L’usage du bon mot a toute son importance, car il permet de préserver la dignité de chacun. La problématique est réelle dans le secteur de la personne âgée. Le point avec Éric Fregona, directeur adjoint de l’Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA).
Éric Fregona : Au sein de l’ADPA, nous travaillons sur le sujet de l’âgisme depuis de nombreuses années. Quatre experts du secteur (lire l’encadré) ont décidé de croiser leurs réflexions afin de faire émerger une liste de mots, non figée dans le temps, pouvant conduire à une réflexion concertée, fine et consolidée. Car mal nommer les choses, c’est ajouter du malheur au monde. Et dans notre société, c’est encore fréquent, notamment pour les personnes âgées.
É. F : Nous sommes dans une société qui discrimine les personnes selon leur âge. Nous le constatons dès 50 ans, dans le milieu du travail. Mais c’est encore plus prégnant lorsqu’on atteint un âge avancé et en situation de vulnérabilité. Cette discrimination est reconnue par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), ainsi que par les institutions européennes. Ce n’est pas une nouveauté qui sort du chapeau. La France est en retard sur le sujet, nous le constatons dans les moyens consacrés à l’accompagnement des personnes âgées : 1,5 point de notre produit intérieur brut (PIB) y est dédié, alors que les pays du nord de l’Union européenne y consacrent 3 à 4 % de leur PIB. Sans surprise, il y a une corrélation directe entre le regard que la société porte sur les personnes âgées et l’effort consenti en termes d’investissements par les pouvoirs publics. Nous avons encore cette sensation que les seniors sont considérés comme une charge pour la société. D’ailleurs, on parle de “prise en charge” et non “d’accompagnement des personnes âgées”. Il faut changer ce regard.
É. F : Comme l’a indiqué Myriam El Komhri dans son rapport sur le Grand âge, il ne faut plus concevoir la politique des personnes âgées comme un coût lié à une charge, mais comme un investissement pour le pays. Nous rejoignons cette analyse.
Aujourd’hui, il n’y a pas suffisamment de moyens financiers dédiés qui permettent la mise en place d’une politique digne. Nous pensons aussi que pour sensibiliser le grand public, il faut commencer par modifier les mots utilisés, notamment par l’ensemble des professionnels au contact des personnes âgées, mais aussi par chacun d’entre nous, afin d’être dans une approche plus empathique et respectueuse.
É. F : Le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge s’est intéressé à cette question. Il y a eu une grande concertation, des échanges et un consensus que nous avons affiné en communiquant sur un lexique de mots à modifier. C’est le cas, par exemple, de l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Ce terme est affreux, notamment la lettre D qui renvoie à la dépendance. C’est un mot que nous ne voulons plus jamais entendre. Nous sommes tous dépendants les uns des autres, à un certain moment de notre vie. Donc résumer une personne âgée fragile, vulnérable, au mot “dépendant” est très réducteur et connoté négativement. Après avoir été aidées pour se laver ou pour manger, les personnes âgées aspirent à autre chose. Elles sont dans la quête du bonheur, du plaisir, du goût, de l’échange. Donc même si elles agissent plus lentement en raison de leur âge, il faut continuer à les considérer et ne pas les “réduire” à des personnes dépendantes. L’expression “maison de retraite” serait davantage adaptée. Cela pose la question plus globale de la possibilité de vivre “chez soi” toute sa vie - même si le chez soi est collectif -, une option que nous défendons. Nous estimons que les établissements devraient évoluer, être transformés, pour ne plus être dans une logique de “blouses blanches” et de “charriots”, mais dans une démarche d’accompagnement individualisé. Il faudrait sortir les établissements médicalisés du champ des contraintes médico-sociales et enlever le poids de l’institution. Le personnel devrait pouvoir délivrer des services à la personne afin d’être dans l’individualisation de l’accompagnement, sur le modèle des résidences de services pour seniors par exemple, qui se sont d’ailleurs développées en réponse à un besoin exprimé par la population. La réflexion doit être approfondie et nous espérons que le sujet sera abordé au moment de la discussion du projet de loi Grand âge et autonomie. Cela rejoint la question de la considération que nous accordons aux personnes âgées, qui sont davantage en recherche de liberté plutôt que de sécurité. La politique publique a été élaborée de cette manière. Nous voulons sécuriser les personnes âgées, car nous tenons à elles, mais en les sécurisant, nous les enfermons.
É. F : Tout à fait, les personnes Alzheimer ! Ce n’est plus possible, nous ne pouvons plus accepter d’appeler les personnes par le nom de leur maladie. On ne dit pas une personne Sida ou une personne cancer !
Le champ du handicap est en avance par rapport à l’usage des mots. Ils se sont interrogés sur ces questions depuis longtemps, ce qui a permis de changer le regard. C’est d’ailleurs pour cette raison que, depuis de nombreuses années, nous parlons d’une personne en situation de handicap et non plus d’une personne handicapée.
En psychiatrie aussi, les termes ont été affinés. On parle désormais de troubles autistiques, de troubles bipolaires. Il s’agit de personnes à part entière qui présentent des troubles. Se réapproprier les mots permet de redonner vie à ces personnes. Ce n’est pas rien de changer les mots.
É. F : Notre objectif est double. Nous voulons sensibiliser le grand public et la profession. Mais il faut ensuite que cela se traduise de manière législative et réglementaire. Par exemple, lorsque le projet de loi Grand âge et autonomie sera soumis au débat parlementaire, nous souhaitons que le sujet du vocabulaire employé soit discuté. Déjà, dans la loi elle-même, les bons termes devront être utilisés, mais pourquoi ne pas envisager un nettoyage des textes de manière rétroactive et acter, dans la loi, cet emploi des bons termes ?
Quatre professionnels de la santé et du secteur médico-social ont réfléchi collectivement « aux mots qui font mal » : Pascal Champvert, président de l’AD-PA, rapporteur de la commission vocabulaire du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA) ; Philippe Denormandie, chirurgien neuro-orthopédiste, membre du conseil scientifique du rapport Libault sur la concertation Grand âge et autonomie et de la mission El Khomri sur la même thématique ; Claude Jeandel, professeur de médecine en gériatrie, membre du conseil scientifique du rapport Libault et du directoire de la Fondation partage et vie ; Alain Koskas, président de la Fédération internationale des associations de personnes âgées (Fiapa) et président de la commission vocabulaire du HCFEA. Parce que les mots comptent, qu’ils positionnent politiquement et sociologiquement, ils proposent des solutions alternatives et encouragent à l’utilisation d’un vocabulaire digne et bienveillant.