RECHERCHE infirmières désespérément - L'Infirmière Magazine n° 170 du 01/04/2002 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 170 du 01/04/2002

 

Enquête

- Partout dans le monde, les infirmières qualifiées font défaut - Choix politiques et évolution du système de santé sont à l'origine de cette situation - Pour y remédier, les pays occidentaux recrutent à l'étranger mais oublient trop souvent de revaloriser la profession.

En Europe, les besoins en infirmières sont précisément évalués. Ainsi en 2000, le département de santé britannique estimait le manque de personnels infirmiers à 22 000 équivalents temps plein sur l'ensemble du territoire. En Allemagne, une étude basée sur les heures supplémentaires effectuées en 1992 soulignait déjà une carence de plus de 13 000 infirmières dans les seuls hôpitaux. En Suisse, 3 000 infirmières généralistes font défaut. Et aux Pays-Bas, 7 000 infirmières sont activement recherchées pour travailler dans le domaine de la santé communautaire et des soins aux personnes âgées. Canada et Amérique du Nord ne sont pas épargnés. À New York, 10 à 15 % des postes sont vacants, ce qui nécessiterait le recrutement de 3 300 à 5 000 professionnelles. Les spécialistes de l'OMS regrettent qu'un système global d'évaluation des carences en personnel de santé n'existe pas, qui permettrait de comparer la situation de tous les pays. « Et dans ces conditions, difficile de dire quels sont les plus sévèrement affectés », souligne Naeema Al Gasseer, spécialiste des soins infirmiers à l'OMS. Si peu de chiffres fiables révèlent la crise vécue par les pays en voie de développement, la pénurie y est pourtant plus conséquente pour la santé de populations déjà défavorisées économiquement.

Quand en Europe ou en Amérique du Nord, on évoque une baisse de qualité, des conditions de travail difficiles qui favorisent la survenue d'erreurs et de maladies professionnelles, dans les pays plus défavorisés, le manque de personnel peut signifier la disparition de l'accès aux soins primaires pour plusieurs dizaines de milliers d'habitants. « Les infirmières et les sages-femmes fournissent une très grosse partie des soins dispensés dans les pays pauvres, note Naeema Al Gasseer. Dans la mesure où ces professionnels de santé sont, proportionnellement, les plus nombreux et parfois les seuls sur un site donné. »

Restrictions budgétaires.

Les raisons de cette situation ? D'abord des coupes drastiques dans les budgets nationaux de formation initiale et de ressources humaines. « Pourtant, les décisionnaires savaient, insiste Mireille Kingma du Conseil international des infirmières, ils disposaient d'études réalisées dès les années 70 sur le rôle important joué par les infirmières. » Mais ils ont préféré réaliser des économies, en remplaçant nombre d'entre elles par des personnels moins qualifiés : économiser tout de suite plutôt que prévoir à long terme. Quand ce n'était pas une pression externe, telle celle du FMI ou autre Banque mondiale, qui incitait à la réduction de la dépense publique. Ici, on aura diminué les financements des écoles d'infirmières, alourdissant la charge financière qui pèse sur les épaules des étudiants. Ailleurs, les infrastructures peu entretenues et les programmes rarement mis à jour, diplômeront des personnels aux compétences minorées et à l'autonomie limitée.

Image peu attractive.

Vient ensuite un manque de valorisation du métier. L'image gratifiante de l'infirmière, longtemps véhiculée par des clichés romanesques et pseudo-religieux, a bien vécu en Occident. Horaires difficiles, salaires peu motivants et conditions de travail stressantes n'attirent plus les jeunes femmes. « Même dans les pays les moins avancés, insiste Mireille Kingma, l'infirmière conserve une image positive dans la société, mais si les filles peuvent choisir un autre métier, elles le font. » À l'heure où les opportunités de carrière sont de plus en plus nombreuses pour les femmes, pourquoi se lancer dans un tel métier ? Peut-être dans l'espoir d'être recrutée à l'étranger... Car les pays du Nord, après avoir réduit les quotas d'entrée en formation, doivent aujourd'hui embaucher de toute urgence : infirmières épuisées qui quittent la profession, mais aussi nombreux départs en retraite dans un métier vieillissant inquiètent à présent. De plus, les systèmes de santé ont évolué. De nouvelles possibilités de carrière s'offrent aux infirmières dans la santé privée mais aussi dans l'administration, dans les organisations internationales, à des postes de gestion, de réflexion et non plus seulement d'action. De nombreuses spécialités sont créées pour faire face à de nouveaux besoins en santé communautaire ou en soins aux personnes âgées, notamment. La demande d'infirmières augmente alors que l'offre diminue.

Infirmières étrangères.

Les gouvernements cherchent à recruter au-delà de leurs frontières. Ainsi les infirmières philippines font-elles le bonheur de la Norvège ou du Royaume-Uni. Ce dernier s'est même vu éclaboussé par plusieurs scandales. Infirmières étrangères alléchées par des contrats mirifiques mais finalement privées de leurs papiers et amenées à travailler pour des bas salaires, ou encore recrutement agressif de la part d'agences privées pour l'emploi qui dévalisent littéralement les promotions fraîchement diplômées d'Afrique du Sud ou des Caraïbes. À tel point que le gouvernement du Royaume-Uni, à la demande des pays concernés, s'est vu obligé de rédiger une sorte de code de conduite où il s'engage à éviter l'embauche des personnels originaires de ces deux pays, à « toujours envisager la possibilité de faire le travail soi-même avant de faire appel à une agence de recrutement à l'étranger » et encore à « offrir au personnel recruté à l'étranger les mêmes salaires et conditions de travail que ceux dont bénéficie le personnel local ». Mais le recrutement à l'étranger ne touche pas seulement les pays les plus pauvres. Ainsi l'Espagne est-elle devenue le grand pourvoyeur de ses voisins européens, au grand dam des associations nationales d'infirmières hispaniques. En effet, celles-ci militent actuellement pour la création de 100 000 postes supplémentaires afin de mieux couvrir les besoins de santé de la population espagnole.

Favoriser l'autonomie.

Parmi les autres remèdes envisagés par les gouvernements pour remédier au mal, citons l'augmentation des effectifs recrutés dans les écoles ou les universités. Et quand on ne trouve pas suffisamment de volontaires possédant les prérequis jusqu'à présent nécessaires, on bouscule la règle. Au Canada, deux filières permettent d'accéder au diplôme de sciences infirmières : l'une déjà spécialisée en soins infirmiers, l'autre plus largement consacrée aux sciences de la nature. Jusqu'en 1999, sur les 300 étudiants inscrits en faculté de sciences infirmières, seule une soixantaine étaient issus du second cursus. Désormais, ils sont une centaine. En Belgique, le ministère de l'enseignement supérieur envisage d'augmenter la proportion d'élèves étrangers admis dans ses écoles (jusqu'ici limité à 0,5 %). Et quand la formation initiale ne suffit pas, il reste à encourager la qualification de personnels de santé déjà en poste, auxiliaires ou aides-soignants.

Pourtant, l'OMS comme le Conseil international des infirmières proposent d'autres solutions. « Il faut développer des programmes de management des ressources humaines prenant en compte la formation, le recrutement et la rétention des personnels infirmiers », souligne Naeema Al Gasseer. L'amélioration des conditions de travail semble la première revendication de personnels qui auraient quitté le système de santé ou de jeunes à la recherche d'un métier. Ainsi le Royaume-Uni a-t-il mis en place plusieurs actions ces dernières années pour maintenir ou inciter au retour à l'activité des professionnels de la santé publique.

Meilleures conditions de travail.

Revalorisation des salaires, réductions des contrats à durée indéterminée, meilleure organisation du temps de travail, ont permis le retour de 4 000 infirmières dans le secteur entre février 1999 et septembre 2000. Mais les conditions de travail, ce sont aussi des infrastructures mieux aménagées, du matériel en état et en nombre suffisant, la présence d'aides-soignants auprès desquels déléguer certaines tâches. Le développement des compétences, qui permet aux personnels infirmiers de gagner en autonomie, mais aussi de s'impliquer dans des négociations avec les instances administratives et politiques décisionnelles, est un autre cheval de bataille du CII comme de l'OMS. « Nous militons pour que soit reconnues les qualifications de l'infirmière, explique Mireille Kingma, ce qui sous-entend lui accorder une plus grande autonomie professionnelle. » À l'instar de l'American Nurses' Association qui a décidé de distinguer les établissements où les conditions de travail sont les meilleures en regard de la qualité des soins (cf. encadré p. 34).

Le groupe consultatif mondial sur les soins infirmiers et obstétricaux de l'OMS, réuni en décembre 2000, recommandait la mise en place de « mécanismes visant à informer les responsables politiques et le grand public de l'impact et du rôle des services infirmiers et obstétricaux pour répondre aux besoins de santé des populations mal desservies et préconiser l'utilisation de ces services lorsque leur qualité et leur rentabilité sont avérées. » Or leur rentabilité est avérée depuis plus de trente ans. De bien bonnes intentions, donc. « Mais les directives ne sont pas des lois, souligne Mireille Kingman, et elles sont rarement mises en application. »

ÉTATS-UNIS

Des hôpitaux très attractifs

Aux États-Unis, l'association des infirmières américaines décerne une distinction aux hôpitaux qui se soumettent à son évaluation. Sur l'analyse de critères, définis en 1982 par l'Académie américaine de la profession infirmière sur les pratiques de soins dans les hôpitaux, elles examinent les conditions de travail et l'excellence des soins qui permettent de créer un environnement attractif pour les infirmières qualifiées. 45 établissements se sont vus, à ce jour, attribuer le titre de magnet hospital (ou « hôpital aimant »). On y examine en particulier la philosophie et la pratique des soins, l'adhésion aux critères d'amélioration de la qualité des soins, la qualité du cadre supérieur à stimuler et encourager les pratiques du personnel, et l'attention à la diversité ethnique et culturelle des patients et de leurs proches. « Dans ces hôpitaux, il y a des personnels en liste d'attente, souligne Mireille Kingman du CII. Les infirmières savent qu'ici elles auront un meilleur accès à la formation continue, le respect de leur hiérarchie, la reconnaissance de leurs compétences, la possibilité de gérer leur plan de soin avec le malade... » Une initiative que le CII aimerait bien voir se répandre à travers le monde.

Migrations

Selon le CII, l'étude des migrations des personnels infirmiers doit permettre d'entreprendre une planification et une gestion efficaces des ressources humaines. Si la pénurie est mondiale, certains pays ont cependant les atouts leur permettant d'attirer les personnels d'autres nations. Le flux migratoire se fait généralement des zones rurales vers les zones urbaines, des quartiers pauvres vers les plus aisés, des postes de base vers des fonctions mieux rémunérées et des pays du Sud vers les pays du Nord. Quatre types principaux de déplacements sont à prendre en compte : du secteur public au secteur privé, du secteur des soins au secteur commercial, d'une région à une autre, d'un pays à un autre.

Les ravages de l'ultra- libéralisme britannique

Plusieurs facteurs expliquent la pénurie d'effectifs infirmiers dont souffre le Royaume-Uni. Entre 1992 et 1994, le gouvernement britannique a considérablement réduit les quotas d'admission à la formation (- 28 %). Dans ce pays à l'économie ultra-libérale, les contrats d'emploi temporaire se sont multipliés, accentuant la précarité et le taux d'abandon de la profession. Plusieurs actions ont été entreprises pour y remédier : campagne de presse, augmentation des salaires à l'embauche pour attirer davantage les jeunes en formation initiale. Puis revalorisation des salaires, réduction des contrats à durée déterminée et meilleure organisation du temps de travail ont permis de maintenir en exercice les professionnels expérimentés, voire de faire revenir ceux qui avaient quitté leur activité. Mais les tentatives d'octroyer aux établissements hospitaliers la possibilité de négocier une partie du salaire au niveau local, afin d'attirer des personnels sur les sites où la pénurie est la plus aiguë, n'ont pas abouti. Aujourd'hui, alors que des campagnes de recrutement massif à l'étranger sont lancées, il reste toujours 15 000 postes à pourvoir au Royaume-Uni.