vers la pharmacologie et l’addictologie permettent de garder un œil sur la situation et les tendances en matière de mésusage et de dépendance à certaines substances médicamenteuses ou non. Les publications de sensibilisation et de formation ne manquent pas, en ligne ou sur demande. L’Observatoire français des médicaments antalgiques (Ofma), créé récemment, publie par exemple sur son site Web de nombreuses études et enquêtes relatives aux antidouleur. Il est aussi possible d’y commander des brochures de sensibilisation.

Autre ressource utile : le réseau national des centres d’addictovigilance publie quatre fois par an un bulletin en ligne. Ce travail a d’ailleurs récemment permis d’alerter l’ANSM sur les risques liés aux abus de prégabaline (associée aux antalgiques opioïdes) et des falsifications d’ordonnances. « Ces informations remontent ensuite au décideur [l’ANSM], qui reste le décideur », explique Joëlle Micallef, regrettant que les alertes ne mènent pas toujours à des actions. Les spécialistes de la question reconnaissent aussi la difficulté de former des professionnels de terrain sur une question dynamique et évolutive. « On voudrait mieux connaître les attentes des professionnels en matière de formation », explique encore Joëlle Micallef.

Pour les années à venir, les spécialistes sont plutôt confiants. « Il est encore possible de diminuer les difficultés liées aux opioïdes antalgiques. On est clairement en train de juguler la dépendance et on est capable de la faire diminuer dans les cinq prochaines années. Les acteurs en comprennent l’intérêt et ont tous l’espoir de réduire ces cas d’addiction », rassure le Pr Authier.

Sandra Dupuis, Idel à Libercourt (Nord)

« J’utilise Twitter pour poser des questions »

« En début de carrière, j’ai travaillé auprès de patients dépendants aux opiacés, à l’héroïne, au Subutex. Ça m’a apporté une expérience sur la dépendance, parce que, en tant qu’Idel, c’est parfois compliqué de s’informer, de se former. J’ai aussi vécu l’avant et l’après-Di-Antalvic, qui fonctionnait très bien. Au début, on n’avait aucun substitut et on se contentait de proposer du paracétamol. Avec l’arrivée des antalgiques opioïdes, le tramadol notamment, nos patients ont commencé à faire des malaises. Personnellement, j’utilise beaucoup Twitter et des hashtags comme #Doctoctoc pour interpeller d’autres professionnels de santé en cas de question d’ordre médical. J’adore aussi faire de la veille, notamment auprès de l’ANSM, dont je reçois les alertes quand il y a de nouvelles publications. Je lis aussi les magazines spécialisés d’autres professions. L’Ordre ou les URPS devraient davantage se mobiliser pour informer les Idels. »

UN GUIDE DES BONS USAGES DES OPIOÏDES

Le Réseau de prévention des addictions (Respadd) propose un guide* à destination des professionnels de santé. Il présente notamment un rappel des conditions d’addiction et des outils facilement applicables en rendez-vous pour mesurer le degré de sévérité de la dépendance ou un mésusage des opioïdes. Très documenté, le livret donne les statistiques liées aux hospitalisations et décès par intoxication aux opio&iumlw;des ainsi que le profil des personnes dépendantes. Tramadol, fentanyl, oxycodone, poudre d’opium, codéine et sulfate de morphine sont examinés de près ainsi que leurs détournements observés. Les posologies, caractéristiques pharmacocinétiques et contre-indications font l’objet d’un long rappel détaillé. Différentes méthodologies d’administration de la naloxone sont illustrées. Par ailleurs, le guide des bons usages rassemble des références bibliographiques et les coordonnées des services et instituts spécialisés pour aller plus loin dans la collecte d’informations.

* Respadd, Ofma, « Médicaments opioïdes, ce qu’il faut savoir, ce qu’il faut faire », 2018. Téléchargeable via le lien bit.ly/Respadd_Livret

Antoine Mione, cadre de santé Idel, ex-formateur, Alfortville (Val-de-Marne)

« Jamais soulagée, « ma » patiente enchaînait les consultations »

« J’ai dans ma patientèle une personne de 77 ans dépendante aux opioïdes antalgiques. J’ai vu sa situation se dégrader en une année seulement. Cette patiente, très consommatrice de consultations médicales, souffre d’une polypathologie extrêmement douloureuse. Au début, les médecins généralistes qu’elle voyait lui prescrivaient des médicaments de palier 1. Jamais soulagée, elle a enchaîné les consultations, passant au palier 2, puis au 3. Sans médecin traitant, son suivi était inefficace. Après des passages aux urgences, des hospitalisations pour cause de surdosage, le médecin hospitalier a demandé à mon cabinet de la prendre en charge. Nous nous sommes alors rendu compte que certains médecins avaient refusé de la suivre alors que cette dépendance était induite par ce même corps médical. Elle était en rupture totale. En 8 ou 12 mois, elle est devenue impotente fonctionnelle, ne pouvait plus marcher seule. Jouer avec les médicaments l’a rendue grabataire. En plus de la prise en charge habituelle, nous avons éliminé les personnes parasites qui avaient commencé à l’entourer, les bonnes personnes ayant quant à elles disparu. Nous nous occupons de récupérer ses doses à la pharmacie et elle a retrouvé un médecin traitant avec lequel nous nous coordonnons aujourd’hui. Dans ce genre de suivi, on ne peut pas avoir une discussion en opposition, sans empathie avec le patient. »

3 questions à…
Pr Nicolas Authier, chef de service du centre d’évaluation des traitements de la douleur (CETD) du CHU de Clermont-Ferrand

« L’Idel est souvent celle qui connaît le mieux le patient »

1 L’indépendance des soignants est-elle totale vis-à-vis des sociétés pharmaceutiques en France ? Tout professionnel de santé doit garder son indépendance : soit par une absence totale de contact en ne participant pas aux formations organisées par ces sociétés, soit en conservant son esprit critique vis-à-vis de leurs publications. Il est en revanche regrettable que les sociétés pharmaceutiques ne se soient pas elles-mêmes emparées de la question du bon usage de ces médicaments opioïdes. Elles doivent aussi s’y impliquer en parallèle de la promotion de leurs produits.

2 Comment les Idels peuvent-elles réagir si elles sont témoins du mésusage d’un antalgique opioïde ou d’une autre substance prescrite ? Elles peuvent avoir un rôle dans le repérage au domicile des effets indésirables, des effets de manque, d’impressions de surconsommation. Elles peuvent aussi, de façon proactive, chercher l’information auprès du patient, en demandant par exemple : “Prenez-vous vos médicaments pour soulager une douleur ou pour le stress ? Le médicament est-il toujours efficace ?” Cela permet au patient de prendre conscience qu’il n’est plus dans un usage conventionnel et qu’il peut reprendre le dessus en allant revoir son prescripteur et le pharmacien qui lui délivre son traitement.

3 Quel est le rôle de l’Idel dans la coordination des soins en la matière ? L’Idel est souvent celle qui connaît le mieux le patient, son intimité. Elle peut être l’interlocutrice de première ligne. Dans le cadre de la coordination des soins, cela permet une prise en charge adaptée par rapport à ce qu’elle a repéré, surtout si elle est impliquée dans la prise des médicaments ou la préparation du pilulier.