L'accueil du polytraumatisé - L'Infirmière Magazine n° 174 du 01/09/2002 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 174 du 01/09/2002

 

Dossier

- D'un établissement à l'autre, l'accueil du polytraumatisé et de ses proches varie selon les moyens et le personnel - Certains hôpitaux restreignent les visites, d'autres les encouragent - Face à l'urgence, la communication avec les familles est aussi primordiale que délicate.

- « Il existe une grande disparité entre les systèmes d'accueil. Il faut déjà malheureusement classer les hôpitaux en fonction de leur taille parce que, très souvent, les petits sont plus aptes à mobiliser les énergies que les grosses structures enlisées dans leur fonctionnement. Ainsi, la fonction CHU phagocyte énormément d'énergie - au niveau médical et paramédical - par la démultiplication d'activités. Ces gros services regroupent différentes grandes spécificités : soins, recherche, formation universitaire, et n'ont pas forcément le temps de bien se consacrer à l'accueil. » André Usselio est infirmier réanesthésiste, major de soins en réanimation pédiatrique polyvalente depuis sept ans au CHU Nord de Marseille et vice-président de la Sfisi (Société française des infirmiers en soins intensifs). Il a beaucoup réfléchi à cette notion d'accueil en service de réanimation et au débat - ou dilemme - divisant deux types de structures, les fermées qui limitent les visites de deux à quatre heures par jour, et les ouvertes où les familles peuvent venir souvent au chevet des patients, voire passer la nuit près d'eux... Concernant la question particulière des polytraumatisés, André Usselio prône davantage de transparence pour limiter l'angoisse : « Au moment de l'accident, ce qui est important, c'est de pouvoir faire visualiser aux gens ce qui se passe vraiment, parce qu'il y a une grande part fantasmatique dans l'accident et la mort brutale. »

Sa réflexion a évolué avec sa pratique au quotidien en réanimation pédiatrique, un service ouvert, ce qui implique des habitudes de travail différentes : « Quand je suis arrivé, je me suis mis les mains sur la tête en me demandant ce qu'était cette organisation où l'on voyait des gens partout... Il y avait alors une grande salle commune, sans intimité pour les parents, qui a ensuite laissé place à une structure en boxes individuels séparés par des rideaux. Les familles s'y retrouvent, restructurent et personnalisent le box, l'habitent vraiment. Le fait d'avoir réfléchi à l'architecture - au sein de l'équipe soignante et médicale - a permis de transformer le service. »

ACCUEILLIR, C'EST ACCOMPAGNER

Les différents soignants interrogés témoignent tous de la même condition sine qua non pour véritablement accueillir patients et famille : celle d'une réflexion d'équipe et d'une volonté « politique » pour s'offrir les moyens d'une mise en oeuvre : « Dans l'idéal il faut vraiment qu'il y ait une offre de la part du service, commente Joseph Gazengel, neurologue et psychanalyste. Dans les services de "réa" dans lesquels j'ai gravité, il n'y a même pas un tabouret pour que les membres de la famille puissent s'asseoir. Ils restent plantés au pied du lit, avec leurs surchaussures et leur camisole en papier. Coincés, paralysés, incapables de toucher le malade parce que personne ne leur indique qu'ils peuvent parler, toucher, être émus... » « Accueillir c'est accompagner, confirme André Usselio. Les structures qui s'en donnent les moyens et dispensent un accueil correct sont celles qui ont une dynamique interne mettant en oeuvre ce principe. Je travaille sur les structures privées de la région marseillaise où, en raison du peu de moyens humains, l'accueil est plus aléatoire. Ce sont des structures qui ont vocation à être rentables, où l'accent sera mis sur l'aspect hôtelier. »

À l'hôpital Saint-Joseph à Paris, cette notion d'accueil n'est pas un vain mot.

L'ACCUEIL 24 HEURES SUR 24

Sous l'impulsion d'un chef de service et d'un cadre infirmier, la réanimation polyvalente a modifié ses horaires d'ouverture aux familles, passant en quelques mois de deux heures par jour à 24 heures sur 24... Un changement radical, préparé par un groupe de travail « prise en charge et participation des familles des patients hospitalisés en "réa poly" », constitué d'une équipe pluridisciplinaire. À l'origine, un principe : « Les familles sont là pour nous empêcher d'oublier que les patients que nous soignons ne sont pas des objets. Elles nous permettent de donner une personnalité à la personne inconsciente et nous obligent à regarder le patient comme un être humain. » Véritable volonté donc, de concevoir accueil et information comme une nouvelle technique médicale. « En matière d'humanité dans l'accueil, analyse André Usselio, une grande réflexion s'est élaborée peu à peu, au niveau du service infirmier, sur le fait que le soin n'était pas que technique. C'est d'ailleurs surtout en pédiatrie que la prise de conscience de l'importance de l'accueil s'est opérée en premier... Même s'il reste vrai qu'en réanimation le soin est très technique, la dimension relationnelle et humaine est fondamentale : un lent changement de mentalité maintenant bien intégré chez nous. Un problème persiste : en général, les soignants arrivant sont de jeunes diplômés qui n'ont pas reçu forcément une formation très adaptée : 80 à 120 heures seulement sont consacrées à l'accueil dans les écoles. Alors, dans les équipes se mettent en place des formations en interne, ou des groupes de paroles où l'on réfléchit beaucoup à l'appréhension des patients... » Peu d'hôpitaux ont monté des structures transversales ouvertes 24 heures sur 24... La plupart du temps, les services se structurent en fonction de la pathologie qu'ils reçoivent. Recevoir des urgences, des détresses vitales, va de pair avec l'organisation de l'accueil des familles. Problème : les personnes qui soignent sont-elles les mêmes que celles qui reçoivent les familles ? La réponse à cette question depend, bien évidemment, de la disponibilité des effectifs...

Joëlle Sabatier est cadre infirmier supérieur en médecine physique et de réadaptation fonctionnelle à l'hôpital de Garches (Hauts-de-Seine), dans un service comptant quatre unités. Un important travail de communication est fait en direction des cadres pour qu'ils puissent répondre à toutes les demandes : « Et ce même si on ne dépend pas du secteur du patient, puisqu'il faut assurer la continuité de l'information, explique Joëlle Sabatier. Des réunions ont lieu avec tout l'encadrement : cadres infirmiers, cadres kiné, psychologue et assistante sociale. On passe en revue tous les patients. Cette méthode de fonctionnement est apparue lorsqu'on a commencé à travailler en grande équipe, et il nous a semblé normal de prendre en charge la communication au sein du service. Dans le même esprit, les surveillantes ont bénéficié de formation sur la communication : en connaître les principaux modes pour ensuite essayer de repérer les différentes interactions entre les personnes et faciliter le dialogue. »

De nombreux services mettent à disposition des familles une ligne téléphonique directe leur permettant de prendre des nouvelles facilement : « C'était un des dispositifs de notre ancien fonctionnement, rappelle Martine Dumain, infirmière formatrice en réanimation polyvalente à Saint-Joseph, chargée de l'accueil et de la formation des nouvelles infirmières dans le service. Cela permettait aux proches qui ne pouvaient venir lors des créneaux d'ouverture de garder le contact, de savoir comment s'était passée la nuit... » Cette ligne continue de fonctionner, à Saint-Joseph, tout comme dans le service de réanimation chirurgicale de l'Hôpital européen Georges-Pompidou (HEGP, Paris), qui a notamment comme vocation l'accueil des polytraumatisés. Les visites y sont autorisées entre 16 et 21 heures sauf en salle de réveil où il est exceptionnel qu'une famille pénètre : « Parfois, les familles stationnent dans le couloir devant la salle de réveil, rapporte l'équipe infirmière. Ce peut être nous qui contactons les familles quand elles ne sont pas informées de l'hospitalisation du patient. C'est parfois difficile de distiller des informations médicales, et nous ne sommes pas assez nombreuses : il faudrait une personne dédiée à cet accueil, que l'administration accepterait de payer "en plus"... »

L'URGENCE AVANT LE DIALOGUE

L'accueil des polytraumatisés met souvent à vif les écueils de communication générés par les organisations de service, personnels insuffisants... L'urgence est souvent telle qu'il est nécessaire ensuite de faire le point en équipe, avec patients et famille : « Lorsqu'on accueille un grave polytraumatisé, souligne Didier Journois, médecin réanimateur à l'HEPG, on fait tout ce que l'on peut pour le sauver, s'arrêtant quand cela devient déraisonnable. Parfois même, devant une situation particulièrement désespérée - quelqu'un de très jeune, en parfaite santé - on va au-delà du raisonnable. Souvent, les choses se font dans l'urgence et on n'a pas le temps de se poser pour en parler, ce qui ferait du bien à tout le monde, car personne ne détient vraiment la vérité... On en reparle toujours ensuite, en groupe de paroles, ou lors de débriefings locaux. À chaque fois que l'on reçoit un patient "problématique", on réunit une cellule éthique pour faire le point. Souvent, l'affaire est entendue et il s'agit d'entériner un dossier que tout le monde connaît bien depuis quelques jours. Mais nous partons du principe qu'une décision d'arrêt thérapeutique, par exemple, ne peut se prendre de façon isolée et ne peut être une décision médicale exclusive, comme on l'envisageait autrefois. L'avis de tout le monde est important : médecins, infirmières, aides-soignantes... Dans l'idéal on intégrerait bien les familles, ce serait logique, mais peut-être dans un second temps : des mots, une culture dont nous disposons nous permettent de communiquer assez rapidement quand nous serions tenus de tout détailler pour la famille. On rencontre donc les proches dans un second temps, mais hélas pas tous ensemble : souvent, un couple médecin-infirmière s'en charge. »

DÉBUT DE DEUIL

Dans le service de réanimation chirurgicale de l'HEGP, on constate 15 à 20 % de décès. Plutôt moins que la moyenne. On meurt à l'hôpital et on meurt souvent en réanimation parce qu'on ne sait pas toujours bien où placer les gens. Aux équipes de faire face : « On ressent parfois des difficultés dans le dialogue avec les familles lorsqu'on est en impasse thérapeutique, observent Didier Journois et son équipe infirmière. On a un message à faire passer, et la famille renvoie l'inverse. On fait des périphrases pour ne pas être trop violent, mais parfois, quand par provocation ou dépit, on devient très clair, c'est un dialogue de sourds. On veut dire qu'on ne peut rien pour la personne et qu'elle va mourir, la famille répond par "tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir", "ne me dites pas qu'il va mourir, docteur..." On a alors tendance à s'accuser de ne pouvoir faire plus et à se rendre coupable de cette mauvaise communication. » Un psychologue attaché à l'équipe peut alors se révéler précieux, en expliquant que, le plus souvent, la dénégation des faits est une façon de se protéger. S'amorce ainsi une démarche progressive d'acceptation des faits et même un début de deuil... « Ce que je trouve difficile, avec les familles et les patients, c'est de bien positionner notre rôle et nos objectifs, remarque Joëlle Sabatier. Quand ils arrivent en médecine physique et réadaptation, les patients attendent beaucoup de choses qu'ils ont du mal à verbaliser. Ils attendent en fait que la vie reprenne comme avant... On doit leur faire comprendre qu'on va donner notre maximum mais que ce ne sera pas le cas. C'est tout un cheminement à effectuer. Dès l'accueil, on explique aux gens qu'on les considère comme n'étant plus vraiment malades. Le patient a passé une phase critique, où il était totalement assisté, en phase aiguë de réanimation. Chez nous, cela commence par un temps de cocooning puis l'on va vers une autonomisation... avec ce qu'il reste. On parle plus facilement de ce qu'il reste que de ce qu'il manque... Parce que le patient ne le verbalise pas forcément ou n'a pas forcément envie de l'entendre. »

LE MUR DE LA TECHNICITÉ

La technique apparaît comme un barrage, voire un refuge qui permet aux soignants d'éviter le dialogue avec les patients et leurs proches. Joseph Gazengel relate un cas témoignant de cette difficulté ressentie par les soignants : « Je me souviens d'une personne hospitalisée chez nous dans un état grave. Elle a mis du temps à mourir, huit jours quand on ne lui donnait que quelques heures. Les gens n'attendaient rien d'autre que sa mort. La mort d'un malade dans un service très technique confronte l'équipe de soin sà son impuissance, relative bien sûr. Si l'on considère le patient en train de mourir comme une personne, on sait qu'on va en souffrir. On se protège derrière la technicité, on dénie la réalité de la présence d'un sujet. Cette malade a quitté la "réa" pour monter à l'étage des malades ordinaires, à l'initiative d'une infirmière de l'équipe. Sans technique et sans machine. Je n'ai jamais vu se renouveler cette expérience, très mal vécue par l'équipe. On peut plus facilement s'absenter dans la technique. Se donner l'illusion d'être dans le pouvoir... Fût-ce le pouvoir d'arrêter la machine et de provoquer la mort de la malade lorsqu'on l'a décidé, et se faire alors croire que l'on "rattrape" son impuissance. On reste actif pour maîtriser ce qui nous échappe. Je citerais Shakespeare : "Puisque nous ne pouvons rien à ce désordre épouvantable, faisons semblant d'en être les organisateurs" ». Constat sévère de Joseph Gazengel qui désigne la lourde charge technique des services de réanimation, comme le premier obstacle à un accueil de qualité : « Je pense que, d'une manière générale, l'accueil des traumatisés crâniens est fragmentaire et que la façon "dispersée" dont ils sont accueillis contribue à aggraver le fait même d'avoir un traumatisme crânien... Un bon neurochirurgien passe sa vie en salle d'opération et n'a pas tellement le temps de parler aux malades, pas plus qu'un réanimateur, qui est d'abord un technicien. »

SERVICES FERMéS... AU DIALOGUE

La technique, l'urgence sont souvent les arguments avancés par les services dits « fermés », pour justifier le peu d'amplitude horaire consacré aux visites. « Nous serions partants pour 12 heures d'accueil, mais pas forcément pour plus, note Didier Journois. Au-delà, on estime que la qualité en souffre au profit de la quantité. Mieux vaut passer un bon moment avec les familles et bien leur parler... »

Autre point de vue chez les soignants qui travaillent en accueil ouvert : « Les parents peuvent être parfois surpris par la froideur, par la rigueur des équipes. Pour un patient intubé, ventilé, sédaté, piqué de seringues électriques de différents médicaments très puissants, l'infirmière doit faire face à une multitude d'actions de surveillance paramétrique et réaliser beaucoup de soins en peu de temps. Il ne reste pas de place pour le dialogue. C'est le grand argument des "réa" fermées qui disent préférer que les familles ne viennent pas pour ne pas "parasiter" les soignants et ne pas visualiser le côté difficile... Pour vivre le contraire au quotidien, je pense l'inverse. Je crois que les gens ont besoin de voir pour comprendre, et que lorsque des familles restent deux à six heures dans un box, l'adhésion familles/soignants se réalise mieux. L'accès aux familles est direct, il n'y a pas cette sorte de temps suspendu pendant lequel les familles viennent sans qu'il ne se passe rien... Ce que l'on voit dans les services fermés quand les familles sont dans les boxes, c'est qu'elles y sont seules. Les infirmières en profitent - prétextant que c'est bien que les familles se retrouvent avec le patient - pour être ailleurs. Je pense au contraire utile que les familles soient auprès du patient hospitalisé mais avec quelqu'un les accompagnant. Même si ce n'est que par une présence, une écoute... »

TRAVAILLER AVEC L'ENVIRONNEMENT

Saint-Joseph, qui a franchi le pas de l'accueil ouvert, s'en félicite, tout en en mesurant les contraintes : « Pour les nouvelles recrues, le fait de connaître une charge technique importante, avec des protocoles complexes à acquérir, l'intégration dans une nouvelle équipe, plus le regard des familles sur le travail entrave un peu ! concède Martine Dumain. Mais les familles sont moins agressives. En s'obligeant à venir sur des tranches horaires, elles arrivaient à des moments où le patient n'était pas forcément bien, on les faisait patienter... Nous faisions alors l'effort de les laisser seules avec le patient. Résultat, elles nous voyaient assises dans l'office ou la salle de soins et pensaient qu'on ne faisait rien... Aujourd'hui, elles mesurent la charge de travail que peut représenter notre journée. »

« Dans la mesure où les patients restent un certain temps, un vrai climat s'instaure entre les familles et les soignants, poursuit Sandrine Rouillon, infirmière en "réa" polyvalente, ayant travaillé auparavant en réanimation pédiatrique à Necker. On arrive à se connaître et cela crée une ambiance presque familiale. Des personnes qui ont amené un plat cuisiné se servent de notre cuisine pour le réchauffer... On les met à l'aise et on les intègre à la vie du service. »

Pour l'équipe infirmière de Saint-Joseph, il faut prendre en charge le patient et son entourage. À Garches, où l'on travaille avec les familles sur le long terme, on est bien conscient que tout est fonction des capacités de l'environnement proche : « Tout dépend de l'état de la personne, de sa situation sociale antérieure et aussi des conditions de l'accident, remarque Joëlle Sabatier. La culpabilité de la famille peut être terrible : les parents qui s'en veulent parce qu'ils ont autorisé leur enfant à sortir, le conjoint qui conduisait la voiture, le copain en train de chahuter au moment où c'est arrivé... Il faut prendre le vécu des gens au moment de l'accident en considération et faire avec... C'est la meilleure façon de limiter les fuites, fréquentes, de la famille : les couples qui lâchent, les familles qui n'assument pas... En majorité, les gens ne tiennent pas le coup. C'est pour cela qu'on doit faire avec l'entourage, reconstruire avec eux, ne pas se substituer... La société n'est pas prête à assumer les bienfaits de la médecine : on réanime très bien mais le handicap, on ne sait pas le vivre. »

LONGÉVITÉ ET INVESTISSEMENT

Autre facteur facilitant - ou bloquant - l'accueil, le turn-over plus ou moins important dans les services, permettant la cohésion des équipes. À Garches, Joëlle Sabatier remarque que la plupart des personnels travaillant dans son service y font carrière... à tel point qu'elle appréhende le départ en retraite de 30 % de l'équipe d'aides-soignantes pour juin 2004 : « Une perte de savoir-faire énorme qui m'angoisse un peu... Les gens qui viennent travailler là ont une affinité pour le relationnel, on est un service à part. La difficulté, c'est de rester à notre place, de ne pas trop fusionner, de demeurer dans une relation empathique sans aller trop loin. Difficile quand les familles sont très présentes... Parfois, on pourrait dériver et cela nous aide justement d'avoir ce personnel ancien, mûr, qui relativise beaucoup de choses et sait faire la différence entre vie professionnelle et privée. Les discussions et la passation de savoir-faire entre collègues pallient le manque de vacations de psychologues dont nous souffrons : deux jours et demi pour 62 patients, les familles et le personnel. » Situation différente à l'HEGP selon Didier Journois : « Il faut six mois à un an pour acquérir ces habitudes maison, tout ce qui fait la "culture d'entreprise". Et le pool infirmier se renouvelle souvent, car le travail est lourd physiologiquement. Souvent, on accueille des jeunes diplômés que l'on garde jusqu'à leur premier enfant. De plus, l'organisation des journées sur 12 heures, même si tout le monde y est très attaché, génère - pour récupérer les repos - des situations de sous-effectif ingérables. Une bonne gestion nécessite une assez grande maturité de la part du personnel, ce qui n'est, par définition, pas le cas avec des gens jeunes qui accordent encore beaucoup d'importance à leurs loisirs. Cela contraste avec l'investissement parfois excessif dont témoignent les "vieux" médecins ici : il y a comme un petit hiatus entre les deux... »

Les différents services interrogés se sont tous questionnés sur la nécessité ou non d'intégrer les familles aux soins dispensés aux patients. Là encore, plusieurs points de vue s'opposent, mais tous s'accordent à les exclure lors des gestes les plus techniques : « On a fait passer un questionnaire auprès des familles, résume Sophie Van Der Elst, formatrice en réanimation polyvalente, et faisant fonction de cadre en "réa" cardiovasculaire à Saint-Joseph. Il en est ressorti qu'elles avaient plutôt besoin d'un planning horaire plus large que d'une véritable participation aux soins. Elles étaient d'accord pour participer aux soins de confort : brumisateur, massages, soins des yeux, de la bouche... Mais, au départ, nous nous demandions jusqu'où aller : accepter que les familles fassent des toilettes mortuaires, pour un patient déjà traché chez lui, continuer à laisser sa famille s'en occuper... ? »

LES VERTUS DE LA PATIENCE

« Les familles apprécient et se sentent rassurées de se reposer sur l'équipe soignante, complète Sandrine Rouillon. Il n'est envisageable de les faire participer aux soins que sur des patients chroniques et du long terme, s'ils en sont capables. Il n'y a pas forcément d'intérêt sur du court terme à les éduquer. » « Nous apprenons aux parents à faire certains gestes, mais on ne va pas beaucoup plus loin que des massages ou du nursing, témoigne André Usselio. Des gestes comme les bronchoaspirations sont invasifs et peuvent entraîner des réactions des patients qui seraient peut-être vécues de façon mortifère par les parents. En revanche, quand les enfants sont en état végétatif et vraisemblablement vont aller dans des centres avec une trachéotomie, on leur montre comment faire. »

Relais ensuite dans les services de réadaptation, se traduisant obligatoirement par des longs séjours. À Garches, l'un des objectifs de départ est de faire comprendre aux familles la multidisciplinarité de l'équipe. On leur fait aussi découvrir toutes les facettes de la rééducation : « Les acquis que l'on a, il faut les faire fructifier à tout moment, insiste Joëlle Sabatier. Quelqu'un qui est capable de porter la main à sa bouche en ergothérapie pourra manger seul... Il faut ensuite en parler à la famille, l'inciter à rester à côté de la personne et l'encourager à ne plus lui donner à manger. Il faut parfois avoir la patience de rester près d'un patient une heure pour le voir se brosser les dents quand ça irait tellement plus vite de le faire nous-mêmes. »

Association des traumatisés crâniens

Dans certains services, on trouve cette association dont les membres ont subi un polytraumatisme dans leur entourage, et qui accueillent - sur la demande des unités - des familles en détresse. Elles interviennent auprès de celles qui le souhaitent, assurent des permanences et dispensent de précieuses informations non médicales : des adresses pour se loger, pour régler les problèmes administratifs... et aussi pour envisager l'avenir une fois passée la phase initiale de risque vital : quelle vie ensuite ? Quelles conséquences? Vers quel centre aller ?

Vivre en réanimation

Joseph Gazengel, neurologue, a exercé dans le service de neurochirurgie du professeur Philippon à La Pitié-Salpêtrière (Paris) pendant 28 ans. La psychanalyse est entrée dans sa vie, ce qui n'a pas été sans effet sur sa pratique médicale. Pendant trois ans, il a offert dans son service des entretiens de soutien aux patients et aux familles des traumatisés crâniens, en collaboration avec une psychologue : « Quelle que fut la gravité de leur accident corporel, je souhaitais depuis longtemps qu'ils bénéficient dans l'urgence de la présence physique, de l'oreille et de la parole d'un ou d'une psychanalyste. »

Joseph Gazengel livre ses réflexions sur les ponts qu'il a pu établir entre réanimation et psychanalyse dans un livre récemment publié, Vivre en réanimation : « Quels flux profonds et mystérieux traversent ces lieux où les corps sont livrés à la plus grande passivité, et où les fantasmes se déchaînent au rythme de machines qui prétendent réduire le sujet à n'être qu'un objet à sauver de la mort ? La réanimation est une sorte de résurrection. C'est aussi le point chaud de la médecine, le creuset de son évolution. On sauve la vie, mais à quel prix ? » s'interroge l'auteur à travers la retranscription d'une vingtaine de conférences.

Vivre en réanimation. L'Harmattan, collection « Psychanalyse et civilisations ». 2002.

Chambres à deux

« Quand la personne arrive d'un autre service, on contacte ce service, on prend des renseignements en plus de ceux médicaux déjà délivrés, indique Joëlle Sabatier, cadre infirmier à l'hôpital de Garches (92). Ce sont les cadres qui font ce petit bilan nous permettant de juger la charge que va nous demander le patient pour pouvoir ensuite le présenter à l'équipe. Cela nous permet aussi, comme nous n'avons pas de chambres seules mais à deux ou trois, d'essayer de faire les meilleurs mariages possibles, en fonction de l'âge, etc. On essaie toujours de détecter les affinités entre patients pour pouvoir les mettre ensemble : l'expérience prouve d'ailleurs qu'on ne se trompe pas vraiment. On a beaucoup de mal à séparer les duos "fusionnels" quand on doit fermer un secteur ! »

Formation

Une formation portant sur la relation thérapeutique, en inter-équipes. Voici l'une des initiatives du service de réadaptation fonctionnelle de Garches. Au départ obligatoire, elle est maintenant demandée, renouvelée et complétée par d'autres modules traitant de certaines pathologies. Autre thème bénéficiant d'une formation et s'adaptant aux nouvelles réalités de l'hôpital : l'agressivité. « La précarité et la violence sont entrées dans l'hôpital et il faut la gérer. Ici l'on retrouve toutes les dérives de la société. Les accidents arrivent dans n'importe quel milieu. On n'a pas que des jeunes gens "propres sur eux", responsables, avec des parents qui sont là et "assurent" affectivement et financièrement... », note Joëlle Sabatier.