Les infirmières de Ground Zero témoignent - L'Infirmière Magazine n° 174 du 01/09/2002 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 174 du 01/09/2002

 

NEW YORK, UN AN APRÈS

Actualités

Un an après le drame des Twin Towers, les infirmières de New York veulent évacuer les images choc des jours et des nuits passés à Ground Zero, le site dévasté des tours du World Trade Center. Quatre soignants racontent leurs premières journées auprès des survivants et des équipes de secours.

Les cordes vocales enrayées par l'épaisse poussière environnante, Rosemary Amo-Bonner, 33 ans, infirmière en pédiatrie, a perdu la voix sur le terrain des secours qu'elle a rejoints 48 heures après la catastrophe. Elle a dû attendre quelques semaines pour la recouvrer. Aujourd'hui, elle ne semble plus pouvoir s'arrêter de parler. « Le 11 septembre 2001, l'hôpital du Mount Sinaï où je travaille a été évacué pour ménager de la place aux rescapés », se souvient cette jeune infirmière d'origine anglaise. Les lits sont restés vides. « Nous n'étions d'aucune utilité. Alors, je me suis portée volontaire pour rejoindre les équipes de secours sur le site dévasté des tours. Dès ma première sortie, un pan de mur a failli s'écrouler sur nous. Un responsable des secours a inscrit mon numéro de sécurité sociale sur mon bras et ma jambe pour m'identifier au cas où je serais décapitée. »

Deux jours auparavant, à l'heure des « attaques », mot le plus fréquemment utilisé pour évoquer les attentats aux États-Unis, Emma Harry-Turner finissait son travail de nuit dans l'équipe d'administration de l'hôpital le plus proche du World Trade Center, le New York University Downtown Hospital. « Comme beaucoup de mes consoeurs, c'est la première fois que je suis capable de raconter ce qui s'est passé », concède-t-elle.

400 rescapés.

Le 11 septembre, cette infirmière était dans l'un des deux hôpitaux plongés au coeur du drame, à quelques encablures des tours. Ces centres médicaux ont traité l'essentiel des rescapés qui souffraient de multiples coupures, de problèmes respiratoires, de brûlures à divers degrés, de fractures. Certains avaient perdu un ou plusieurs membres. D'autres étaient en état de choc, désorientés. « Nous avons commencé par recevoir une centaine de blessés, note Emma. Nous devions les stabiliser afin de les évacuer rapidement vers d'autres hôpitaux hors de la zone sinistrée. Nous en attendions des centaines d'autres. Au total, nous en avons reçu 400. Mais vers le milieu de la journée, il n'y avait plus de victime "directe". Les blessés étaient désormais des secouristes, des pompiers, des policiers...

Quand nous avons enfin réussi à capter la BBC qui annonçait le troisième impact sur le Pentagone, nous avons cru que nous étions plongés en pleine guerre mondiale. Des rescapés voulaient s'enfuir par tous les moyens. Le quartier était bouclé, le métro, arrêté. Puis, la tour sud s'est effondrée. Un véritable chaos. Nous avons été soufflés par un nuage de béton charriant poussière, pierres, papiers, multitudes d'objets... L'atmosphère est devenue irrespirable. Durant une heure, nous n'avons plus rien contrôlé. Des centaines de personnes essayaient de rentrer dans l'hôpital pour se mettre à l'abri tandis que les blessés occupaient déjà l'espace. Mais nous avons réussi à faire face. J'ai pu envoyer du personnel récupérer du matériel médical.

Vers 17 heures, un autre immeuble s'est écroulé. Tout le secteur a été plongé dans le noir, excepté notre hôpital qui bénéficiait d'un générateur. L'eau manquait aussi : la pression avait considérablement baissé. Nous craignions les explosions de gaz. D'une minute à l'autre, une inquiétude surgissait. Nous ignorions ce que nous réservait la minute suivante. »

Isolés du monde.

« Nous étions prisonniers des rumeurs, ajoute Peter Allar, infirmier et responsable des nouveaux soignants au service d'urgence de l'hôpital Saint-Vincent. On affirmait que la Maison-Blanche était la proie des flammes et que les tours de Chicago avaient été attaquées. » Cet hôpital, situé dans un autre quartier, Greenwich Village, au sud de la VIIe avenue, était pourtant proche des tours. Mais Peter souligne à quel point il se sentait loin de tout. « Nous étions tellement occupés que nous ne sommes sortis dans la rue que dans l'après-midi. C'est là que nous avons commencé à réaliser l'ampleur du désastre. Ce matin-là, j'accueillais deux nouvelles infirmières. Tout d'un coup, un médecin est arrivé et a crié : "un avion s'est crashé sur le World Trade Center !" Nous avons cru à une mauvaise blague de carabin. Mais il avait l'air sérieux. Nous nous sommes dit qu'il s'agissait encore d'un exercice d'alerte. Nous nous apprêtions à jouer le jeu quand des gens paniqués ont fait irruption dans l'hôpital, suivis des premiers rescapés. Nous en avons reçu 300. » Le flux s'est brusquement tari l'après-midi.

Partenaire décapité.

« La nuit, poursuit Peter, les premiers membres des équipes de secours ont débarqué. Ils étaient épuisés et blêmes. Ils avaient besoin de soins respiratoires. C'était un moment d'immense émotion. Je n'ai jamais vu personne dans un tel état de choc. Un capitaine avait perdu toute son équipe et les avait vus mourir. Un autre s'était retourné dans sa course et avait aperçu son partenaire décapité. Nous avons pu parler aux ambulanciers et, ainsi, faire la part des informations et des rumeurs. Les jours suivants, des rumeurs d'une autre nature nous sont parvenues : un talkie-walkie annonçait l'arrivée d'une femme enceinte et d'autres survivants miraculeusement retrouvés. Ce n'était que fausse alerte malheureusement. »

Odeur insoutenable.

Les soignants de New York ont affronté des scènes terribles mais la plupart estiment qu'ils s'en sortent plutôt bien. « J'ai eu des périodes de cauchemars, confie Rosemary, à la suite de ces jours et nuits passés dans cette atmosphère épaisse aussi chaude qu'un sauna, dans la boue, les flaques d'eau, parmi les débris de murs et de glaces. On y découvrait des morceaux de corps. Des pompiers portaient des restes humains dans des sacs orange, d'autres tentaient de déplier un corps pour lui redonner un peu de dignité. J'ai été marquée par l'odeur insoutenable qui régnait là-bas. Une odeur qui a persisté jusqu'en décembre, précise Peter. « J'ai décidé de parler à un psychiatre, ajoute Rosemary, puis la vie a continué. J'ai même repris l'avion. » D'autres n'arrivent toujours pas à redescendre dans le métro...

Jackie Cataldo, infirmière volontaire à la Croix-Rouge se dit très choquée. Elle admet que certains de ses souvenirs demeurent bloqués et préfère l'évocation du temps où chacun se retrouvait pour les concerts estivaux au World Trade Center. « Tout ce quartier dévasté. C'était encore plus effrayant la nuit. » Elle laisse échapper des larmes. « Je croyais que j'avais fini de pleurer. Dans les situations d'urgence, nous, les soignants, on tient généralement le coup. Une fois que c'est passé, on a tendance à se laisser aspirer vers le bas », lâche-t-elle, sentencieuse. « Après les attaques, de nombreux soignants et volontaires de la Croix-Rouge souffraient d'asthme et d'angines sévères. C'est aussi l'expression d'un grand stress. Vers la fin du printemps 2002, lorsque les opérations de déblaiement ont cessé, on a commencé à réaliser et vraiment ressentir le choc. On ne compte plus les stress post-traumatiques, les cauchemars, les peurs », semble lui répondre Emma.

Groupes de paroles.

De nombreux groupes de paroles et de soutien ont heureusement été organisés à la fois par les hôpitaux, les compagnies privées et les services de la ville. « Malgré tout, conclut Emma, tout le monde, ici, a réagi de façon positive. Une véritable chaîne humaine. Cela a changé notre perception du monde. »

« Nous avons été bouleversés plus sûrement comme citoyens que comme soignants habitués aux urgences, ajoute Peter. Car, désormais, nous ne pouvons plus fermer les yeux et sommes obligés d'admettre la perspective d'autres attaques. »