L'infirmière Libérale Magazine n° 373 du 01/09/2020

 

POINT(S) DE VUE

INTERVIEW

Laure Martin  

L’usage du féminin pour désigner les infirmières est controversé aujourd’hui, certains estimant que l’emploi du masculin permettrait une plus grande reconnaissance du métier. Va-t-on vers une masculinisation de la profession ?

Les professions soignantes, en majorité féminines, sont donc désignées comme un groupe féminin. Est-ce une façon de faire perdurer l’image de l’infirmière bienveillante, par opposition à celle du médecin, davantage centrée sur ses compétences ?

Sophie Divay : C’est la traditionnelle opposition entre le “care”, qui renvoie à des compétences relationnelles, et le “cure” du médecin qui soigne en mobilisant ses savoirs théoriques. Cette division du travail structure le milieu de la santé dont les forces numériques sont inégalement réparties : aujourd’hui, en France, du côté du “care”, plus de 700 000 infirmières et 350 000 aides-soignantes. Du côté du “cure” un peu plus de 200 000médecins. Et ce sont majoritairement des femmes qui prennent soin des malades : moins de 15 % d’hommes chez les infirmières, moins de 10 % chez les aides-soignantes. Ces chiffres laissent croire que nous avons affaire à des “métiers de femmes”. Or, à la fin du XIXe siècle, l’émergence du modèle de l’infirmière moderne, c’est-à-dire d’une professionnelle formée, diplômée et rémunérée car salariée, s’accompagne d’une féminisation imposée de ces fonctions qui relèvent des qualités féminines, maternelles, et de soumission. Cela arrangeait le groupe des médecins en constitution, qui avait besoin d’auxiliaires dociles, ainsi que les directeurs d’hôpitaux, qui savaient qu’ils pourraient souspayer le travail des femmes, même diplômées. Dire et croire que les soins infirmiers sont meilleurs s’ils sont dispensés par des femmes n’est donc qu’une idée socialement et historiquement construite. Mais ces “évidences” sont bien ancrées. À l’hôpital, les équipes savent bien qu’un infirmier ou un aide-soignant en blouse blanche est fréquemment appelé “docteur” par les patients, et que c’est à la docteure en blouse blanche qu’ils vont demander l’urinal !

Guillaume Decormeille, infirmier en réanimation : À la base, la profession est certes davantage féminine, et historiquement, les cornettes lui ont donné l’image de femmes dévouées. Malgré cela, l’infirmière a toujours été une technicienne et auparavant, elle était reconnue pour ses connaissances et ses compétences. Cette vision a décliné au fil du temps, peutêtre en raison de la supériorité médicale et d’une non-affirmation du corps infirmier. Est-ce le rapport homme/femme ? Peut-être a-til joué… Même si nous pratiquons des actes prescrits, ils ne représentent pas l’étendue de nos compétences et les médecins n’ont pas d’emprise sur ce que nous savons faire, surtout au niveau de notre rôle propre. Cette dimension du soin doit être prise en compte dans son intégralité. Je pense qu’il est important de faire la distinction entre la profession infirmière et le soin qui est, lui, infirmier. La profession va devoir s’affirmer d’un point de vue politique et décisionnel, car les médecins ne peuvent plus être ceux qui décident de son évolution, même s’ils peuvent y participer.

L’émancipation et la reconnaissance de la profession doivent-elles passer par l’usage du masculin dans sa désignation ?

Guillaume Decormeille : En aucun cas ! En revanche, je pense que l’émancipation de la profession nécessite une présence accrue dans le cadre notamment des décisions politiques et professionnelles. D’ailleurs, politiquement, il y a toujours eu en majorité des hommes au sein de l’Ordre infirmier. Pourquoi les femmes n’endossent-elles pas davantage ce rôle puisqu’elles sont majoritaires ? Quoi qu’il en soit, la « reconnaissance du soin infirmier passera par la valorisation de son contenu », comme l’a justement dit Walter Hesbeen, mais aussi par la mise en avant des compétences, la publication de résultats scientifiques. L’activité d’infirmière en pratique avancée (IPA) participe à la valorisation de notre profession.

Sophie Divay : Il me semble que pour un groupe professionnel composé à plus de 80 % de femmes, on peut “oser” parler d’infirmières ! Mais aujourd’hui, ce n’est certainement pas leur principale préoccupation. Avant la Covid-19, le milieu infirmier disait déjà qu’il était à un tournant de son histoire, avec la mise en place des IPA et du master en sciences infirmières. Après la crise actuelle, il est clair que la popularité des infirmières dans l’opinion met à leur portée un levier politique pour poursuivre leurs avancées professionnelles. Mais les porte-paroles de la profession font bien remarquer qu’elles sont très peu présentes à la table des négociations, comme ce fut le cas au Ségur de la santé. Et même si elles obtenaient une “reconnaissance salariale” significative, qu’en serait-il des vrais changements structurels ?

Les hommes infirmiers doivent-ils endosser cette mission d’émancipation des infirmières ?

Sophie Divay : À eux de choisir s’ils veulent être du côté de la lutte contre les inégalités sociales… mais aussi à elles de prendre position. Encore faudrait-il qu’elles et ils soient aidés dans leur prise de conscience, et pour le moment ces questions sont totalement absentes des programmes de formation. “Infirmière” ou “infirmier”, ce n’est pas un détail, les mots ne sont pas neutres : pourquoi utilisons-nous, sans nous poser de questions, les intitulés d’emploi tels que “la femme de ménage” ou “le chirurgien” ? Parfois, cela peut aboutir à des situations pour le moins caustiques, puisqu’on va parler de “madame le médecin” ou, en dehors de l’hôpital, de “madame le maire” ! Ceci explique peut-être que des responsables d’écoles paramédicales tiennent à se faire appeler “madame le directeur d’Ifsi”, notamment, disent-elles, pour être prises au sérieux par les membres majoritairement masculins de la direction de leur hôpital de rattachement.

Guillaume Decormeille : Aujourd’hui, il faut arrêter de cibler la reconnaissance, l’émancipation de la profession sur les personnes. Elle doit porter sur les soins infirmiers en tant que tels. Il faut parvenir à une reconnaissance du soignant. Bien entendu, j’aimerais que notre métier soit davantage reconnu, notamment financièrement, car je pense qu’il est souspayé. C’est notamment dû au fait que de nombreux actes que nous réalisons ne sont pas prescrits, donc pas cotés ni évalués. La valorisation du contenu, quant à elle, passe par la recherche paramédicale, afin de démontrer l’étendue de nos connaissances scientifiques. D’ailleurs, nous devrions nous orienter vers une université des sciences de la santé, et non des sciences infirmières, fondée sur une profession. Il faut travailler en interdisciplinarité avec tous les acteurs qui gravitent autour des soins prodigués aux patients.

le contexte

L’apparition de l’écriture inclusive dans la langue française a eu pour objectif de permettre la féminisation de certains métiers, jusqu’alors presque exclusivement conjugués au masculin. D’ailleurs, en février 2019, l’Académie française a adopté à une large majorité le rapport sur la féminisation des noms de métiers et de fonctions. Pendant longtemps, la profession infirmière n’a pas été confrontée à cette problématique, la désignation du métier étant dans la majorité des cas féminine. Aujourd’hui, le débat s’inverse, certains soignants revendiquant l’usage du masculin.