« Tout va mal ! » - L'Infirmière Magazine n° 176 du 01/11/2002 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 176 du 01/11/2002

 

Maryvonne Wetsch

Questions à

Le 7 décembre prochain, le Dr Maryvonne Wetsch, chef de service de secteur 75G08, quittera ses fonctions à l'hôpital Esquirol (Saint-Maurice, 94). Après 34 ans de travail en tant que psychiatre de service public, elle démissionne ! Et nous explique les raisons de sa désillusion professionnelle...

Pourquoi démissionner d'un poste de chef de service ?

De nombreux collègues ont déjà, sans rien dire, quitté ce poste. Autrefois, être chef de service était prestigieux, aujourd'hui ce poste est dérisoire. Pour ce qui me concerne, mon geste est motivé par de nombreuses raisons.

Pourtant, l'hôpital Esquirol venait d'être accrédité, ce qui est plutôt synonyme de récompense ?

En effet, notre hôpital, dûment accrédité, a un service qualité, un label élogieux. Cependant, la réalité qu'endurent, depuis plusieurs années et chaque jour un peu plus, tous nos secteurs de psychiatrie, s'inscrit totalement en faux contre de si flatteuses certifications. Depuis cinq ans, notre budget hospitalier est rogné, chaque année un peu plus, au motif d'estimations erronées de l'agence régionale. Résultat de cette politique : une pénurie gravissime !

C'est-à-dire ?

Les lits d'hospitalisation ont été réduits à la portion congrue. Il n'y a plus de place, les patients sont contraints à une détestable errance là où une place est restée, ici ou là, vacante. Le personnel diplômé manque gravement. Le recours en dépannage d'urgence à des intérimaires précaires, ignorants du suivi et des projets de soins, (ils sont, par définition, de passage) rend notre situation éminemment critique, voire, étant donné le nombre d'hospitalisations sous contrainte, dangereuse. Débordées, stressées, les infirmières sont épuisées. Le nombre de postes budgétés non occupés devient tellement énorme qu'il permet à nos gestionnaires un équilibrage fictif de leur intenable budget.

La mise en place des 35 heures n'a pas permis d'embaucher ?

Au contraire ! L'application des trente-cinq heures, tout à fait dévoyée des bénéfices qui devaient résulter en matière de création de postes, pourrit l'atmosphère. Elle rend notre situation, tous corps de métiers confondus, encore plus irrespirable, infernale, catastrophique. Nous manquons cruellement de secrétaires, de travailleurs sociaux.

Et puis, à cette pénurie de professionnels s'ajoute le manque de moyens matériels. On nous supprime le téléphone, outil de première nécessité pour le travail de base quotidien. Nos ordinateurs n'ont pas la maintenance qui les rendrait opérationnels, le matériel est mal entretenu ou manque, les locaux sont de plus en plus sales. Les malades font les frais de tout cela, au moment où l'aggravation de leur précarité pose, par ailleurs, de très préoccupantes questions. Nos gestionnaires réfléchissent, très longuement. Nous attendons, indéfiniment, des réponses. Il n'est, depuis longtemps, plus question de projet de soins constructif, adapté, mais de politique du moins pire, de gestion en bouts de ficelle du risque, des dangers, devant une situation chaque jour plus explosive.

Nous avions eu la chance de pouvoir ouvrir, en ville, en 1986, des centres d'accueil et d'hospitalisation brève très efficaces. Ils nous permettent, jusqu'ici, de soigner un maximum de patients sans recourir à une hospitalisation au centre hospitalier. Ceci, en pleine conformité avec les directives ministérielles successives. Ils sont remis en question, on va les fermer. Je ne conteste pas ici le bien-fondé d'une présence psychiatrique aux urgences. Je fonde sur l'expérience de seize années de pratique de centre d'accueil l'opinion que les personnes qui osent enfin les fréquenter, parce qu'elles y trouvent une ambiance rassurante, éviteront l'atmosphère survoltée si particulière des services d'urgence : le travail de prévention disparaît, au bénéfice d'une psychiatrie de plus en plus proche de certaines séries télévisées du dimanche soir.

Les professionnels n'ont pas moyen d'inverser la tendance ?

Notre travail associatif, vivant et riche, très aidant, est contesté, récupéré, dénaturé. Nous, la psychiatrie de secteur, nous vivons ballottés au gré de brillants rapports, irréalistes, inapplicables, successifs, qui assurent à leurs rédacteurs la gloire et les honneurs, et mettent ceux qui doivent en subir, sur le terrain, les retombées, en grande colère, impuissants qu'ils sont devant cet immense gâchis. De pénurie en fermeture, notre situation est intenable. Elle est dramatique. Les médias la dénoncent, mais rien ne vient inverser ce courant qui nous mène directement à la noyade, à la catastrophe. Depuis plusieurs années, notre travail croule, chaque jour un peu plus, sous les questionnaires administratifs. Leur formulation montre, à l'évidence, à quel point ceux qui sont supposés nous régir sont ignorants des réalités. Sous couvert d'informations à fournir, nous sommes sommés d'indiquer où le prochain couperet pourra tomber. Le PMSI guette la psychiatrie. Il est largement dénoncé, il est inapplicable. Encore plus de papiers, encore moins de temps pour les patients, encore une foule de données technocratiques à contresens des besoins. Nous sommes devenus suspects de ne jamais assez en faire.

Votre décision est irrévocable ?

Je refuse de couvrir une situation aussi scandaleuse. Je refuse de faire comme si je pouvais gérer convenablement les soins psychiatriques nécessaires. Faute de moyens, nous allons droit au fait divers. Il m'est impossible d'assumer plus avant, dans les conditions actuelles, la responsabilité d'organiser les missions de service public qui m'ont été confiées. Je souhaite que vous le sachiez : nous n'avons plus du tout, aujourd'hui, dans les secteurs de psychiatrie parisiens, les moyens d'un soin authentique. Les rapports annuels 2001, 2002 tiennent en trois mots : tout va mal. À l'heure où l'illusion du risque zéro devient délétère, à l'heure où la psychanalyse est réduite à une bouffonnerie dérisoire de supermarché, vue à la télé, entendue au petit déjeuner, au temps où un psychiatre de service public peut, sans aucune réaction officielle, recruter en toute tranquillité pour Loft story, je rends mon tablier. Je resterai, jusqu'à ma retraite, à ma place de praticien hospitalier de base.