L'infirmière Libérale Magazine n° 370 du 01/06/2020

 

SANTÉ MENTALE

DOSSIER

Adrien Renaud  

La crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19 a d’importantes conséquences sur la santé mentale des professionnels de santé, infirmières en tête. Du surmenage à la peur de la contagion, en passant par la rupture des liens familiaux, les blouses blanches tentent de garder la tête hors de l’eau. Mais les héros sont fatigués.

Nous avons toutes une famille, et nous sommes quelques-unes à nous être isolées de nos proches pour ne pas prendre le risque de les contaminer. » Pour Caroline, l’épreuve du coronavirus a largement dépassé la sphère professionnelle : cette infirmière libérale de la région montpelliéraine a vécu une partie de la crise séparée de son foyer. Pas facile, dans ces conditions, de gérer la pression psychologique supplémentaire liée à l’épidémie : mise sur pied d’une tournée Covid mutualisée, création d’un centre dédié… sans oublier les soins aux patients chroniques qui continuent. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’Occitane n’est pas la seule libérale à se sentir particulièrement sous pression depuis que, pour reprendre les mots du président de la République, « nous sommes en guerre ».

Quand la tension devient dépression

Ainsi, selon un sondage réalisé fin avril par Imago Research auprès d’un échantillon représentatif de 239 infirmières libérales, 48 % des Idels se disaient “très” ou “assez” stressées par la situation actuelle. Pour 36 % d’entre elles, le manque de masques les empêchait de prendre en charge leurs patients correctement, et 85 % estimaient manquer également de surblouses, ce qui ne faisait qu’ajouter au niveau de stress. En outre, 12 % déclaraient avoir été, depuis le début de la crise, la cible de réflexions désobligeantes ou d’incivilités de la part de voisins inquiets de leur possible contagiosité, et 11 % indiquaient avoir déjà appelé un service d’écoute et de soutien psychologique dédié aux professionnels de santé.

Bien entendu, la charge mentale supplémentaire liée au nouveau coronavirus est loin de ne concerner que les Idels, ou de se limiter aux frontières hexagonales. En Chine, le pays à l’origine de l’émergence de l’épidémie et où la recherche sur son retentissement psychologique auprès des soignants a déjà pu fournir quelques résultats, les chiffres sont impressionnants. Ainsi, une enquête a été menée auprès de 1 257 soignants travaillant dans 34 hôpitaux du pays, à la fin du mois de janvier 2020(1). Ses résultats, publiés en mars dans le Journal of the American Medical Association, révèlent que « dans des proportions considérables », les soignants ont développé des symptômes de dépression (50 %), d’anxiété (45 %) ou d’insomnie (34 %). Sans surprise, les infirmières sont les professionnels de santé les plus touchés.

Les soignants surexposés

L’histoire nous enseigne d’ailleurs que lors d’épidémies comparables, les blouses blanches ont été particulièrement exposées aux troubles de santé mentale. « Même si l’épidémie de syndrome respiratoire aigu sévère (Sras), survenue en 2003, était limitée par comparaison avec celle que nous sommes en train de vivre, des cas très graves, notamment de stress post-traumatique, ont été mis en évidence chez les soignants », rapporte Christophe Tzourio, professeur d’épidémiologie à l’université de Bordeaux. Convaincu de l’importance d’étudier les impacts psychologiques de la crise, celui-ci mène justement avec l’entreprise Kappa Santé une étude de grande ampleur sur le sujet : la cohorte Confins. Il s’agit d’une étude visant à la fois les professionnels de santé, les étudiants et la population générale, et qui comptait déjà 2 800 répondants à la mimai. « Après la première phase de l’épidémie, nous allons voir arriver une deuxième vague, qui sera une épidémie de problèmes de santé mentale liés au confinement, à la crainte de l’infection, analyse le Pr Christophe Tzourio. Pour les professionnels de santé plus spécifiquement, nous nous attendons à des troubles liés au contact direct avec la maladie, mais aussi aux horaires de travail qui se sont intensifiés, aux patients que l’on voit mourir, aux collègues qui sont infectés… »

Jusqu’aux limites psychiques

C’est justement parce que la Société française de psychologie analytique (SFPA) est bien placée pour savoir que le retentissement psychologique d’une telle crise peut être très profond chez les professionnels de santé qu’elle a mis sur pied pendant la crise, pour eux, une ligne téléphonique proposant des entretiens avec des psychanalystes bénévoles. « Certains soignants ont été poussés au bout de leurs possibilités psychiques, décrypte Élisabeth Conesa-Caillé, présidente de la SFPA. Dans ce cas, on peut être débordé par ses propres émotions, on n’a plus les moyens de les filtrer, de les mettre à distance ou de faire les gestes nécessaires. »

La psychanalyste note aussi un risque de “perte de sens” dans une telle période. « Lorsqu’on a beaucoup donné, sans avoir obtenu les résultats espérés en regard de l’exigence que l’on met dans son travail, quand on n’a pas pu accueillir les patients comme il le fallait, on peut être confronté à une forme d’impuissance », détaille-t-elle. Et ce n’est pas tout, car une fois la période la plus intense passée, le risque ne disparaît pas. « Lorsqu’on a vécu une période où tout est exacerbé, où tout tient sous forme de tension, on peut redouter un manque d’énergie marqué au moment où les choses retombent, au point parfois de s’écrouler », prévient Élisabeth Conesa-Caillé.

On ne vit pas de bravos et d’eau fraîche

Les effets secondaires ressentis par les soignants peuvent par ailleurs être d’autant plus forts qu’ils ne se sentent pas reconnus. En dépit des applaudissements qui les ont salués à 20 h tous les soirs pendant la crise, bien des professionnels de santé n’ont pas ressenti que la population estimait à sa juste valeur leur contribution dans la lutte contre l’épidémie. « Si un soignant présente les symptômes de la maladie, il aura immédiatement droit à un dépistage, alors que si c’est un étudiant infirmier, exposé aux mêmes risques, on lui dit de rentrer chez lui, cela entraîne un sentiment de dévalorisation très important », rapporte ainsi Vincent Opitz, viceprésident de la Fédération nationale des étudiants en soins infirmiers (Fnesi).

À ce “deux poids, deux mesures” s’ajoutent des craintes liées au flou qui encadre la pratique des étudiants pendant la crise. « Beaucoup d’entre eux se sont retrouvés mobilisés dans des services sans savoir s’il s’agissait d’une réquisition, d’un stage, d’une vacation, de bénévolat plus ou moins forcé », explique le militant qui ajoute que cette incertitude s’accompagnait, pour nombre d’étudiants, d’une forme d’angoisse sur leur avenir professionnel. « Certains ont travaillé comme aides-soignants, ce qui n’est pas un problème en soi, car cela fait partie du rôle de l’infirmier, mais beaucoup se sont demandé s’ils seraient prêts pour leur diplôme s’ils n’effectuaient que ce type de soins, souligne Vincent Opitz. Via notre permanence, nous avons eu beaucoup de remontées de terrain d’étudiants se disant prêts à saboter leur stage, de façon à obtenir un stage de rattrapage dans de meilleures conditions. »

Les soins de ville sur le carreau

Et les futurs infirmiers ne sont pas les seuls à s’être sentis laissés sur le bord de la route. Les Idels ont également ressenti une certaine frustration. « Pendant cette crise, on a eu l’impression que l’hôpital se refermait sur luimême, qu’il avait oublié jusqu’à l’existence même de la ville, rapporte ainsi Lucienne Claustres, présidente de l’Union régionale des professionnels de santé (URPS) infirmiers de Provence-Alpes-Côte d’Azur (Paca). Or nous sommes les seuls professionnels de santé à avoir assumé la continuité des soins pendant toute la crise sans rechigner, et presque sans se contaminer, ce qui veut bien dire que les compétences infirmières sont merveilleuses. Donc, lorsqu’on entend que le président de la République promet un plan massif pour l’hôpital, on se dit qu’à un moment donné, il serait bien que la ville et les Idels en bénéficient aussi. »

Se filmer pour remonter la pente

Face à de telles frustrations, il y a tout de même des histoires positives. Par exemple, celle de Vanessa Morales. Cette infirmière du service des urgences dans une clinique de la région toulousaine est aussi une sportive de haut niveau : elle écume les sommets pour établir des records de course à pied en haute montagne, et venait de signer un contrat semiprofessionnel juste avant le confinement. Autant dire que celui-ci a été un véritable coup de massue pour elle. Et pour ne rien arranger, elle a dû déménager pour protéger sa famille, et n’a donc pas vu son fils de 15 ans pendant de longues semaines.

C’est alors que Vanessa a appelé son ami le réalisateur Patrick Foch, qui l’avait déjà filmée dans ses projets en altitude. « Je lui ai dit que c’était très dur, et il m’a proposé de me confier une caméra. » Pendant des semaines, la soignante a donc filmé son quotidien à la clinique, et le projet a enthousiasmé ses collègues. « La caméra est un peu devenue notre jouet », sourit-elle. Le projet a abouti à un documentaire baptisé À bout de souffle, qui a été diffusé début mai sur France 3. À l’heure où le terme “résilience” risque de devenir, plus que jamais, la devise des soignants, voilà une histoire qui pourrait en inspirer plus d’un.

  • (1) Jianbo Lai, Smimeng Ma, Ying Wang et coll. Factors associated with mental health outcomes among health care workers exposed to coronavirus disease 2019. JAMA Network Open, mars 2020.

L’ALCOOL ET LE TABAC À LA FÊTE PENDANT LE CONFINEMENT

Chez certaines personnes, le confinement semble avoir un impact négatif sur la consommation de tabac ou d’alcool*. Selon une enquête menée par Santé publique France durant le mois d’avril, 27 % des fumeurs interrogés déclaraient ainsi que leur consommation avait augmenté, tandis que 19 % estimaient qu’elle avait diminué. De leur côté, 24 % des consommateurs d’alcool déclaraient boire moins, mais ils étaient tout de même 11 % à estimer que leur consommation avait augmenté. « L’ennui, le manque d’activité, le stress et le plaisir sont les principales raisons mentionnées par les fumeurs ou les usagers d’alcool qui ont augmenté leur consommation, constate Viêt Nguyen Thanh, responsable de l’unité addictions à la Direction de la prévention et de la promotion de la santé de Santé publique France, citée dans un communiqué de l’agence. On note également que cette augmentation, aussi bien pour le tabac que pour l’alcool, est corrélée à un risque d’anxiété et de dépression. »

* Samantha Brooks et coll. The psychological impact of quarantine and how to reduce it : rapid review of the evidence. Lancet, février 2020.

7 questions à…

Pauline Dubar, infirmière et déléguée de Soins aux professionnels de santé (SPS) pour les Hauts-de-France, une association qui propose un accompagnement psychologique aux soignants

« À l’anxiété s’est ajouté un sentiment d’injustice »

1 Comment votre association, SPS, a-t-elle traversé la crise actuelle ?

Pauline Dubar : Avant l’épidémie, en quatre ans d’existence, notre plate-forme téléphonique avait reçu un total de 4 000 appels. Or du 23 mars au 7 mai 2020, nous en avons comptabilisé 3 000. Cette explosion de notre activité, c’est bien le signe que la période a généré beaucoup d’anxiété.

2 Quelles professions ont appelé en priorité ?

P. D. : Au départ, les infirmières étaient les plus nombreuses. Il s’agissait majoritairement de salariées, ce qui est logique vu la démographie de la profession. Mais elles ont progressivement été rejointes par les aides-soignantes. Nous avons également reçu beaucoup d’appels de la part de médecins.

3 Quels étaient les motifs de ces appels ?

P. D. : Les trois quarts étaient liés à la Covid-19. Cela allait de demandes d’informations sur la maladie à des manifestations d’épuisement professionnel, en passant par des troubles dus au stress ou des problèmes d’organisation dans les services. Beaucoup étaient inquiets pour leurs proches. Bien entendu, il a aussi fallu soutenir les professionnels qui ont dû affronter des décès de patients compliqués à surmonter. Une grande part de la frustration exprimée était liée à une prise en charge insatisfaisante des patients, qu’on n’a pas pu aider comme on le voulait.

4 Avez-vous ressenti une forme d’amertume chez les appelants ?

P. D. : Oui, car à toute cette anxiété s’est parfois ajouté un sentiment d’injustice. Beaucoup se rappellent qu’avant la crise sanitaire, les soignants étaient matraqués quand ils manifestaient dans la rue. Aujourd’hui, on les considère comme des héros, mais ils sont nombreux à craindre qu’aucune leçon ne soit tirée. Ils voient déjà ressurgir les conflits entre leurs valeurs et les logiques de rentabilité qu’ils combattaient auparavant.

5 Y a-t-il eu des cas graves ?

P. D. : Oui. Dans dix cas, nous avons dû passer outre le secret professionnel et envoyer des équipes de secours chez des personnes suicidaires, face à l’imminence du passage à l’acte.

6 Quel type d’aide est proposée aux soignants en détresse ?

P. D. : Notre plate-forme téléphonique n’est qu’une porte d’entrée. Si parmi les personnes qui appellent, certaines ont besoin d’un soutien psychologique plus poussé, notre réseau national sur les risques psychosociaux prend le relais, avec ses 1 000 experts répartis dans toute la France. Nous proposons alors des téléconsultations avec ces professionnels aux soignants ou, depuis le déconfinement, en présentiel si nécessaire. Nous avons en outre des unités de soins dédiées aux professionnels de santé.

7 Comment envisagez-vous l’après-crise ?

P. D. : L’activité due à l’épidémie est en train de redescendre, mais il faut maintenant prendre en charge des patients très lourds, qui n’ont pas pu être soignés pendant le confinement. La charge de travail ne diminue donc pas. En revanche, on sent bien que le public commence à se sentir moins concerné, et que l’euphorie liée à notre statut de “héros” est en train de retomber… Il reste, bien entendu, la crainte d’une deuxième vague. Beaucoup de soignants sont parfois fortement irrités par les comportements irresponsables qu’ils observent chez une partie de la population.