L'infirmière Libérale Magazine n° 370 du 01/06/2020

 

ÉPIDÉMIE DE COVID-19

ACTUALITÉ

Claire Pourprix  

La crise sanitaire liée au nouveau coronavirus révèle de manière criante le manque d’éducation de la population en matière de sensibilisation aux gestes barrière, de leur bonne compréhension et de leur application. Phénomène culturel ? Freins cognitifs ? Déficit d’information ? Quoi qu’il en soit, à l’hôpital comme partout ailleurs, la prévention/protection contre la menace invisible que constituent les virus, et particulièrement ce Sars-CoV-2, est une nécessité vitale. Gageons que cette épidémie aidera à revoir nos pratiques.

L’afflux de voyageurs dans les gares et sur les routes pour quitter les grandes villes à l’annonce du confinement restera dans les mémoires. De même que les ruées dans les magasins pour constituer des stocks. Ou encore les regroupements de jeunes le soir venu pour passer un moment ensemble. Sans volonté de stigmatiser l’attitude de ces personnes qui, individuellement, avaient sans doute de bonnes raisons de faire ces choix – par exemple installer leur famille dans un lieu de confinement plus confortable qu’un petit appartement en ville, faire le plein de vivres de peur de manquer, lutter contre l’isolement pesant –, ces faits mettent en exergue la mauvaise compréhension ou la non-acceptation d’une partie d’entre nous de la nécessité de respecter la distanciation sociale et d’appliquer les gestes barrière. Le fait de devoir se protéger d’une menace invisible, en l’occurrence le coronavirus Sars-CoV-2, et de pouvoir être porteur sans le savoir, ne facilitent pas les choses.

Une vision personnelle de la situation

Déni, panique, indifférence… comment expliquer ces réactions et lever les freins existants pour impulser des changements de comportement ? « L’interprétation de ces comportements passe par une double lecture, systémique et cognitive. La réception des messages est liée à notre prise d’information : quand on reçoit un message, on filtre l’information pour la faire coïncider avec notre vision du monde », explique Cécile Debray, consultante RH, présidente du cabinet conseil Amae. Ainsi, une personne jeune qui a une vision optimiste des choses ne se sentira pas concernée si, comme au début de l’épidémie, le message diffusé suggère que le coronavirus est essentiellement dangereux pour des personnes âgées. À l’inverse, une personne anxieuse aura tendance à surinvestir les discours anxiogènes : accepter le lavage des mains revient à reconnaître qu’elle est couverte de virus et qu’elle court en permanence un immense danger. « Chacun d’entre nous procède à une priorisation des données, c’est ce qui explique pourquoi nous réagissons différemment les uns des autres, de manière très personnelle. De plus, il est difficile de renoncer à quelque chose – nos liens sociaux, par exemple, en période de confinement – lorsque le danger nous semble loin ou qu’il est invisible, car cela participe à développer un sentiment d’impunité qui nous laisse penser que cela n’arrive qu’aux autres. »

Avec le temps, le décalage entre les propos des soignants et ceux du grand public a tendance à s’amenuiser, « notre vision du monde se réajuste », souligne Cécile Debray. Ce constat est étayé par une étude menée par l’Ifop au mois de mars dernier, qui apporte un éclairage sur les changements de comportement de la population française (voir l’encadré p. 8).

De la communication théorique à la pratique

Le gouvernement et Santé publique France n’ont pas lésiné sur la communication pour encourager les gestes barrière : messages radio, télévisés, affichage… difficile de passer à côté. Pour sa part, l’Orga nisation mondiale de la santé (OMS) a multiplié les messages de prévention, allant jusqu’à signer un partenariat avec des entreprises de jeux vidéo pour toucher largement la cible des joueurs. Pourtant, l’impact de ces messages institutionnels paraît discutable, car ils ne peuvent suffire à l’adoption de pratiques efficaces. Par exemple, à quoi bon se laver les mains si on ne le fait pas correctement, ou porter un masque si on continue de se toucher le visage ?

Des méthodes plus pragmatiques, faisant la preuve de l’efficacité des mesures, sont bien plus parlantes. Comme en témoignent ces vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux montrant le lavage des mains avec des encres pour pointer les zones qui restent sales ou encore le parcours des postillons lors d’un éternuement. « Au lieu de grands discours, il faut montrer les choses, souligne Cécile Debray. L’expérimentation par la personne est un moyen efficace, car cela permet une représentation mentale qui fait le lien entre les actes et les conséquences de ces actes. Sans quoi, c’est la pensée magique qui revient, c’est-à-dire que l’on fait des liens de causalité entre des événements qui n’en ont pas, ce qui renvoie à des problématiques de superstition. »

Apprendre par la simulation

D’ailleurs, le fossé entre la connaissance des consignes et leur mise en œuvre efficace n’existe pas que dans la population en général : il concerne aussi les professionnels hospitaliers qui ont besoin, comme tout un chacun, de piqûres de rappel sur les notions d’hygiène et d’exercices d’application pour vérifier leur bonne interprétation. « Bien que formés pendant leur cursus aux règles d’hygiène, il arrive que des soignants, dans l’exercice de leur activité professionnelle, adoptent des pratiques qui dévient, dysfonctionnent, voire sont délétères, notamment en présence de l’infiniment invisible comme dans le cas d’un virus. C’est pourquoi il faut toujours garder le cap avec la formation continue, en organisant des sessions de remise à niveau, comme le stipule l’article 59 de la loi Hôpital, patients, santé et territoires relatif au développement professionnel continu (DPC), avec l’évaluation des pratiques professionnelles, le perfectionnement des connaissances, l’amélioration de la qualité et de la sécurité des soins », témoigne le Dr Nadia Péoc’h, directrice des soins du PREFMS. Ce Pôle régional d’enseignement et de formation aux métiers de la santé de Toulouse réunit 11 instituts de formation, soit près de 2 000 étudiants et 140 cadres de santé formateurs. La structure ultramoderne est équipée d’un bloc opératoire de simulation reconstitué, avec une salle de débriefing, des caméras et des salles pour réaliser les simulations. « Notre philosophie est d’apprendre à apprendre ensemble, pour travailler ensemble demain. Nous axons notre pédagogie sur la professionnalisation, la transversalité et l’interprofession. Les enseignements sont maillés sur tous les apprentissages fondamentaux. Par exemple, l’hygiène est appréhendée sous l’angle de la sécurité et de la qualité des soins, du confort de la personne soignée et de l’ergonomie du soignant, mais aussi de l’économie par l’utilisation d’un matériel adapté », précise-t-elle.

Transmettre et former ses pairs

Derrière cette présentation, c’est toute une pratique de transmission des savoirs qui est en jeu et qui résonne particulièrement dans le contexte actuel : « Par exemple, les élèves infirmiers de bloc opératoire (IBO) apprennent aux étudiants infirmiers (IDE) le lavage des mains, l’habillage, le gantage, la protection avec la coiffe, la surblouse, la visière, les lunettes, etc. Les étudiants forment leurs pairs. Dernièrement, dix étudiants IBO ont partagé leurs compétences de première année pour rappeler les règles d’usage de l’hygiène à des IDE psy amenés à prendre en charge des patients atteints de Covid-19. Cette remobilisation des connaissances et des bonnes pratiques a été très appréciée, les infirmiers de psychiatrie, dont le cœur de métier est plus axé sur la relation d’aide, étant par définition moins en lien avec le côté somatique. » Pour sa part, l’Institut toulousain de simulation en santé (Itsim), dirigé par le Pr Thomas Geeraerts et partenaire du PREFMS, a formé en urgence courant mars, en une semaine, plus de 1 500 professionnels de santé du CHU de Toulouse aux gestes spécifiques (habillage, intubation) de prise en charge des patients atteints de la maladie pour réduire les risques de contamination.

« Je pense qu’il y aura un avant et un après à la crise sanitaire que nous connaissons, estime Nadia Péoc’h. Nous réfléchissons déjà à la manière de moderniser nos contenus pédagogiques, d’améliorer l’enseignement pour laisser une place plus grande à la simulation et à l’accompagnement des étudiants. Par exemple, la pédagogie en classe inversée, l’utilisation de séquences de formation par vidéoscopie, pour revoir nos gestes après-coup, sont des outils à développer pour enrichir les apprentissages. Les échanges avec les professionnels de santé, sur le terrain, doivent aussi être renforcés, quelle que soit leur fonction. »

Tirer les enseignements de la crise

Passé le stade de la stupeur, les Français ont pris la mesure de la gravité de la situation courant mars. Les reportages dans les hôpitaux, les témoignages des soignants, les récits de patients guéris ont fini par nous faire prendre conscience de l’état sanitaire de notre pays et de notre responsabilité individuelle. Non, cela n’arrive pas qu’aux autres. Je peux être atteint par ce corovanirus, le transmettre, être malade ou pas, en mourir ou être responsable de la mort d’un proche. Mais une fois passé le pic épidémique, combien de temps allons-nous rester vigilants ? Quel sera l’impact sur notre responsabilité collective ?

Céline Debray n’est pas très confiante dans notre capacité à tirer les leçons de la crise actuelle. « Je crains que l’on oublie rapidement les gestes de prévention récemment acquis, car il n’est pas facile de faire le lien entre les gestes barrière et la protection, notamment parce que le virus est invisible et la maladie parfois asymptomatique. De plus, des propos contradictoires, quelquefois de la part même de soignants, troublent le message. » De fait, les débats sur l’utilité du port du masque ou l’efficacité thérapeutique de la chloroquine peuvent avoir des répercussions négatives, et font le lit des théories du complot ou d’autres remises en question.

S’armer et repenser le monde

Pourtant, l’appropriation des gestes de prévention sur le long terme est une nécessité. « L’hygiène individuelle, la distanciation sociale doivent être introduites dans notre vie quotidienne, notamment en période hivernale. N’oublions pas que, chaque année, la grippe tue 10 000 personnes en France, notamment des personnes âgées, mais pas uniquement, parce que le vaccin est mal utilisé, voire pas du tout. On se moque des personnes en Asie qui portent un masque dès qu’elles ont le nez qui coule, alors qu’il s’agit d’une attitude sage, d’hygiène et de prévention », remarque le Pr Philippe Sansonetti, titulaire de la chaire de microbiologie et maladies infectieuses au Collège de France, chercheur à l’Institut Pasteur. L’Asie a été traumatisée par de grandes pandémies grippales. Après la crise actuelle, serons-nous aussi suffisamment sensibilisés pour faire évoluer notre culture ? « Un vrai changement de mentalité est impératif, poursuit le Pr Sansonetti. Il faut inscrire en majuscule le risque épidémique, car ce ne sera pas le dernier. » D’où l’importance de faire le lien entre les gestes barrière et le risque sanitaire, car sinon, à la prochaine menace, les gens n’auront peutêtre pas le réflexe d’adopter la bonne attitude.

Et d’autres virus, il y en aura. Il faut s’y préparer. « Le problème de fond est l’émergence de coronavirus, rappelle le spécialiste. Or elle nous échappe : le monde moderne tel qu’il a été développé ces dernières décennies la favorise. Le chamboulement écologique, les écosystèmes altérés par l’agriculture, l’élevage intensif, la mainmise de l’homme sur la nature multiplient les rencontres avec des espèces animales et la transmission de virus animaux à l’homme. Dans la période récente, les trois quarts des infections émergentes étaient issues du monde animal sauvage. » Un phénomène rendu d’autant plus dangereux par la « frénésie des transports, qui amplifie le risque de développement d’une pandémie ». Pour mettre un terme à l’épidémie de Covid-19, nous ne disposons que de deux armes actuellement : la prévention et le traitement symptomatique des formes graves. La sortie de crise sera sans doute longue et semée d’écueils, les tests de diagnostic de la population étant essentiels pour limiter les risques d’infection en attendant qu’un vaccin soit disponible. Pour autant, souligne le Pr Sansonetti, il est aussi urgent de repenser nos modes de vie. « Ce que l’on vit aujourd’hui est surréaliste. Il faut prendre conscience de la gravité de la situation et comprendre que ce qui faisait encore notre quotidien hier doit être reconsidéré aujourd’hui. Il faut changer de logiciel. ».

DES IMAGES CHOC POUR PERCEVOIR L’AMPLEUR DE LA MENACE

« La communication autour du coronavirus peut être plus effective en montrant des images d’hôpitaux ou de personnes en réanimation. Cela majore significativement l’inquiétude des citoyens vis-à-vis de l’infection, sans doute en augmentant leur perception des risques. » Telle est la conclusion d’une étude menée par Angela Sutan, professeur en économie comportementale à la Burgundy School of Business, et Romain Espinosa, chargé de recherche en économie au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), publiée sur le site theconversation.com, le 18 mars dernier. Alors que la communication fondée principalement sur des discours statistiques contribue à rendre le problème « très abstrait, voire lointain », les deux auteurs démontrent que des images médicales, au contraire, peuvent « sensibiliser et mobiliser davantage ». Selon eux, « les images encouragent le grand public à voir dans la crise actuelle l’une des plus graves crises sanitaires auxquelles notre pays a dû faire face au cours du siècle dernier. Elles diminuent sa propension à considérer que les médias et les responsables politiques exagèrent l’ampleur de l’épidémie ».

ÉVOLUTION DU RESPECT DES RÈGLES D’HYGIÈNE ET DE DISTANCIATION LORS DU CONFINEMENT

L’Institut français d’opinion publique (Ifop) a mené une étude sur le thème de « la vie quotidienne des Français à l’heure du confinement » visant à répondre à la question : « Les Français respectent-ils les règles de confinement, d’hygiène et de distanciation sociale ? » Cette enquête a été réalisée pour Depanneo, via une questionnaire auto-administré mis en ligne du 21 au 23 mars 2020, auprès d’un échantillon de 3 011 personnes représentatives de la population résidant en France métropolitaine et âgée de 18 ans et plus. Parmi ses enseignements, l’évolution du respect des règles d’hygiène montre une nette progression entre la fin janvier et le 23 mars. En revanche, les résultats sont beaucoup moins probants en ce qui concerne les mesures de prévention qui ont fait l’objet d’une communication moins systématique, voire contradictoire et confuse, comme dans le cas du port du masque.

QUELLES INSTANCES POUR MIEUX SE PRÉMUNIR DU RISQUE SANITAIRE ?

Le Pr Philippe Sansonetti aime à citer Albert Camus, dans La Peste : « Les fléaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. » Désormais, nous avons toutes les raisons d’y croire… et il est grand temps de s’équiper d’instances capables de coordonner les actions à mener. En France, l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus), institué par la loi n° 2007-294 du 5 mars 2007 relative à la préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur, a pour mission d’assurer la gestion des moyens de lutte contre ces menaces, tant du point de vue humain (réserve sanitaire) qu’au niveau du matériel (produits et services). C’est donc l’Eprus qui, en 2009, a géré les stocks de masques lors de l’épidémie de grippe A (H1N1). Par la suite, cet établissement a fusionné, en 2016, avec l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes) et l’Institut de veille sanitaire (InVs) pour donner naissance à Santé publique France. Son rôle est alors « d’améliorer et protéger la santé des populations », articulé « autour de trois axes majeurs : anticiper, comprendre et agir ».

Pour l’heure, il n’existe pas d’instance internationale ni européenne spécifique chargée de gérer les risques pandémiques. Le risque épidémique a pourtant déjà été exploré, comme dans le rapport de Michel Barnier en 2006, intitulé « Pour une force européenne de protection civile : Europe Aid ». Parmi ses douze propositions, il préconisait une « approche européenne intégrée » pour anticiper les crises, dont celle de santé publique due à des phénomènes de pandémie et d’épidémie.

Depuis l’épidémie liée au syndrome respiratoire aigu sévère (Sras), en 2002-2003, le risque de pandémie a fait l’objet de plusieurs alertes à l’échelle internationale, comme le souligne Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer, directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem) de la Direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) au ministère des Armées, dans une interview accordée au magazine Le Point*. « Les rapports successifs du National Intelligence Council américain anticipent assez précisément ce risque depuis 2004. Celui de 2008, par exemple, élabore le scénario d’une pandémie causée par “l’émergence d’une maladie respiratoire virulente, nouvelle et très contagieuse, contre laquelle il n’y aurait pas de traitement” et qui serait née dans une zone “à forte densité et où il y a une proximité entre humains et animaux, comme dans certains endroits de Chine” », indique-t-il. En France, il souligne que le risque pandémique figure déjà dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 : l’apparition d’une « pandémie massive à forte létalité » est jugée « plausible » dans « les quinze années à venir ». Il en est de même dans le Livre blanc de 2013. La Revue stratégique et de sécurité nationale de 2017 « n’emploie pas le terme de “pandémie”, mais prend bien en compte “le risque d’émergence d’un nouveau virus”, précise-t-il. Nous ne nous trouvons donc pas face à une surprise stratégique ».

* Publiée le 21 mars 2020, https://www.lepoint.fr/monde/covid-19-nous-ne-nous-trouvons-pas-face-a-une-surprise-strategique-21-03-2020-2368141_24.php