Le deuil, aujourd'hui - L'Infirmière Magazine n° 176 du 01/11/2002 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 176 du 01/11/2002

 

Dossier

- De plus en plus souvent, l'annonce du décès a lieu en milieu hospitalier - Les soignants, par conséquent, sont sollicités pour accompagner le travail de deuil des proches du défunt - En partie occulté dans nos sociétés contemporaines, le deuil revêt pourtant une dimension fondamentale.

La mort, aboutissement fatal de la condition humaine, est une infernale et dramatique répétition, sacralisée par un cérémonial et des rites funéraires. Mais depuis deux ou trois décennies, on ne meurt plus de la même façon, et les traditions funéraires ont tendance à disparaître. La grande majorité de nos concitoyens ne décèdent plus chez eux, mais dans un lit d'hôpital ou dans une maison de soins. 70 % en région parisienne, un peu moins en province. Pour Marc Dupont, de la direction générale de l'AP-HP, chef du département des droits du malade : « Les familles confient les patients à l'hôpital parce qu'elles ont confiance et sont à la recherche de soins jusqu'au dernier moment. Ensuite, avec la modification de la structure familiale, le rétrécissement de la cellule parentale, le fait aussi que les hommes comme les femmes travaillent, peu de gens acceptent que l'agonie ait lieu à la maison. De même, après la mort, rares sont ceux qui rapatrient le corps à leur domicile. »

DON DU CORPS

Le monde hospitalier a pris la mesure de ces mutations en améliorant la qualité de la relation avec les familles plongées dans le deuil, tout en maintenant la dignité de la personne après la mort. « Le droit des malades, poursuit Marc Dupont, c'est aussi, pour nous, créer des structures qui simplifient les démarches administratives et juridiques, les rendre plus humaines. C'est, d'autre part, penser à respecter un décès dans l'annonce aux familles, comme de respecter un minimum de rituel dans notre relation avec le mort. Le rôle des chambres mortuaires est donc appelé à évoluer pour faire de ce lieu une chambre de recueillement et d'accueil en soi du défunt. » L'hôpital Cochin, avec sa chambre mortuaire, est une référence. Un travail y a été effectué par toute l'équipe qui, pas à pas, encourageait les parents et les proches à entreprendre un dialogue avec soi et le mort. La nécessité d'introduire du rituel dans l'univers hospitalier participe de l'effort éthique entrepris par l'AP pour maintenir la dignité de la personne après la mort, et permettre aux vivants de mieux entreprendre leur travail de deuil.

Tout autre est le deuil pour ceux dont le défunt a fait don de son corps à l'institution. « Pour faire don de son corps à la médecine, il faut le déclarer de son vivant, note Marc Dupont. Une carte est alors remise au donateur qui doit toujours la porter sur lui. » Dans le secteur hospitalier, et uniquement en région parisienne, l'AP, qui possède une école de chirurgie, est la seule à pouvoir bénéficier de ces dons. La très grande majorité des corps est donc, en France, dirigée vers les facultés de médecine. En région parisienne, la faculté reçoit ainsi annuellement 800 corps et l'AP 250.

Dans les 24 heures, le corps est transféré et la famille ne le reverra plus. Il se trouve ainsi de nombreux cas où les proches n'auront pas le temps matériel de rendre un dernier hommage au mort. Cette réalité est presque toujours violente. Enfin, dans cette douloureuse arithmétique, la répartition des corps entre l'AP et la faculté a des conséquences différentes, selon le lieu où le défunt aboutit. Quand les corps arrivent à la faculté de médecine, il sont démembrés en autant de jambes, de bras, de têtes... Les corps sont défaits et dispersés, et il n'y aura donc pas de remise de corps ou de cendres à la famille. Cet état de fait est parfois facteur de dépression. Pour l'AP, la situation est différente. Comme il s'agit d'effectuer sur les corps des exercices chirurgicaux, ils ne sont pas démembrés et, depuis six mois, l'Assistance publique est en mesure de restituer les corps aux familles qui en font la demande. Sinon, il y a incinération et les cendres sont dispersées sur une pelouse du cimetière de Thiais, où une stèle est dressée à la mémoire des défunts.

Le don d'organes a une place à part. Ici, la dignité humaine est fortement prise en compte, et toute une organisation est mise en place pour rencontrer les familles, être à leur écoute. C'est ainsi que 3 500 greffes sont réalisées chaque année dans notre pays. A priori, pour nos concitoyens, le don d'organes est empreint d'une certaine noblesse, mais lorsqu'on les interroge sur leur conviction profonde, il en va tout autrement. Martine, quarante ans, responsable de la communication dans une grande entreprise, pourrait accepter qu'on prélève l'un de ses organes, « mais certainement pas ceux de [ses] enfants ». Elle ne peut pas imaginer « qu'on puisse faire du mal à leur corps ».

Ce mal réel ou fantasmatique conduit ainsi à constater que, depuis la loi de 1994, seulement quarante mille Français, sur une population de soixante millions d'individus, se sont fait inscrire sur le registre national des refus de dons. Pour les partisans des greffes, un chiffre aussi bas est encourageant. Pour les sociologues, il signifie que la question n'est pas véritablement prise en compte. « Penser de son vivant à accepter ou refuser le don d'un de ses organes, c'est déjà mettre un pied dans la tombe. »

Lors du décès à l'hôpital, un certain nombre de codes sont strictement respectés. Si la famille est absente au moment de la mort, elle doit être immédiatement informée par téléphone de préférence, et par un membre de l'équipe soignante. Si la famille ne peut être jointe, un télégramme lui est adressé. Dans les services de réanimation et de soins intensifs où les parents sont très souvent présents, « l'annonce du décès, très souvent bouleversante pour les proches, est une démarche difficile pour les soignants qui appréhendent ces moments chargés d'émotion, et hésitent sur les mots et gestes qui conviennent », notent Marc Dupont et Annick Macrez, dans leur ouvrage, Le Décès à l'hôpital - Règles et recommandations à l'usage des personnels (cf. encadrés p. 37 et p. 38).

RESPECT DES RITES

Cette annonce est généralement effectuée par des personnes expérimentées, dans un lieu calme, à l'écart de l'agitation du service, sobrement, sans précipitation et en respectant les silences appropriés. D'autre part, dans la toilette du mort, chaque confession a ses rites qui peuvent varier de façon plus ou moins importante. L'Assistance publique les respecte tous. De même, les représentants des différentes religions sont acceptés au chevet du défunt. Le monde hospitalier s'efforce de se montrer respectueux des traditions spirituelles de chacun.

PRÉDOMINANCE DES POMPES FUNÈBRES

Dans les années soixante, les Français qui séjournaient aux États-Unis étaient ahuris par certains panneaux publicitaires plantés sur les autoroutes : « Mourez, nous faisons le reste. » Les pompes funèbres américaines n'avaient pas froid aux yeux. Aujourd'hui, on meurt toujours en France, mais ce sont les pompes funèbres, un peu comme aux États-Unis, qui font le reste. Elles effectuent 90 % des déclarations à la mairie du lieu du décès. Depuis 1995, l'institution a changé et s'est souvent améliorée. La fin du monopole de certaines entreprises, dans de nombreuses communes, a amené ces métiers à se considérer comme « des prestataires de services autant que des commerçants ». Pour un professionnel parisien, « certains rites se perdent, même en province : les familles ne font plus rapatrier les corps, il n'y a plus de veillées, la mort est moins taboue ». C'est à voir.

La mort fait peut-être moins peur, parce qu'elle est devenue invisible et confiée à des spécialistes. Il y a encore vingt ans, les endeuillés s'habillaient de noir et portait un crêpe noir à leurs vêtements. Ils se signalaient, et c'était une façon de se montrer dans le monde social, mais aussi d'éveiller la mémoire des autres. La mort était une histoire qui concernait tout le monde. Désormais, les Français se comportent comme s'ils étaient immortels. Essayez de débusquer un endeuillé dans le bus ou dans une entreprise. Le noir est à la mode mais le deuil ne se porte plus. Le tissu social là aussi est déchiré. Pour qu'une société soit cohérente, il lui faut un début et une fin, des points de repère visibles qui puissent s'inscrire dans la chair et la réalité intime des individus et des sociétés. « En évacuant la symbolique de la mort, on se coupe de soi », note un anthropologue. Car le décès est resté une réalité pesante. Qui se vit, de plus en plus souvent, dans la solitude. Il est donc légitime d'espérer un accompagnement par des professionnels. Ceux-ci se sont adaptés aux besoins. Les maîtres de cérémonie suivent souvent une formation, et l'écoute des familles est de meilleure qualité. Des prestations d'assistance sont aussi, pour un temps, gracieusement proposées par des organismes plus ou moins liés aux pompes funèbres. Les démarches administratives sont facilitées, des conseils juridiques ou fiscaux fournis, et des numéros verts permettent aux personnes endeuillées d'être écoutées par un psychologue, joignable 24 heures sur 24, sept jours sur sept. Le cas échéant, le clinicien pourra les diriger vers un confrère proche de leur domicile. Des aides pratiques sont aussi proposées : recherche d'une garde d'enfants, aides ménagères, etc.

Reste que si le deuil ne s'expose plus, il a encore un prix. C'est même, selon les spécialistes, ce qui vient d'abord à l'esprit de nos contemporains une fois franchies les portes d'une entreprise de pompes funèbres. Une incinération est moins chère qu'une inhumation. Entre 1 524 et 2 286 euros pour l'une, et de 2 286 à 3 811 euros pour l'autre. Mais les prix sont, à partir de ce plancher, extrêmement élastiques. La somme peut encore grimper si l'on désire être enterré à Paris ou en Île-de-France. Certaines communes de la banlieue parisienne restent néanmoins plus abordables. Contrairement à certaines idées reçues, on ne choisit pas sa dernière demeure. Pour être enterré à un endroit donné, une des trois conditions suivantes doit être remplie : décéder dans la commune ; y avoir un domicile ; être abrité dans une concession familiale. Dans certains cas, une dérogation peut être accordée.

LES RITES DE PASSAGE

Louis-René Nougier, préhistorien, souligne, dans ses travaux, que la sépulture correspond, dans l'histoire de l'humanité, à une prise de conscience de soi, mais aussi au sentiment d'appartenance à un groupe singulier. On pourrait donc dire, avec lui, que la sépulture est l'une des caractéristiques qui définit l'homme. C'est une présence symbolique qui fait oeuvre de mémoire. C'est une continuité et un au-delà. Certaines terres cuites, originaires d'Afrique subsaharienne, représentant la figure humaine avec une très grande économie de moyens, et déposées sur des tombes en brousse, sont d'autant plus bouleversantes que le regard y est privilégié. Les yeux exorbités regardent en direction du ciel et expriment une pitié de soi et une interrogation. Ces oeuvres, vieilles de 2 000 à 3 000 ans, racontent une histoire sans âge qui nous est contemporaine. Le culte des ancêtres est une des matrices dans laquelle l'être humain s'est formé. Là encore, il ne s'agit pas de superstition ou de fétichisme. La modernité n'a pas inventé l'histoire de l'humanité, et certains de ses choix ne témoignent pas d'une plus grande lucidité ou d'une meilleure connaissance de l'être. Entretenir une relation avec les morts, c'est les garder en soi, mais aussi réclamer leur protection. On les sert mais on leur demande aussi de servir. Le travail d'un vivant ne s'achève donc pas avec la mort, du moins dans l'imaginaire collectif. Et comme l'homme est un animal archaïque, qui dispose aussi d'un temps mental qui lui est propre, il ne peut exister totalement que s'il est détenteur d'un avant, d'un pendant et d'un après. En d'autres termes, l'humain est une présence culturelle qui a besoin de représentations symboliques.

TRAUMATISME DES SURVIVANTS

Les larmes sont toujours un exutoire, une façon de se rendre présent dans la douleur, de ne pas l'enfouir en soi comme une tumeur qui rayonne. Les pleureuses du bassin méditerranéen avaient une fonction autrement plus importante que celle qu'on a bien voulu leur attribuer. On ne les faisait pas venir parce que, soi-même, on avait la larme sèche. Ce n'était pas une manière hypocrite de manifester sa peine. Ces femmes avaient une fonction dans l'apprentissage de la mort et donc du deuil. Celle, par exemple, de l'extirper de l'intérieur des vivants pour en faire une chose visible, partagée par une communauté. Le poids de la détresse était moins lourd. Vêtues de robes noires, la chevelure ébouriffée, elles allaient vers les femmes présentes, en hurlant et en se lamentant, visage contre visage, souffle contre souffle, faisant mine de griffer leur propre visage et celui de leur interlocutrice. Elles faisaient de la douleur une emphase, mais aussi une représentation symbolique et visible, beaucoup plus facile à contrôler et évacuer. D'ailleurs, une partie de la douleur, lors de ces cérémonies, avait été consumée parce que le corps n'avait pas été tenu à l'écart. Le fait de partager en communauté cette douleur la rendait plus tolérable.

Aujourd'hui, le théâtre où la mort joue son ultime représentation n'est plus chez soi, mais à l'hôpital. La famille n'est plus réunie autour du défunt, et le corps du mort devient quelque chose d'étranger, d'intouchable. On comprend donc que la disparition des rites liés à un décès est une amputation, une négation du vivant. On peut dans certains cas se préparer à la mort d'un être cher quand il est pris dans les tenailles d'une maladie mortelle. Mais même dans ces circonstances, les meilleures résolutions peuvent voler en éclats. Car la mort est presque toujours un traumatisme violent pour les proches dont on ne peut au préalable envisager les conséquences. La disparition d'un être aimé est un déséquilibre et un bouleversement pour ceux qui restent. Dans cet infernal champ de douleurs, si la souffrance est toujours présente, elle peut s'annoncer et se manifester sous des formes extrêmement variées. Injustice, sentiment d'abandon, culpabilité... En fait, la mort dialogue toujours avec l'intimité de sa propre histoire. Cette intimité est plus ou moins violemment éclairée selon qu'elle appréhende une situation reconnue ou enfouie au fond de soi. Reste que, si personne ne meurt de la même façon, les repères existentiels et spirituels sont bouleversés en fonction de la singularité qui a abouti à la disparition. Pour Patricia, jeune interne, lorsqu'une personne est âgée ou souffre d'un mal incurable entraînant déchéance et souffrances intolérables, la mort signifie d'abord la fin d'un calvaire et d'une impuissance. « Durant l'agonie de mon père, me déclarait une femme, le plus terrible était de le voir souffrir sans pouvoir prendre un peu de sa souffrance », confie-t-elle.

RÉPARATION ET PARDON

L'injustice est beaucoup plus violente lorsqu'il s'agit d'un enfant. On entre là dans un espace où la raison ne s'y retrouve plus. Comment un père, une mère peuvent-ils survivre à la disparition d'un enfant ? Comment s'expliquer que si peu de temps ait pu lui être accordé ? « Lorsque j'ai su que ma fille était atteinte d'une maladie génétiquement transmissible, j'ai d'abord mis tous mes espoirs dans la médecine, souligne Stéphanie. À sa mort, j'ai ressenti un vide spirituel et un sentiment profond de culpabilité. J'avais l'impression d'avoir mal fait les choses et de lui avoir transmis, en même temps que la vie, la mort. » Encore, aujourd'hui, après une thérapie, sa blessure n'est pas cicatrisée. « Elle ne cicatrisera jamais totalement », lance-t-elle. Au mieux a-t-elle appris à vivre avec ce sentiment de culpabilité. Et ce n'est pas facile.

La mort violente, notamment lors d'un assassinat, est aussi un espace singulier, et souvent le deuil ne peut débuter qu'une fois le coupable arrêté et jugé. « Le procès participe de la thérapie des proches, note Dominique Fohanno, avocate au barreau de Versailles. Il s'agit, au cours du procès, d'élucider les circonstances qui sont à l'origine du drame, et de permettre à la famille d'être reconnue comme victime par la société. Ce n'est généralement pas la haine qui prévaut chez les hommes et les femmes qui ont perdu un être cher. C'est plutôt un besoin de comprendre. Car les humains ont besoin de règles, de lois et de justice pour maintenir en eux une certaine cohérence sociale, qui suppose un engagement dans le monde. »

Ils n'ont pas pour autant enterré l'angoisse et la douleur mais, au moins, se retrouvent-ils dans une communauté qui leur a signifié une solidarité et proposé une réparation. Cette réparation ou ce pardon peuvent être très longs à venir. Pour Christine, dont le jeune enfant est mort à quatre ans lors d'un accident de la route, le drame a été total. Le couple ressentit une double culpabilité. D'abord, celle de l'époux, conducteur de l'automobile, donc tenu pour responsable du drame. Ensuite, la propre culpabilité de la mère, dont l'enfance fut difficile, manquant d'amour et de protection parentales. Le mariage et la naissance de son enfant étant alors vécus par elle comme une réparation. « Je me suis dit, en le voyant naître, que je lui donnerai un amour et une protection que je n'avais jamais eus. Il était à ma charge et sous ma protection. Son décès a signifié que j'avais échoué dans ma tâche. Totalement », confie-t-elle. Le couple a donc volé en éclats : « Nous étions l'un pour l'autre, mon mari et moi, comme un miroir où chacun pouvait voir ses fautes. Je l'ai haï et je me suis haïe », avoue-t-elle. Une psychothérapie l'a aidée à y voir plus clair. L'existence est devenue plus acceptable avec le temps, mais quelque chose reste figé en elle et la douleur revient, lancinante, quand approche la date d'anniversaire de son enfant disparu.

SORTIR DU DEUIL

Le travail de deuil est un chemin ardu. On en ressort transformé. L'appartenance à une communauté spirituelle peut participer à cette étape. Ce qui, évidemment, ne libère pas de la douleur. On s'en remet à une logique supérieure qui transcende l'incompréhension des vivants. Mais, hormis ces cas où la foi est une voie de salut, les thérapeutes insistent sur la nécessité de laisser parler son chagrin. Si la personne endeuillée éprouve le besoin de pleurer, elle doit comprendre que c'est une chose naturelle. Elle ne doit pas s'interdire de parler du défunt si tel est son désir. Les mauvais conseils (ne pas se complaire dans la douleur, donner un coup d'accélérateur au temps en se proposant d'oublier rapidement, ne pas dire sa douleur, avec la crainte de l'entretenir, etc.) sont toujours des impasses pour l'endeuillé.

Cependant, des règles simples peuvent être d'un bon secours : s'alimenter convenablement, prendre soin de son corps et de sa santé, ne pas s'infliger des souffrances supplémentaires et inutiles en s'enfermant dans le silence, quand une écoute serait nécessaire. Cette écoute, lorsqu'elle est confiée à un spécialiste, permet à la personne en souffrance non pas d'occulter le mort, mais de le reconnaître dans toute sa singularité. C'est donc donner un corps à la souffrance. L'extraire de soi pour la rendre visible. Extérioriser le mal. Le reconnaître dans toute son ampleur, afin de mieux cerner les territoires de son envahissement. Dans certains cas, hélas, le travail de deuil ne semble pas pouvoir véritablement se mettre en marche. Notamment quand le corps du défunt a disparu. Le grand drame nazi du siècle dernier a laissé des séquelles même si, dans un premier temps, la nécessaire distance avec la « catastrophe » a été prise par les parents ou les enfants des victimes. Pendant très longtemps, Emmanuel a cru pouvoir accepter l'idée que son père avait disparu dans les camps de la mort. Il avait cru faire le choix de la vie contre la mort. « En sachant aussi que je ne vivais pas totalement. Il y avait de la terreur en moi et une difficulté à m'inscrire complètement dans mon époque et mon existence. Je n'avais pas de tombe où me recueillir et je pensais que c'était la mort qui était importante, pas le monument funéraire. Je l'ai pensé jusqu'au moment où j'ai compris que, cette "absence", je l'avais léguée à mes propres enfants, et que mon deuil impossible était aussi une impossibilité pour eux d'échapper à ma propre histoire et à celle de mon père. Maintenant, je comprends que j'ai toujours vécu avec un précipice devant et derrière moi », affirme-t-il.

LA DÉPRESSION AUX AGUETS

Au-delà de cette tragédie, et même si les conséquences sont moins dramatiques, beaucoup d'enfants dont les parents ont fait don de leur corps à la médecine, traversent des périodes d'intense souffrance et de dépression. La mort signifie aussi pour eux un effacement total. Josette a perdu, à quelques mois de distance, ses deux parents. Ils étaient âgés de soixante-deux et soixante-six ans. Ses père et mère lui avaient expliqué depuis longtemps qu'ils avaient l'intention de faire don de leurs corps. C'était une volonté qui, pour eux, faisait sens dans leur existence. Leur fille l'a donc acceptée. Dans un premier temps, le chagrin l'a emporté sur le deuil. Puis, comme le travail de deuil ne venait pas, la dépression s'est installée. « J'avais vraiment perdu mes parents comme on perd une clé. Je ne pouvais plus rien retrouver qui leur appartienne. J'étais enfermée à l'extérieur de moi », concède-t-elle.

Sartre écrivait que l'homme est un « animal malheur » sur lequel s'est abattue la conscience de sa propre mort. Mais la mort n'est jamais une fin, particulièrement pour ceux qui restent. À force de vouloir échapper à cette malédiction, les hommes ont fini par s'inventer différemment. Ils se sont inscrits dans une continuité où il y a « de l'honneur et de la dignité », pour reprendre le mot de Malraux, à être un homme. L'humain est devenu un choix moral et culturel. Son engagement dans le monde, tout comme son retrait, suppose donc du symbolique et du rituel. En faisant le deuil de la mort, en acceptant que la mort intime soit invisible, c'est-à-dire sans aucune représentation pour eux et les autres, nos contemporains courent vers une nouvelle désillusion. Au fond, mourir à l'hôpital ou à la maison serait relativement sans importance si le sens se maintenait. Les hommes meurent et la mémoire doit les accueillir comme dans un éternel recommencement. Le reste est une affaire d'opinions et de conviction.

L'enfant et la mort à l'hôpital

Aussi surprenant que cela puisse paraître, et jusqu'à une période récente, la présence des parents dans la chambre de l'enfant sur le point de mourir était le plus souvent interdite. Elle est aujourd'hui autorisée, lorsque les parents le désirent, et permet ainsi de rendre parfois moins douloureux et plus humain ce tragique événement.

CULTES

Le code éthique en milieu hospitalier(1)

«- Le droit fondamental de toute personne à la liberté de pensée, de conscience et de religion implique de manifester sa religion ou sa conviction individuellement, en public ou en privé, par le culte, et les pratiques rituelles.

- La pratique d'un culte est libre mais doit être volontaire. Les aumôniers et autres ministres des cultes ne peuvent se rendre au chevet du défunt qu'à la demande de sa famille, et que si le défunt ne s'y était pas opposé de son vivant.

- La pratique de rites est possible en unité de soins mais ne doit en aucun cas troubler le repos des autres malades du service.

- Le personnel soignant est tenu de respecter l'exercice des pratiques culturelles par les familles et d'observer à leur égard une complète neutralité. »

1- Annick Macrez et Marc Dupont. Le Décès à l'hôpital. Assistance publique, éditions Lamarre, éditions Doin.

L'expression de la douleur à l'hôpital(1)

«Les cris et les pleurs, qui répondent parfois à des attitudes culturelles très profondes, ne peuvent bien évidemment pas être proscrits. Il convient cependant de veiller à ce que l'expression de la douleur des familles demeure mesurée et compatible avec ce que peuvent supporter les malades présents dans l'unité de soins.»

1- Op. cit. p. 37.

RÈGLES

Les morts et l'hôpital(1)

« - Lors du décès d'un malade, de quelque religion qu'il soit, une fois la préparation du corps effectuée, les bras sont placés au-dessus du drap, le long du corps, avant la présentation à la famille.

- Le transport du corps à la chambre mortuaire ne doit pas être retardé par la réalisation des rites religieux.

- L'unité de soins ne constitue pas le lieu le mieux adapté à la pratique de rites funéraires. Il est recommandé d'organiser l'aménagement de la chambre mortuaire afin que la pratique de ces rites se déroule dans des conditions satisfaisantes pour la famille.

- Le transport du corps sans mise en bière à résidence ou vers une chambre funéraire peut constituer une solution alternative pour les familles qui souhaitent pratiquer des rites immédiatement après le décès.

- En cas de prélèvement, seul est pris en compte le consentement du malade exprimé de son vivant. Si ce consentement n'est pas explicite, les convictions religieuses exprimées par le défunt peuvent venir à l'appui du témoignage de la famille. »

1- Op. cit p. 37.