L'infirmière Libérale Magazine n° 370 du 01/06/2020

 

AFFECTIONS CHRONIQUES

SUR LE TERRAIN

ENQUÊTE

Laure Martin  

Depuis 2018, le paysage sanitaire français a ouvert ses portes à une nouvelle profession : l’infirmière en pratique avancée (IPA). Elle peut exercer dans les services hospitaliers, mais aussi en ambulatoire. Mais quel rôle joue-t-elle dans la prise en charge des patients et quelles sont ses compétences vis-à-vis des autres professionnels de santé ?

Ancienne infirmière libérale (Idel), Cécile Barrière, aujourd’hui IPA et vice-présidente de l’Association nationale française des infirmiers en pratique avancée (Anfipa), suit actuellement une soixantaine de patients de la Maison de santé pluriprofessionnelle (MSP) de Fontvieille, dans les Bouches-du-Rhône. Quatre médecins de la structure ont signé le protocole d’organisation (lire l’encadré en p XX), mais elle ne travaille qu’avec deux d’entre eux, notamment « pour avoir le temps de les prendre en charge correctement ». Sur le terrain, l’IPA intervient principalement pour le suivi des maladies chroniques sta bilisées et des polypathologies courantes en soins primaires : diabète, insuffisance cardiaque, bronchopneumopathie chronique obstructive (BPCO) ou encore certaines affections neuro logiques. C’est le médecin qui oriente les patients vers l’IPA, car « nous les connaissons bien, nous savons lesquels ont besoin d’un suivi approfondi sur leur maladie, leur hygiène de vie ou en diététique, rapporte le Dr Bernard Giral, généraliste depuis 47 ans et praticien au sein de la MSP de Fontvieille. Nous savons aussi quel profil sera le plus à même d’adhérer à un suivi par l’IPA. »

Un suivi qui a du lien

Après que le médecin a informé le patient du protocole d’organisation, une première consultation est organisée avec l’IPA. « Je lui explique le suivi que je mets en place, avant d’effectuer une consultation approfondie pour bien le connaître, indique Cécile Barrière. C’est important, cela me fait gagner du temps pour la suite et, surtout, cet échange permet d’établir un lien de confiance entre nous. » L’IPA peut recevoir le patient en consultation jusqu’à quatre fois par an, pendant 30 à 45 minutes environ, même si certains doivent être vus plus souvent. « C’est une bonne moyenne pour garder le lien », soutientelle. Lors de ce suivi, elle aide le patient à bien connaître la maladie et ses complications, à s’assurer qu’il est observant dans son parcours de soins, qu’il se rend à tous les examens nécessaires. « Je peux être amenée à effectuer des examens de dépistage, tels qu’une spirométrie, ou demander des prises de sang, explique Cécile Barrière. Selon les résultats, j’adapte le traitement si besoin, mais en aucun cas je peux en mettre un nouveau en place. »

Pour le moment, Cécile Barrière dispose d’un statut particulier : elle intervient en ambulatoire dans le cadre d’un poste financé pendant trois ans par l’Agence régionale de santé (ARS). En tant que “salariée”, elle ne dispose pas d’un numéro de prescripteur et prescrit donc au nom du médecin. « Je ne suis pas totalement autonome sur cette compétence, ce qui représente un frein à mon activité », estime-telle. De même, elle accède au dossier des patients (avec leur accord) sur le logiciel professionnel via la session du médecin, une autre limite organisationnelle.

Missions de confiance

À 950 km de là, à Saint-Pol-sur-Ternoise (Pas-de-Calais), Audrey Bredelle, Idel depuis onze ans, est actuellement en stage en tant qu’IPA à la MSP Léonard de Vinci. « J’ai exercé en libéral dans un village situé dans un désert médical, explique-t-elle. Lorsque j’ai découvert le métier d’IPA, cela correspondait à mon objectif : faire avancer la prise en charge de mes patients tout en libérant du temps médical pour que le médecin puisse se concentrer sur d’autres. » Entrée en formation en septembre 2019 (lire l’encadré en p. XX), elle a débuté son stage en mars 2020 et il lui confère déjà une autonomie d’exercice. « Je prends en charge les patients chroniques stabilisés, sur l’orientation du Dr Laurent Turi, médecin généraliste au sein de la MPS, indique Audrey Bredelle. Je travaille sur leurs dossiers médicaux, auxquels j’ai accès avec ma propre session, et je prépare les renouvellements de traitement si besoin est. Néanmoins, si pendant un rendez-vous le patient me fait part d’un autre problème, je le renvoie vers le médecin. »

Dans le Pas-de-Calais, la présence d’une IPA a toujours fait partie des objectifs de développement de la structure. « Il est difficile pour un médecin de gérer tout seul sa file active de patients chroniques, rapporte le Dr Turi, qui précise que la MSP en compte entre 850 et 1 000. Dans un objectif d’optimisation des performances, des résultats, du suivi, mais aussi d’éducation et de prévention, l’IPA est d’un précieux concours. » Il rappelle d’ailleurs que l’IPA n’a aucun lien de subordination avec le médecin. Il ne s’agit pas non plus de délégation de tâches, mais bien d’un travail dans le cadre de compétences partagées. L’IPA a ses propres missions. C’est pourquoi le lien de confiance est fondamental. Mais il n’est pas gagné d’avance. « Des médecins sont encore difficiles à convaincre, tout comme certaines Idels, constate Cécile Barrière. Il s’agit d’un nouveau métier, la fonction d’IPA est peu connue et l’inconnu fait peur. Certains redoutent que j’intervienne sur le même champ de compétences qu’eux. » Et de poursuivre : « Les médecins doivent apprendre à faire confiance et aussi à aimer travailler en collaboration. » « Il nous arrive d’examiner le patient ensemble, indique le Dr Giral. Cécile apporte sa vision critique et moi mon expérience. Être confronté à l’avis d’une tierce personne remet en question ma façon d’exercer. Je suis plus attentif. La présence de l’IPA est essentielle pour la prise en charge des patients car, contrairement à moi, elle peut leur consacrer du temps. Cela permet une optimisation et une amélioration de l’accompagnement que nous constatons chez nos patients. Ces derniers adhèrent d’ailleurs totalement à ce suivi par l’infirmière. »

Un rôle transversal à valeur ajoutée

Outre les médecins, les IPA sont amenées à travailler avec d’autres professionnels de santé. « J’ai œuvré pour l’intégration de l’IPA au sein de la MSP afin qu’elle se fasse connaître des médecins, souligne Sandrine Gambey, coordinatrice de la MSP de Fontvieille depuis septembre 2019. Nous travaillons ensemble lors des réunions pluriprofessionnelles, elle m’aide pour l’élaboration des protocoles, par exemple pour les antivitamines K ou la prise en charge du diabète. Elle est experte, il est donc important qu’elle puisse nous accompagner. Elle est une valeur ajoutée au sein de la MSP. »

Cécile Barrière travaille également avec les Idels sur des protocoles à l’échelle de la Communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS) fondée par le Dr Giral. Elle est notamment intervenue sur l’écriture d’un programme concernant le dépistage du mélanome, pour ensuite le déployer à l’ensemble des professionnels de la CPTS, et devrait prochainement participer à celui sur l’éducation thérapeutique de la douleur. « Cécile a un rôle transversal au sein de la CPTS, soutient Corinne Lehmann, la coordinatrice. Par exemple, pour l’élaboration du parcours des patients insuffisants cardiaques, une mission socle de la CPTS, elle m’a apportée son expertise. » Et Cécile Barrière d’ajouter : « J’ai repéré toutes les compétences des Idels et leur plus-value pour qu’elles soient mobilisées le mieux possible dans ce domaine et jeté des ponts entre les cabinets. »

Audrey Bredelle travaille de son côté avec la diététicienne de la MSP, notamment pour élaborer des fiches conseils pour les patients diabétiques. Il en est de même avec le podologue. « Avec les Idels de la MSP, nous avons de très bons rapports, rapporte-t-elle. J’ai exercé en libéral pendant onze ans, je sais ce dont elles ont besoin et elles m’appellent si nécessaire. Il m’arrive aussi de les contacter pour savoir si elles peuvent prendre en charge un patient. » Certes, « au départ, je ne connaissais pas le rôle de l’IPA, j’ai donc eu quelques craintes, reconnaît Émilie Guilbert, Idel au sein de la MSP Léonard de Vinci. Néanmoins, très vite, je me suis rendu compte que son action n’empiète pas sur notre travail, au contraire, il est complémentaire pour la prise en charge de nos patients communs, afin qu’ils connaissent mieux leur maladie. »

Les bémols du suivi en ambulatoire

Certaines limites de l’exercice libéral des IPA sont néanmoins pointées du doigt, à commencer par l’accès aux dossiers médicaux des patients. « S’il n’y a pas de logiciel commun, cela implique d’exercer dans le cabinet du médecin, lorsqu’il est de repos, souligne Cécile Barrière. Et si l’IPA libérale travaille avec plusieurs professionnels, doit-elle s’équiper à ses frais de tous les logiciels ? » De même que si un médecin envoie une cinquantaine de patients à une IPA, mais qu’il cesse d’exercer, qu’advient-il du suivi mis en place s’ils rejoignent un autre médecin qui ne souhaite pas travailler avec l’IPA ? « Le législateur n’a pas prévu toutes les situations, estime Cécile Barrière. Ce n’est que sur le terrain qu’on peut se rendre compte des limites de ce statut. »

L’autre problématique concerne la rémunération en libéral. L’avenant n° 7 à la convention nationale des infirmiers libéraux, publié au Journal officiel du 3 janvier 2020, prévoit un salaire forfaitaire. L’IPA reçoit tout d’abord un forfait de 20 €, facturable une seule fois, destiné à vérifier l’éligibilité du patient au suivi. Ensuite, quatre forfaits trimestriels de suivi peu vent être facturés par an et par patient. Le premier de l’année, qui correspond à un contact plus long avec le patient, est fixé à 58,90 €. Les trois forfaits suivants sont valorisés chacun à 32,70 € par patient et par trimestre. Le forfait est majoré de 3,90 € si le patient est âgé de moins de 7 ans ou de plus de 80 ans.

Par ailleurs, une aide à l’installation d’un montant de 27 000 €, versée sur deux ans, est prévue pour les Idels qui se lancent exclusivement dans une activité en pratique avancée. Le versement de cette aide est conditionné au suivi par l’IPA d’un nombre minimal de patients par an : 50 la première année et 150 la deuxième. Au-delà de 300 patients, les partenaires conventionnels ont considéré que la viabilité économique de l’activité est assurée et ne nécessite plus cette aide. Enfin, le forfait annuel d’aide à la modernisation du cabinet, de 100 € pour les Idels, est porté à 400 € pour les IPA, voire à 1 120 € pour celles qui exercent dans une zone de sous-densité médicale. « Pour être viable en libéral, il me faut une file active de quelque 400 patients, a calculé Audrey Bredelle, qui entend bien, après son stage, s’installer en libéral au sein de la MSP Léonard de Vinci. C’est un point qui me faisait peur. Le Dr Turi m’a rassurée, vu sa file active. Je vais tout de même perdre environ 500 € par mois en tant qu’IPA par rapport à mon exercice d’Idel. Mais je vais gagner en qualité de vie, car je ne travaillerai plus les week-ends. J’espère néanmoins que la tarification des IPA en libéral sera revue, d’autant que si je veux bénéficier des autres aides mises en place, je ne peux pas poursuivre mon activité d’Idel. »

Et Cécile Barrière de conclure : « Avec cette rémunération, les missions transversales vont être compliquées à mettre en place. En libéral, il ne sera possible de faire que du suivi. Mais peut-être que dans le cadre des MSP et des CPTS, le financement via l’accord conventionnel interprofessionnel (ACI) permettra de financer le temps d’expertise de l’infirmière en pratique avancée. ».

EN ACTION DANS LE CADRE DE L’ÉPIDÉMIE DE COVID-19

Le rôle de l’IPA a plus que jamais été mis en évidence dans le contexte de la crise sanitaire liée au nouveau coronavirus. À la MSP Léonard de Vinci, un circuit a été organisé pour la prise en charge des patients contaminés. « Nous avons demandé à l’ARS d’être une cellule spécifique Covid-19, nous avons donc dû remplir un dossier dédié auquel j’ai participé », rapporte Audrey Bredelle.

« Au début de l’épidémie, nous avons abandonné pour un temps notre projet de santé au sein de la CPTS et de la MSP, afin de nous concentrer sur la prise en charge des patients atteints de Covid-19, rapporte le Dr Giral. Nous avons monté des centres Covid sur le territoire avec une consultation dédiée dans une salle polyvalente. » L’IPA, un chirurgien-dentiste, un spécialiste des mesures d’hygiène et la coordinatrice de la MSP ont établi le protocole d’organisation de la structure, un modèle qui a ensuite été répliqué sur six autres sites de la CPTS. « La première semaine de mars, j’ai contacté les 500 Idels de la CPTS pour réfléchir à la mise en place de tournées dédiées », explique Cécile Barrière. Elle s’est aussi investie dans l’élaboration des procédures de sécurité et dans le protocole de prise en charge à domicile des patients chroniques infectés ou suspects. Elle a également gardé le lien avec les patients chroniques qui ne venaient plus à la MSP, par crainte. « À la différence des médecins qui attendent les appels, de mon côté, je contacte tous les patients chroniques dont j’assure le suivi afin d’éviter les situations d’urgence », souligne-t-elle, par exemple en demandant par téléphone aux patients insuffisants cardiaques de se peser. En cette période de crise, elle est confrontée à des patients qui mettent leur maladie au second plan, de peur de déranger le médecin ou d’être contaminés. Il est rare que son appel ne débouche pas sur une action, « comme la prescription d’une prise de sang ou une modification du traitement, reconnaît-elle. J’ai un rôle à jouer pour prévenir les décompensations ». Audrey Bredelle appelle également, dans le cadre de sa fonction d’IPA, tous les patients à risque qu’elle suit, donc ceux atteints d’une maladie chronique. « S’ils ont un souci, je peux aller les voir à leur domicile, sinon j’assure les consultations par téléphone », précise-t-elle.

LE PROTOCOLE D’ORGANISATION ENTRE L’IPA ET LE MÉDECIN

Le décret de juillet 2018 relatif à l’exercice infirmier en pratique avancée prévoit que l’activité de l’IPA, au niveau du suivi des patients qui lui sont confiés par un médecin, est formalisée par la rédaction obligatoire d’un protocole d’organisation. Coécrit par l’IPA et le médecin, il détermine les domaines d’intervention concernés, les conditions de prise en charge par l’IPA des patients qui lui sont confiés, les modalités et la régularité des échanges d’information entre le médecin et l’IPA, les réunions de concertation pluriprofessionnelle destinées à échanger sur la prise en charge des patients et les conditions de retour du patient vers le médecin.

LA FORMATION DES IPA

Pour pouvoir exercer en pratique avancée, il est nécessaire d’être infirmier diplômé d’État (IDE), titulaire du diplôme d’État d’infirmier en pratique avancée (Deipa) valant grade de master, et de justifier de trois années d’exercice à temps plein comme IDE. La formation est organisée autour d’un tronc commun en première année, avant de se centrer sur l’une des quatre mentions choisies lors de la deuxième année. L’exercice n’est possible que dans le domaine dans lequel l’étudiant a validé son diplôme : maladies chroniques stabilisées, prévention et polypathologies courantes en soins primaires ; oncologie et hémato-oncologie ; maladie rénale chronique, dialyse, transplantation rénale ; santé mentale et psychiatrie.