L’anxiété met à mal nos émotions - L'Infirmière Libérale Magazine n° 371 du 01/07/2020 | Espace Infirmier
 

L'infirmière Libérale Magazine n° 371 du 01/07/2020

 

POINT(S) DE VUE

INTERVIEW

Laure Martin  

L’anxiété générée par le contexte particulier de la crise sanitaire peut aussi s’accroître, chez les infirmières libérales, par l’exercice même de leur métier. Comment y faire face ? Le point avec le Dr Christine Mirabel-Sarron, psychiatre et praticien hospitalier au sein du GHU Paris psychiatrie et neurosciences.

Comment expliquez-vous l’anxiété ressentie par les infirmières libérales, dans ce contexte de crise sanitaire ?

Christine Mirabel-Sarron : L’ensemble de la population vit actuellement dans un climat anormal. Notre corps et notre tête sont en alerte. Nous sommes tous immergés dans une situation de stress incontrôlable et dans l’incertitude. Le fait d’être en hypervigilance est fatigant en soi, car notre corps n’est jamais au repos. Face à ce stress ambiant, qui nous concerne tous, notre physiologie s’adapte et nos amygdales cérébrales hyperfonctionnent. Cette “base” situationnelle commune peut générer de l’anxiété. Si le stress est une réaction normale face à une situation donnée, par définition, il s’arrête. L’anxiété, en revanche, se définit comme une dérégulation des émotions, qui peut durer des semaines, voire des mois. Elle naît d’une surexposition au stress, mais de nombreux autres facteurs entrent en jeu. L’anxiété peut ainsi être aiguë, c’est-à-dire se manifester sous la forme d’une attaque de panique qui survient chez n’importe qui à n’importe quel moment, par exemple au domicile d’un patient pour une Idel. Elle peut aussi être anticipatoire… L’anxiété se dissimule sous une dizaine de masques. Les infirmières libérales, par leur métier exercé au domicile des patients, leurs contacts avec des personnes malades sont, en raison du contexte actuel, d’autant plus exposées à l’anxiété. Il n’est donc pas surprenant qu’elles la ressentent actuellement.

Ont-elles conscience d’être dans cet état d’anxiété ?

C. M.-S. : Les Idels, comme de nombreuses personnes, n’ont pas conscience d’être dans un état anxieux. Pour avoir quelques points de repère, l’état anxieux se traduit par le ressenti d’un changement physique : la personne ne se sent pas comme d’habitude, elle a mal au ventre ou au dos, des épaules tendues, un torticolis, une pression thoracique, etc. Elle peut avoir des difficultés à s’endormir, se faire davantage de souci pour quelque chose, revivre toute sa journée une fois couchée, être en permanence fatiguée. Ce sont quelques pistes pour s’interroger. Il existe une trentaine de symptômes physiques de l’anxiété.

À quel moment l’anxiété doit-elle être considérée comme pathologique ?

C. M.-S. : Dès lors qu’elle gêne le quotidien d’une personne. Généralement, l’anxiété est génératrice de trois effets. La personne anxieuse va entamer une véritable course contre le temps. Elle souhaite en faire le plus possible en un minimum de temps, comme une to do list sans fin. Ensuite, cette personne sera dans une anticipation anxieuse : elle va imaginer des scénarios-catastrophes dans le futur sans qu’aucun élément ne justifie de tels dénouements. Enfin, la pensée anxieuse se traduit par l’absence de juste milieu : c’est soit tout, soit rien. Bien entendu, cette situation est source de fatigue, la personne anxieuse ayant en moyenne 65% de pensées négatives.

Les Idels peuvent-elles agir sur cette anxiété par elles-mêmes ?

C. M.-S. : Il existe au moins trois façons d’agir sur l’anxiété. La première est de repérer ses émotions et de mettre des mots dessus. Même s’il ne s’agit pas du bon mot, ce n’est pas grave : toute émotion positive ou négative se ressent dans le corps. Il faut apprendre à les nommer, à les accueillir, pour éviter de lutter contre une émotion par des conduites addictives comme le grignotage, la consommation d’alcool, la consultation à outrance des réseaux sociaux, l’hyperactivité, etc. Au contraire, il faut la vivre pleinement, qu’elle soit agréable ou non. En l’acceptant, comme toute émotion est éphémère, elle va partir d’elle-même. La deuxième manière d’agir est d’être dans le partage des émotions, quelles soient bonnes ou mauvaises, avec des personnesressources. L’exercice en cabinet de groupe permet aux Idels de se livrer au sein d’un tel espace de parole. Il est important d’avoir un moment pour échanger avec ses collègues ou avec un groupe de référence, de se tourner vers une personne bienveillante et en capacité d’écouter. Pour les infirmières, cette personne-ressource doit être du secteur de la santé afin de pouvoir comprendre et entendre les difficultés qu’elles rencontrent avec leurs patients. Le conjoint peut être le troisième recours, mais il ne doit pas être le seul, car il est à la fois juge et partie.

Enfin, dans la gestion de l’anxiété, le point essentiel pour les Idels repose sur la gestion de leur planning. Elles doivent le construire en luttant contre l’idée de le remplir à tout prix. Il peut être fixe, afin d’éviter d’avoir à le refaire quotidiennement, quitte à l’adapter le matin même de la tournée. Souvent, lorsqu’une personne est anxieuse, elle ne met pas en place de routines, elle ne déjeune jamais et son emploi du temps n’est composé que de rendezvous. Ce planning doit obligatoirement intégrer les temps dédiés aux déplacements et au déjeuner… Il faut prévoir de manger à heures régulières, à 30 minutes près, car cela influence les hormones et apparaît important pour réguler l’anxiété, en permettant le respect des routines biologiques. Il en est de même pour le sommeil. Enfin, il faut prévoir trois pauses de gestion émotionnelle dans la journée, qui peuvent être effectuées dans la voiture, entre deux patients de la tournée. Elles doivent durer entre 30 secondes et 10 minutes. L’Idel peut alors écouter un air de musique, regarder des photos, faire un exercice de méditation. Il faut savoir se nourrir avec ce qui nous nourrit.

À quel moment est-il conseillé de se faire aider ?

C. M.-S. : Si ces éléments clés ne fonctionnent pas ou si l’Idel ne parvient pas à les mettre en place, il est important de se faire aider, d’abord par son médecin traitant car c’est lui qui connaît le mieux la personne. Il va pouvoir constater si elle a changé, si elle est fatiguée. Il peut lui-même, s’il est formé, accompagner cette gestion de l’anxiété. Si ce n’est pas possible pour lui, il va orienter la personne, notamment vers un psychiatre. Dans tous les cas, il vaut mieux consulter une fois et obtenir quelques conseils permettant un retour à la normale que d’être dans un mal-être qui peut conduire, après quelques semaines, à une dépression. Il est d’autant plus important de ne pas passer sous silence ce sentiment d’anxiété qu’il peut être le révélateur d’un terrain particulier, d’une fragilité antérieure à la crise sanitaire actuelle.

le contexte

La crise sanitaire que traverse le pays depuis maintenant cinq mois a plongé l’ensemble de la population dans un stress ambiant. Du côté des professionnels de santé en général, et des infirmières libérales en particulier, la modification de leur activité peut générer de l’anxiété, en lien avec la prise en charge de patients contaminés, le manque de matériel, les risques de contamination, la confrontation à des décès de confrères ou de patients. Des ressources existent pour y faire face.