Le savoir de la nuit - L'Infirmière Magazine n° 173 du 01/07/2002 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 173 du 01/07/2002

 

Dossier

• Anne Perraut Soliveres, infirmière et chercheuse, réhabilite le « savoir de la nuit », injustement dénigré • La nuit donne aux soignantes ce que le jour ne leur permet plus : autonomie, qualité relationnelle, créativité • Elle impose un devoir de penser et repositionne l'infirmière du côté de l'humain.

• Si je me réfère à ma propre expérience, ma première affectation de nuit en réanimation chirurgicale cardiopulmonaire à l'hôpital Laënnec (Assistance publique-hôpitaux de Paris) en 1967 fut le point de départ de cette observation d'une exception culturelle qui n'allait jamais se « normaliser ». Déjà à cette époque, le mépris des conditions d'exercice allait de pair avec une exigence qui nous semblait hors d'atteinte.

Je n'oublierai jamais notre arrivée, le premier soir : trois nouvelles diplômées sans aucune expérience d'une spécialité dont la complexité allait bien au-delà de leurs compétences, et que l'encadrement n'avait pas hésité à laisser seules avec le réanimateur... La première question de ce dernier avait d'ailleurs concerné notre compétence à démonter les respirateurs, ce qui nous avait laissées sans voix.

Frustration et autonomie

Ainsi, dans un service hypertechnique accueillant des patients en situation extrêmement précaire, personne ne semblait avoir conscience de l'incroyable responsabilité que l'on nous faisait endosser. Il fallut quelques nuits avant que nous soyons « encadrées » à notre demande par une infirmière du pool de remplacement qui resta trois semaines avec nous. Je garde un souvenir très précis de ce service où j'appris l'essentiel du métier dans sa partie médicale et technique grâce à la bonne volonté des médecins réanimateurs de garde. Tout comme je me souviens du mépris des infirmières de jour s'adressant aux infirmières de garde ou aux « veilleuses », qui nous paraissait profondément injuste.

Les infirmières de jour se disent frustrées d'une qualité relationnelle qui aurait besoin de temps et d'intimité pour se développer. Leurs conditions d'exercice ne leur permettent pas de prendre ce temps et la quantification des soins, l'évaluation à l'oeuvre par le biais de l'accréditation n'ont fait qu'aggraver une situation déjà insatisfaisante. Cependant, les contraintes particulièrement contraignantes dans l'exercice des soins ne le sont pas seulement par manque de temps. La politique de soins qui s'est développée dans un cadre méthodologique laissant de moins en moins de place à la liberté d'interprétation, a réduit l'espace de créativité et surtout de pensée d'un corps professionnel dont les affects sont profondément sollicités dans tout acte de soin. C'est ainsi la possibilité de prendre du recul qui disparaît, laissant les émotions à l'état brut sans possibilité de reprise ni, a fortiori, de construction d'un argumentaire où les infirmières pourraient affirmer leurs valeurs. Ceci les empêche de défendre un territoire où elles devraient trouver leurs marques tout en répondant mieux aux attentes des patients. La nuit, cette organisation paraît dérisoire, voire déplacée, face à l'angoisse qu'expriment les patients, face aux demandes irrationnelles et répétées destinées à différer leur peur de la solitude, devant le besoin d'échapper pour un instant à une réalité qu'ils ne supportent pas. La légitimité étant du côté de l'objectivité, on conçoit aisément que la nuit s'en éloigne, d'autant plus qu'elle défend les aspects les moins reconnus car les moins visibles des soins.

L'infirmière de nuit jouit d'un « privilège » inestimable et apparemment impardonnable : la paix qu'elle tire de la raréfaction des acteurs, de la disparition quasi totale de l'encadrement et surtout de la mise en veilleuse de la médecine. Le médecin est de garde, c'est-à-dire qu'il dort, et ne sera appelé qu'après que toutes les autres ressources auront été épuisées.

Liberté de ton

L'infirmière tire ainsi bénéfice de ses propres contraintes, retrouve une liberté d'exercice qui s'exerce subtilement entre prescription, convictions et volonté du patient, tout en maintenant une atmosphère conviviale avec ses collègues plus ou moins proches, qui lui permet de développer une conscience aiguë de sa responsabilité. L'estime de soi peut alors s'épanouir d'autant plus aisément que les rapports hiérarchiques allégés se déclinent dans un registre beaucoup plus familier. Il faut donc aller chercher ailleurs les raisons de cette antinomie, du côté d'une symbolique qui nous dépasse et pourtant nous emmène loin de la rationalité tant souhaitée. Il s'agit en effet de considérer ce que représente la nuit dans notre univers, toute entière vouée à l'ombre, au négatif, à l'inconnu, à l'obscur, toute faite d'inquiétante étrangeté face à la suprématie de la clarté, de la maîtrise plutôt du côté du jour. La nuit, les soignants ont davantage à faire avec l'impuissance, avec l'attente tellement angoissante du patient qui craint de s'endormir pour la dernière fois. Un autre aspect s'éloigne nettement de la rationalité : il concerne la transgression de cette symbolique par l'infirmière travaillant la nuit. Elle est la preuve vivante et quotidienne qu'on survit au chaos, que les terreurs nocturnes sont sans fondement objectif, et que l'insoumission aux contraintes et codes diurnes n'est punie d'aucune malédiction. L'infirmière de nuit se distingue par une plus grande liberté de ton et d'action et, par extension, de pensée qui la singularise et la fait souvent réagir vivement devant les injonctions paradoxales de l'institution quand ses collègues de jour se taisent. On se trouve probablement là devant le grief le plus indicible du jour envers la nuit : cette liberté de ton insolente pour qui n'en bénéficie pas, voire n'en a même pas idée.

« Soeurs ennemies »

À chaque occasion de conflit dans une équipe, on s'aperçoit que les mêmes arguments ressortent depuis la nuit des temps, comme s'ils étaient la pierre d'achoppement de toutes les divergences de ces « soeurs ennemies » : une organisation plus favorable (!), un travail moins soutenu qui semblent suffire à justifier une méfiance qu'aucun argument ne parvient jamais à apaiser. Cette méfiance peut d'ailleurs se décliner de différentes manières, qui vont de l'oubli pur et simple de l'équipe de nuit (à tous les niveaux de décision ou d'information) au mépris ou au dénigrement du travail accompli. Cette méfiance peut prendre des formes plus subtiles en passant par la planification par le jour de certains soins ou surveillance de constantes destinées à ponctuer la nuit. L'observation des temps de transmission orale est en cela très éclairante, qui voit les infirmières de jour indiquer à leurs collègues les surveillances à effectuer, les éléments à privilégier, tout naturellement, comme si elles n'avaient pas en face d'elles des professionnelles capables de se déterminer seules face aux observations cliniques de l'état du patient. Lors des transmissions du matin, la position est totalement différente, ce qui donne aux infirmières de nuit l'impression qu'elles sont les gardiennes d'un temple qui appartiendrait à l'équipe de jour.

Cette méfiance n'est d'ailleurs pas l'apanage des infirmières de jour. En cela, elles ne font, une fois de plus, que refléter le sentiment des médecins et des cadres infirmiers qui semblent avoir du mal à imaginer l'hôpital fonctionnant correctement en dehors de leur présence et surtout de leur conception des soins. Il est frappant de constater la constance de ce schéma, quels que soient le lieu géographique, le statut de l'hôpital ou du service. Toutefois, des variantes se font jour, liées à une hiérarchisation des spécialités et des tâches plus ou moins valorisées. Les relations jour/nuit évoluent par conséquent d'autant plus favorablement que la spécialité est peu valorisée ou plus difficile à vivre, rapprochant par le négatif des soignants qui ont alors davantage conscience de leur impuissance, découvrent les limites de la médecine, développent d'autres savoirs et savoir-faire plus proches des savoirs de la nuit. Les services de soins palliatifs ont ainsi permis l'émergence de relations jour/nuit nettement plus satisfaisantes, basées sur une confiance réciproque et un respect mutuel, parce que le patient est enfin (in extremis) le sujet central de l'attention générale. C'est en abandonnant le fantasme de maîtrise et de toute puissance, en reconnaissant la nuit qui est en elles que les infirmières redonnent sens à leur mission.

Lieu de résistance

J'ai longtemps supporté l'idée (fortement encouragée par l'équipe « adverse » ainsi que par les autres tenants de l'institution) que ma personnalité rebelle était en cause dans tous les conflits jour/nuit aussi bien pendant ma carrière d'infirmière que dans mon exercice de l'encadrement. Il faut dire que je n'ai jamais accepté cet arbitraire invariable qui nous faisait juger avant de nous entendre, la présomption d'innocence n'étant pas encore parvenue jusqu'à l'archaïsme hospitalier. Là encore, une différence significative de comportement singularise la nuit qui refuse obstinément de retourner les observations concernant les oublis, erreurs, ou véritables dysfonctionnements à leurs collègues alors que l'inverse est fréquent. Lorsque je suis amenée à enquêter sur un oubli ou autre problème nocturne signalé par une de mes collègues, je suis souvent frappée du manque total d'indulgence d'une communauté, qui se comporte comme si elle était irréprochable. Je dis bien communauté car par bonheur, les relations individuelles nettement plus amicales sont là pour temporiser. Il n'en reste pas moins que ce conflit de deux mondes continue à être stigmatisé comme une insuffisance liée à la nuit qui joue souvent le rôle de bouc émissaire fluctuant au gré des non-dits plus ou moins tenaces qui affectent le fonctionnement du service.

Du moins au plus

Il me fallut prendre mon bâton de pèlerin afin de rencontrer, du nord au sud comme d'est en ouest, les mêmes (qui ne peuvent donc être influencées par mon sale caractère...) qui expriment dans les mêmes termes les mêmes situations et le même sentiment d'incompréhension. On ne peut pourtant nier la qualification et les compétences des professionnelles exerçant la nuit puisqu'elles ont strictement la même formation et qu'on exige d'elles les mêmes actes et les mêmes qualités d'observation. Il faut par conséquent chercher ailleurs les causes de ce conflit archaïque puisque personne n'oserait penser sérieusement qu'il y ait davantage de « bras cassés » la nuit que le jour ou que le sérieux, la qualité, le sens de la responsabilité soient des vertus réservées à l'exercice diurne. Il est d'ailleurs impossible de poser la question en ces termes dans une unité de soins sans voir aussitôt invoquée la nécessité d'arrêter de stigmatiser ce conflit dans les équipes, comme si le parler pouvait être pire que le taire...

Récemment invitée à débattre dans un CHU d'une grande ville du sud, je me trouvai face à un « amphi » où les infirmières de nuit exprimèrent très clairement leurs difficultés face à cette situation apparemment insoluble. La question d'un cadre supérieur, faisant allusion à mon positionnement résolument positif quant aux qualités développées par « la nuit », vint illustrer une attitude quasi invariable de l'encadrement de jour : « Ne craignez-vous pas de creuser un fossé entre le jour et la nuit ? » J'évoquais alors la difficulté du dialogue entre des professionnels ne bénéficiant pas de la même « valeur » affichée, ceux « de nuit » étant quasi systématiquement qualifiés par le « moins »... moins de travail, moins de compétence, moins de contraintes, moins de pressions de la part des médecins et de l'encadrement, moins d'implication dans le service, alors qu'il n'était jamais question de leurs « plus »... plus de temps auprès des patients, plus d'autonomie, plus de solidarité dans l'équipe, plus d'espace de décision, plus d'exigences de sens, et surtout manifestement plus de plaisir. Je retrouvai dans cette observation un des cancers les plus tenaces de l'institution de soins : la faculté de son encadrement à occulter ce qui dérange plutôt que le regarder en face. Nier le conflit est selon mon expérience la meilleure façon de l'entretenir car rien n'est fait alors pour démonter ses rouages, pour tenter de rendre visibles les éléments qui relèvent de lieux communs, de l'imaginaire collectif comme des réflexes de défense de communautés de personnes dont les valeurs sont exactement les mêmes mais quasi inversement hiérarchisées.

La nuit des temps

Prenons le temps, problème s'il en est, qui est probablement la principale base des griefs du jour : ce n'est pas le fait que les soignants de nuit aient davantage de temps à consacrer au patient qui ajoute à la frustration du jour, c'est que manifestement « la nuit » profite de ce temps « libre » pour échanger davantage dans l'équipe restreinte, que le sommeil du malade (quand on peut le laisser dormir...) offre un espace de liberté consacré à la réflexion aussi bien individuelle que collective lorsqu'un collectif est possible. Le soupçon que cet espace serve surtout au soignant à « piquer un petit roupillon » est tenace et non sans fondement car la solitude et la nuit se conjuguent à l'évidence, augmentant les difficultés à se tenir éveillé.

Ma déjà longue expérience de l'encadrement des soignants de nuit (24 ans) après une douzaine d'années d'exercice professionnel infirmier nocturne m'a enseigné que la vigilance ne pouvait pas se définir seulement par l'éveil, mais surtout par une curiosité partagée, par une stimulation de tous les sens qui concourent à faire face à la nuit et à ses contraintes spécifiques. Cet encouragement à la rencontre n'avait pas pour première intention de stimuler l'éveil mais surtout d'encourager les professionnels à trouver des stratégies, des parades à leur solitude devant la décision, devant les impondérables, de s'entraider dans certaines situations (patients difficiles à mobiliser, décès, débordements comportementaux, difficultés techniques...), mais aussi de partager leurs doutes et analyses des situations. La solidarité qui en découle est un bénéfice indirect, tout comme la capacité à faire face ainsi que la vigilance qui s'adapte en fonction des demandes des patients. J'ai ainsi pu observer dans le service dont j'assume la responsabilité que cette vigilance avait considérablement augmenté avec l'aggravation de l'état des patients. Et ce malgré la mise à disposition de fauteuils « relax » destinés à permettre le repos « les jambes en l'air » des soignants. La « conscience professionnelle » est une valeur manifestement sous-estimée dans beaucoup d'établissements, bien que, le plus souvent, les soignants de nuit y jouissent d'une très grande autonomie, pour ne pas dire qu'ils sont abandonnés à eux-mêmes.

Tolérer la différence

La « nouvelle » tendance de l'encadrement supérieur infirmier voudrait que les soignants de nuit comme de jour soient « gérés » et évalués par les mêmes cadres (de jour) mais aussi qu'ils tournent sur les équipes, imaginant ainsi faire disparaître la différence de ressenti des uns et des autres. Il est certain que l'expérience des situations de jour et de nuit apporte aux soignants une meilleure estime réciproque, mais c'est sans compter avec les autres éléments non évalués et cependant incontournables afférents au travail de nuit. Aspect significatif de cette profession : tandis que son encadrement lui reproche sa passivité, son manque d'ambition, il lui inflige des conditions de travail encore plus contraignantes, encore plus inhumaines sous le prétexte fallacieux que cela lui donnerait un meilleur rendement. Les aveuglements institutionnels ont encore de beaux jours devant eux qui ne peuvent concevoir que le meilleur moyen d'encourager la qualité des soins serait de considérer le soignant avec autant d'attention, de sollicitude voire d'humanité... que celle qu'on exige de lui à l'endroit de ses patients. Il existe bien d'autres moyens de faire face au risque de perte de compétence : la formation continue intelligemment pensée, réellement encouragée, correctement organisée serait un atout considérable pour les soignants qui, de jour comme de nuit, ne peuvent entretenir leurs savoirs et savoir-faire que dans les gestes pratiqués régulièrement.

C'est dans la reconnaissance des spécificités des uns et des autres que se trouve le chemin d'une entente mutuelle non pas basée sur l'identité des conditions de travail, mais sur une acceptation de la différence, une reconnaissance des pôles nocturne et diurne inséparables et pour autant inéluctables en chacun de nous (nous sommes tous des êtres faits de jour et de nuit) comme dans l'organisation du travail. La familiarisation à la nuit pour les soignants demande du temps et de la réflexion. Il ne suffit pas d'être seul face à ses patients pour que se développe cette écoute attentive, pour que l'oreille se fasse, pour que l'intuition se développe. Si le malheur s'exprime sans fard, encouragé par l'intimité, par une réelle confidentialité, il n'est pas pour autant facile d'y faire face. C'est dans l'abandon des rôles que se révèlent les capacités soignantes, mais il faudra le comprendre avant d'oser se présenter devant la souffrance, et apprendre à partager le doute et la peur de la peur de l'autre. La formation des soignants ignore la nuit. Elle lui consacre deux semaines seulement sur 37 mois et trois semaines... Serait-ce du fait de la résistance de la nuit aux systèmes ?

Du sens à la trace

Le passage à 35 heures de nuit, vécu par « le jour » comme un privilège, raviva un ressentiment collectif qui semblait s'endormir. Nous pensions alors nous orienter doucement vers une prise en charge globale des patients dans laquelle se reconnaissaient particulièrement les infirmières de nuit, ce qui réduisait d'autant les dissensions. Le virage à 90 degrés négocié dans une valse de procédures et protocoles, entre PMSI, Isa et autres « franglaiseries », outre le coup d'arrêt mis à nos belles avancées humanistes, nous replongea dans un marasme inévitablement destiné à réduire encore la part d'autonomie des infirmières, de jour beaucoup plus que de nuit. La radicalisation des unes et des autres sur les fondations de leurs valeurs prioritaires vient entériner le rapport que chacune entretient avec cette autonomie, selon que celle-ci est plus ou moins grande, selon également une charge de travail qui a augmenté considérablement par la rapidité des rotations en soins aigus comme par la densification des soins dans les services de suite où seuls les patients les plus lourds sont aujourd'hui hospitalisés. Les charges afférentes à ces soins, à savoir principalement l'organisation, la justification, la traçabilité et autres notations destinées au contrôle et à la comptabilisation des actes effectués, accentuent le sentiment que la démarche sécuritaire l'emporte sur toute autre préoccupation de suivi du patient. C'est là où la nuit échappe en partie à la contrainte si l'on maintient la comparaison avec le jour. En effet, nombre de documents formalisant la traçabilité des actes sont principalement remplis par les soignants de jour, à juste titre, l'essentiel de ce qui se voit et peut de la sorte se compter, se passe le jour, la nuit restant cet espace de la continuité des soins, du maintien de la surveillance et de la vigilance dont la définition même change dans la vision nocturne.

Du côté de l'humain

La nuit, les soignants ébauchent une identité professionnelle qui se développe sans nier ses fondements affectifs ni ses valeurs. Leur équilibre se construit à partir du sentiment d'être restés au plus près de ce qu'ils imaginaient de la fonction soignante, de leur motivation de départ. La nuit, le sujet soignant ou soigné retrouve sa place prépondérante, le singulier passe avant toute injonction institutionnelle, c'est l'événement qui fait loi, l'inattendu qui rythme les heures. C'est dans cette aventure que s'ouvre l'esprit d'initiative, dans cette intimité avec soi que l'on appréhende l'autre et ses différences et que, en l'absence d'alternative, on apprend à faire fi de son ressentiment, de ses dégoûts, de son angoisse.

La convivialité obligée dans laquelle vivent les soignants de nuit, assortie d'une grande intimité, leur permet d'aborder de nombreux sujets rarement évoqués dans l'institution. Je veux parler de la pudeur, de la sexualité, du dégoût, de la violence des soins qui s'entassent dans les limbes du ressenti du jour, faute de trouver l'espace pour en parler. C'est en acceptant de parler de ce qui les touche que les soignants de nuit se donnent les moyens de le penser, c'est en se donnant le droit d'évoquer ce qui les trouble qu'ils apprennent à le dépasser. La nuit, le monde apparaît plus humain, les humains moins enfermés dans les modèles réducteurs. La nuit défend à cor et à cri sa spécificité, son environnement, sa qualité. Elle le défend pour elle et les siens, mais pas seulement. Le jour aurait beaucoup à gagner à s'appuyer sur son argumentaire en faveur d'une rencontre plus satisfaisante avec le patient. C'est le chemin d'une identité professionnelle pleine et riche, l'ouverture d'un espace de responsabilité qui aurait beaucoup à gagner en se plaçant résolument du côté du patient, laissant la maladie à la médecine.

À l'instar de la nuit, mettons la médecine en veilleuse et repositionnons-nous résolument du côté de l'humain. C'est là que pourraient s'épanouir les infirmières de demain.

Livre de chevet

Afin que s'éclaire le savoir de la nuit, Anne Perraut Soliveres, elle-même infirmière de nuit, a enquêté pendant sept ans et recueilli de nombreux témoignages de collègues. À travers une démarche de praticien-chercheur (voir encadré p. 30), elle redonne la parole à celles que notre société laisse dans l'ombre. Indispensable.

Infirmières, le savoir de la nuit. Anne Perraut Soliveres. Le Monde/Puf. 2001. 19,50 €.

Qu'est-ce qu'un praticien-chercheur ?

Le praticien-chercheur est un chercheur de l'intérieur. Partant de la réalité qu'il partage avec d'autres, il met en perspective tout ce qu'il perçoit qui lui semble donner du sens à ce qu'il fait. Le premier objectif d'un praticien-chercheur est de chercher à comprendre le monde dans lequel il travaille afin de participer à sa transformation. Il part le plus souvent d'une insatisfaction professionnelle et d'une curiosité intellectuelle du sens des pratiques auxquelles il cherche à donner une cohérence. Son questionnement va chercher des arguments à l'université, du côté des sciences humaines, s'appuie sur une éthique de la recherche. Le praticien-chercheur ne saurait être ni praticien ni chercheur exclusivement. L'une et l'autre posture se nourrissent mutuellement, permettant l'aller et retour permanent de la pratique à la recherche. Cette posture offre de nombreuses opportunités notamment de rencontres d'autres champs de cohérence. Le praticien-chercheur est un militant pour une autre vision de la recherche.

Vécu nocturne

Rien de facile à compter ni de très objectivable dans ces petits riens qui motivent nombre d'appels des patients, sitôt la nuit tombée. Ce qui explique le peu de valeur accordée par une institution privilégiant la rationalité à ces aspects subjectifs qui constituent l'essentiel du vécu nocturne. Les soins techniques apparaissent de bien peu d'importance dans cet univers peuplé d'incertitude et d'inquiétudes à apaiser alors qu'ils demeurent prioritaires dans la vision médicale très présente sur la scène du jour.

Sommeil et vigilance

La fatigue constitue la difficulté majeure de l'exercice professionnel nocturne, exigeant des acteurs un effort considérable jamais reconnu. Les problèmes de sommeil et de vigilance gagneraient à être observés plutôt que reprochés, voire diabolisés. Les données dont nous disposons concernent le travail posté et ne peuvent pas s'appliquer au travail permanent et volontaire dans lequel de nouveaux équilibres viennent compenser une réelle pénibilité. La menace récurrente par l'encadrement de retour dans un rythme diurne dissuade les soignants de parler en confiance de leurs conditions objectives et subjectives de travail. Il faut pourtant oser parler de la vigilance qui ne peut être réduite à l'état d'éveil. Il s'agit davantage d'un état d'esprit, doublé d'un sens de la responsabilité qui aiguisent les sens dans un univers où le moindre bruit est interprété, analysé inconsciemment. Les infirmières de nuit se reconnaîtront dans le relâchement d'attention qui les gagne dans les heures difficiles où l'on donnerait sa vie pour une couette, et desquels on sort en un instant quand survient l'imprévu, l'incident qui oblige à convoquer toute son énergie.

Continuité des soins

Le médecin lui-même, lorsqu'il se déplace la nuit, se coule dans cette atmosphère feutrée, est davantage en phase avec la fatigue ambiante. Il considère lui aussi le patient comme sujet principal d'intérêt, devant sa maladie. C'est probablement là que se trouve la différence majeure entre deux univers aussi différents que le jour et la nuit : la seule préoccupation de la nuit est d'assurer une continuité des soins la plus satisfaisante possible tout en essayant de préserver le sommeil des malades.