Des infirmières à rude école - L'Infirmière Magazine n° 168 du 01/02/2002 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 168 du 01/02/2002

 

Enquête

Loin d'être une sinécure, le métier d'infirmière scolaire requiert disponibilité et travail soutenu La profession est marquée par un manque d'effectifs patent Faute de temps, ses principales missions, l'écoute et le soin, sont négligées.

Devenir infirmière scolaire, un rêve de tranquillité ? Il paraît même qu'elles tricotent à l'infirmerie... On pense aux vacances nombreuses, à des horaires peu contraignants... La réalité est tout autre : le concours est difficile car peu de postes sont offerts. Et à l'entrée dans l'Éducation nationale, dans la majorité des académies sont proposés surtout des postes d'internats. Il faut attendre un certain nombre d'années d'ancienneté pour avoir un poste d'externat. Les responsabilités sont grandes et le rythme de travail soutenu : « En collège notamment, souligne Brigitte Le Chevert, secrétaire générale du Syndicat national des infirmières conseillères de santé, on voit sans cesse défiler des élèves, 60 au moins par jour. Les élèves nous font l'effet de sangsues, circulant sans arrêt. Étant seules, nous ne pouvons jamais nous relayer pour assister à des réunions, avec l'équipe pédagogique... Si l'on veut faire plus, c'est en bénévoles après les cours... »

Sous-effectifs.

« L'infirmière au collège est là le jeudi. T'as pas intérêt à te sentir mal un autre jour de la semaine ! L'an passé, un élève est tombé dans la cour. Pas trop grave, mais les secours sont arrivés au bout d'une demi-heure. En attendant, on n'a pu rien faire pour le soulager. » Les remarques de Clément, élève de 4e dans le Lot, illustrent bien la réalité du découpage en secteur, due principalement à l'insuffisance des effectifs. 6 000 postes d'infirmières pour 7 800 collèges et lycées publics, 55 000 écoles et deux millions d'étudiants...

Ces chiffres signifient que les infirmières se partagent la médecine préventive universitaire et les IUT (un poste pour 5 000 à 8 000 étudiants), les lycées où elles ont plus de chances d'être à temps plein, et des temps partiels (80 ou 50 %) sur les collèges et les écoles situés sur leur secteur de recrutement. Ainsi, les établissements importants offrent une réponse infirmière permanente et ailleurs, dans les écoles et petits collèges, l'infirmière n'assure qu'une présence hebdomadaire...

« Le système est pervers, commente Brigitte Le Chevert. Aucun chiffre n'est vraiment donné pour dire à partir de combien d'élèves il faudrait une permanente. Ceci pour ne pas devoir se conformer strictement à ces chiffres et devoir créer des postes... Les affectations se font au petit bonheur la chance, en fonction des pressions : là où des parents vont râler, là où un accident va survenir... »

Viviane Defrance, en poste depuis vingt-cinq ans dans le même lycée professionnel travaille dans de « bonnes » conditions : deux collègues pour 500 élèves, avec cependant un internat de 250 places. Il est question à la rentrée prochaine d'un redéploiement des effectifs, sur son académie (Reims) et la suppression de son poste : « Je vais peut-être devoir sillonner le département, appréhende Viviane Defrance. J'ai 51 ans et je n'ai pas forcément envie de prendre la route. Je vis ces changements difficilement et je dois faire le deuil de ma profession telle que je la concevais. Je travaille avec des "ados" et l'essentiel de mon travail était fondé sur l'écoute... On sait que l'on aide, que l'on évite des passages à l'acte. On ne va pas pouvoir écouter les jeunes de la même façon en étant là une journée par semaine. Les jeunes n'auront plus de repère. Il faut une présence, une disponibilité, parce que les "ados" n'ont pas de mal-être sur rendez-vous ! C'est une refonte de la profession, telle qu'elle était conçue, et un moment d'incertitude et de désarroi. Comme si le travail que l'on avait fait depuis des années était nié. On va devoir être partout et nulle part, des "infirmières courants d'air" obligatoirement frustrées ! »

Loin des missions de l'Éducation nationale.

« Notre mission, résume Béatrice Gaultier, est de repérer les problèmes, d'accompagner les jeunes sur leurs besoins de santé et de leur permettre de suivre une scolarité dans de bonnes conditions. Nous faisons partie du plan de lutte contre l'échec scolaire, quand les médecins ont des missions de santé publique. » Béatrice Gaultier est infirmière dans un grand lycée de Rennes : 500 élèves jusqu'en terminale, puis 1 000 en classes préparatoires aux grandes écoles, avec un internat de 500 places. Si son travail est d'abord le soin et l'écoute, elle organise aussi avec sa collègue un travail d'action collective sur l'éducation à la santé, à la sexualité, le stress : « On fait des interventions en seconde pour essayer de traiter ces questions un peu avant les premiers rapports, vers 17 ans. Cela nous permet de rectifier les informations approximatives et aussi de nous faire connaître auprès des jeunes, de leur proposer des rendez-vous individualisés. »

Mais l'infirmière, faute de temps, ne réussit pas suffisamment à travailler sur cette partie « éducation à la santé ». « Le problème, déplore Jacqueline Le Roux, secrétaire générale adjointe du Snics et infirmière scolaire depuis 1969, c'est que l'on veut détourner les infirmières de leur mission première : accueillir les élèves, les écouter, faire des soins relationnels, éducatifs, techniques, pour les redéployer sur le secteur immense et faire des dépistages systématiques. Au lieu de se mobiliser sur les problèmes constatés par les instituteurs, on exige des infirmières qu'elles participent aux visites médicales incombant aux médecins conformément au Code de santé publique. Sauf que s'il n'y a pas de suivi ou d'accompagnement, le dépistage ne sert pas à grand-chose. Outre cet examen auquel on nous demande de participer avec les médecins, on confie aux infirmières des dépistages sur certaines populations d'élèves : CE2, 6e, 5e, en fonction d'éléments dont on ne nous révèle pas toujours la pertinence. Pour nous, travailler en complémentarité avec les enseignants du primaire est important, car comme ils travaillent directement auprès des jeunes, ils sont les plus à même de repérer les problèmes. Le bien-être des enfants et leur réussite seraient mieux servis par des examens à la demande plutôt que systématiques, perte de temps et gâchis de moyens. »

Une vocation d'écoute.

« Chaque matin, raconte Viviane Defrance, je trouve une dizaine d'élèves à la porte de l'infirmerie. Il faut faire le tri entre ce qui est ancien et n'a pas été soigné le week-end, les dispenses de gym justifiées ou non, ceux qui se réveillent d'une mauvaise nuit et se sentent mal, ceux qui ont envie de sécher un cours... Il ne faut pas entrer dans leur jeu tout en restant vigilant car certains qui sont très mal n'insisteront pas forcément. Car il n'y a pas que des petits maux sans gravité mais aussi des problèmes lourds à gérer. J'exerce depuis vingt-cinq ans, et j'ai l'impression, au fur et à mesure de l'évolution de nos missions, d'avoir changé de métier. Les jeunes aussi ont changé : avant on rencontrait le "cas", maintenant l'ensemble des jeunes vit avec d'énormes problèmes individuels, familiaux, sociaux... En lycée professionnel, règne omniprésente cette notion d'échec scolaire. Ils ont besoin de retrouver une confiance en eux qu'ils ont perdue. Autrefois, on restait dans l'infirmerie à attendre que l'élève nous sollicite, simplement au niveau du soin. Ce n'est plus du tout ce qui fait la majorité de notre travail. Par l'intermédiaire du soin, bien sûr, on entre en relation avec l'élève. C'est à nous de décrypter la demande. »

Autre contexte mais problèmes psychologiques tout aussi importants chez les « bons élèves » de Béatrice Gaultier. Une pression scolaire intense, des demandes de « soins miracles » pour ne pas rater les cours et tenir jusqu'aux concours, des dépressions par peur de ne pas « être à la hauteur »... « Certains ne sont pas armés pour ce type de pression, affirme Béatrice Gaultier. Cela s'exprime par le corps et nous savons le dépister : l'expression somatique est très importante chez les adolescents. D'où l'importance de notre présence, car on ne parle pas de cela avec un prof ou un conseiller d'éducation. Souvent, ils nous disent : "Cela fait des années que je n'ai pas été malade comme cela." Les élèves des classes "prépas" sont plus volontiers sujets aux infections virales, voire microbiennes, parce que pressés par le travail et le stress. Ils ne dorment pas, nous sollicitent tardivement, prennent parfois déjà des psychotropes. »

Travail de nuit.

La nuit, tout devient plus aigu et plus difficile, surtout pour les infirmières : cinq nuits de garde par semaine, des soirées condamnées, parce que « l'on ne peut pas aller au cinéma et répondre à une urgence médicale ».

« Nous sommes chevillées à notre travail, commente Brigitte le Chevert. Certaines d'entre nous travaillent ainsi 20 à 25 ans... Entre infirmières, quand on évoque ces questions, il y a toujours une collègue qui pleure... »

Formation et carrière

- Formation et parcours : DE + sélectif concours d'entrée de l'Éducation nationale.

- Salaires : 6 800 F nets en début de carrière, 11 500/12 000 F, en fin de carrière. On reste un certain temps au 1er échelon, puis pour passer du 2e au 3e : trois ans et trois mois, 3e au 4e : trois ans et neuf mois, 4e au 5e : quatre ans, 5e au 6e : quatre ans, au 7e : quatre ans, au 8e : quatre ans. Mêmes indices qu'à l'hôpital, mais pas avec la même rapidité : pour atteindre l'indice majoré 410, il faut compter 25 ans contre 21 ans.

- Âge moyen : 45 ans (environ). Une partie importante des infirmières (au moins 20 % des effectifs) partira à la retraite dans les cinq ans à venir.

Témoignage : « Je suis énormément sollicité, c'est épouvantable... »

Saint-Sauveur-sur-Tinée, village de 400 habitants dans l'arrière-pays niçois. Un collège de 200 élèves, avec un internat de 120 places. Christophe Poncet, infirmier, y travaille pour la seconde année, à plein temps sur le collège, en déplacements sur les écoles de secteur, plus cinq nuits de garde pour l'internat...

« De plus en plus, commente Christophe Poncet, on voit des élèves venir de la côte, placés en internats pour des choix éducatifs ou pour des problèmes familiaux importants. Être interne à dix, onze ans, c'est difficile... Je me suis rendu compte que pour certains de ces enfants, c'était un quasi-abandon... Les parents les déposent le lundi, les reprennent le vendredi et toute la semaine ne veulent pas en entendre parler... » Et l'infirmier découvre peu à peu les histoires familiales : les familles monoparentales, les enfants orphelins ou qui n'ont jamais connu leur père ou leur mère... Des enfants en échec scolaire, dans des situations familiales difficiles, vivant des problèmes de violence. Pour accueillir cette détresse psychologique, rien n'est prévu : les enfants dorment à huit ou dix par chambre, avec un surveillant non spécialisé pour 40... Chaque soir, à partir de 21 heures, Christophe Poncet est appelé pour « des crises de spasmophilie, d'angoisse, d'asthme, ou des enfants qui explosent et se cassent les poings contre les murs... Je suis énormément sollicité, c'est épouvantable. On regroupe des élèves qui ne vont pas bien, sans forcément avoir les bonnes réponses. Cela repose toujours sur le personnel infirmier dans les situations d'urgence ou sur le chef d'établissement ou le conseiller principal d'éducation quand ils veulent bien se déplacer. »

Vrai/Faux

→ « Les infirmières d'internat bénéficient de primes »

FAUX - Une infirmière d'internat gagne moins qu'une collègue d'externat, puisque l'on estime que son logement est un avantage. Des textes « Fonction publique » très archaïques, disent que, lorsque les personnels sont logés, ils ne peuvent pas recevoir d'indemnité forfaitaire pour travaux supplémentaires. Certains logements sont très décents, peuvent accueillir toute une famille et présenter de véritables avantages (notamment à Paris). Quand ils ne sont pas distribués sans hiérarchie de qualité selon les postes. Et que dire aussi des infirmières qui ont déjà leur maison et qui doivent accepter un poste loin de chez elles ?

→ « Infirmières et médecins n'ont pas les mêmes missions »

VRAI - Le médecin a un rôle de santé publique, contrairement aux infirmières qui sont là pour « la prévention de l'échec scolaire » (BO du 12-1-2001). Longtemps, ils n'ont pas fait partie du même ministère (les médecins ont quitté la Santé pour l'Éducation nationale en 1991). Les médecins ne sont pas à la disposition des élèves : ils les convoquent. Ils sont censés faire du dépistage, pas d'accueil, pas d'écoute, même si la réalité est heureusement différente.