L'anthropologie à l'hôpital - L'Infirmière Magazine n° 177 du 01/12/2002 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 177 du 01/12/2002

 

Dossier

- Dans un souci de prise en charge globale du patient, les soignants font souvent appel à l'anthropologie - Mais cette science sociale ne propose pas de solution miracle aux problèmes interculturels - L'écoute et l'observation restent les meilleurs atouts pour appréhender l'autre.

« L'hôpital est devenu, dans de nombreux contextes urbains, un haut lieu d'interculturalité, où le rapport à la différence constitue un point d'achoppement, un lieu fertile de malentendus, une entrée en terre étrangère qui a sa langue et ses usages », expliquait Anne-Marie Dozoul, psycho-ethnologue, au cours d'une conférence au Salon infirmier 2001. Le phénomène n'est pas nouveau. On imagine que les soignants de l'hôpital Avicenne (Bobigny, 93), construit en 1935, et qui s'est appelé jusqu'en 1978 « l'hôpital franco-musulman », devaient déjà être confrontés aux « malentendus ». Aujourd'hui, le contexte a changé. Dans les années quatre-vingts, on a observé un changement dans la migration. On passe d'une présence d'hommes seuls vivant fréquemment en foyer d'hébergement à la reconstitution de familles. L'arrêt officiel de l'immigration en 1974 prévoyait le regroupement familial. Il en résulte une plus grande visibilité des femmes et des enfants dans la société et donc dans les structures de soins.

De plus, le statut du patient a changé, et celui du soignant aussi... Depuis quelques années, de nouvelles préoccupations autour de « la qualité des soins » ont surgi partout en Europe, particulièrement au sein des grandes structures hospitalières. Elles font suite aux bouleversements des pathologies et des profils des malades. L'aggravation des disparités sociales et l'allongement de la vie suscitent de nombreux débats, chez les soignés tout d'abord. Mieux informés, ces derniers aspirent à faire entendre leur voix. Et la loi du 4 mars dernier relative aux droits des malades accélère cette évolution. Le débat existe aussi chez les soignants. Quels soins face à la pluralité des cultures ? Anthropologie, ethnologie, sont des domaines auxquels ils ont recours pour trouver des réponses. Les interventions des anthropologues se multiplient dans les congrès et les instituts de formation. Anne Vega, anthropologue, intervenait lors du dernier congrès de l'Association française des directeurs de soins (AFDS, ex-Anig), en septembre dernier. Au même moment, les Assises des centres hospitaliers, qui se déroulaient au Mans, abordaient le sujet au cours d'un atelier. L'hôpital Avicenne, qui organisait sa première journée de « rencontre éthique » en décembre 2001, avait choisi ce thème : « Entre pluralité des cultures et précarité des situations, les défis du soin »... Et en novembre dernier, le Salon infirmier 2002 a organisé une conférence sur les « soins infirmiers interculturels ».

APPROCHE GLOBALE DU PATIENT

L'objet de cet article n'est pas de dresser un catalogue des cultures, des rites, des comportements que peuvent rencontrer les soignants et de donner des réponses toutes prêtes à appliquer. « L'anthropologie se voit créditée d'une capacité assez embarrassante de remédier infailliblement aux regrettables malentendus culturels - une position que je me suis toujours honnêtement gardé de défendre », explique avec humour Nigel Barley, anthropologue anglais, spécialiste de l'Afrique de l'ouest et du nord, dans l'un de ses ouvrages, Un anthropologue en déroute. L'objectif du dossier est de faire un état des lieux des débats concernant l'utilisation de l'anthropologie à l'hôpital et de relater quelques dilemmes et expériences. Avec la notion d'approche globale, on parle de soigner la personne et non plus une maladie. L'approche globale du patient repose sur l'idée que celui-ci a un corps, mais aussi une histoire, une appartenance sociale, des valeurs et des croyances qui déterminent sa sensibilité et par conséquent son rapport au corps, à la maladie et à la mort.

Rappelons le contenu des textes professionnels qui entérinent cette démarche. L'article 25 du décret n° 93-345 du 15 mars 1993 relatif aux règles professionnelles des infirmiers et infirmières, indique que le soignant « se doit de dispenser des soins à toute personne avec la même conscience, quels que soient les sentiments qu'il peut éprouver à son égard et quels que soient l'origine de cette personne, son sexe, son âge, son appartenance ou non-appartenance à une ethnie, à une nation ou à une religion déterminée, ses moeurs, sa situation de famille, sa maladie ou son handicap et sa réputation ». Et l'article 2 du décret n° 2002-194 du 11 février 2002 relatif aux actes professionnels et à l'exercice de la profession d'infirmier précise que « les soins infirmiers préventifs, curatifs ou palliatifs, intègrent qualité technique et qualité des relations avec le malade. Ils sont réalisés en tenant compte de l'évolution des sciences et des techniques. Ils ont pour objet, dans le respect des droits de la personne, dans le souci de son éducation à la santé et en tenant compte de la personnalité de celle-ci dans ses composantes physiologique, économique, sociale et culturelle de... ». Sans compter que l'article 7 de la charte du malade hospitalisé (circulaire DGS/DH n° 95-22 relative aux droits des patients hospitalisés) rappelle que « l'établissement de santé doit respecter les croyances et convictions des personnes accueillies. Un patient doit pouvoir, dans la mesure du possible, suivre les préceptes de sa religion (recueillement, présence d'un ministre du culte de sa religion, liberté d'action et d'expression). Ces droits s'exercent dans le respect de la liberté des autres. Tout prosélytisme est interdit, qu'il soit le fait d'une personne accueillie dans l'établissement, d'une personne bénévole, d'un visiteur ou d'un membre du personnel. » Le propre de l'anthropologie telle que l'a définie Émile Durkheim(1), est qu'il s'agit précisément d'une démarche holiste(2) qui envisage l'étude d'une société ou d'un phénomène dans toutes ses dimensions. L'anthropologie favoriserait donc l'approche globale du patient.

RIGIDITÉ HOSPITALIÈRE

« L'hôpital est une institution particulièrement hiérarchisée, officiellement et officieusement, qui véhicule des représentations, des pratiques et des discours médicaux dominants, souvent imposés aux patients. Lorsque l'attitude de certains soignés s'éloigne des normes des professionnels, elle peut susciter de nombreux étiquetages de leur part. Et ce d'autant plus que les contacts prolongés avec la mort, la souffrance et l'urgence accentuent encore les émotions et les réactions de repli identitaire de part et d'autre », constate Anne Vega. Dans ces conditions, une initiation à l'anthropologie permet une sensibilisation aux dimensions sociales et culturelles susceptibles d'apparaître en situation de soins.

« Le passage d'une attitude de jugement, positif ou négatif des autres, à l'observation et à l'écoute de l'autre relève d'une approche anthropologique des soins. Cependant, cette démarche est souvent déstabilisante, extrêmement longue à acquérir et, ne nous leurrons pas, semée d'embûches. La différence dérange, car elle remet en cause des certitudes intimes, la suprématie des savoirs soignants, précise Anne Vega. Cette difficulté est encore renforcée chez les infirmières, intermédiaires souvent fragilisées par leurs conditions de travail, mais aussi par leur proximité paradoxale avec les malades, notamment lorsque leur agonie se prolonge. »

ÉGALITÉ ET SPÉCIFICITÉS

Le fait de tenir compte des conceptions du patient constitue un certain changement dans la culture soignante, puisque selon la déontologie, on dispense des soins identiques à tous. Dans cette déontologie, l'idée d'un corps universel est associée à celle d'égalité devant le soin. Comment concilier cette idée d'égalité avec la prise en compte de spécificités ? Cette question de l'universel et du particulier se pose également dans d'autres contextes que l'hôpital, au niveau de la société globale. L'une des problématiques des années quatre-vingts a été la question du droit à la différence : faut-il prendre en compte les différences ou s'attacher plutôt à ce que les individus ont ou doivent avoir en commun ? La tradition française est universaliste. Les différents migrants ont été assimilés à la population. Or assimiler signifie rendre semblable.

Selon Émile Durkheim, le processus d'assimilation repose sur une opposition entre « sociétés à solidarité mécanique » et « sociétés à solidarité organique ». Dans les premières, l'individu est socialisé grâce à la transmission de valeurs et de traditions propres à son groupe d'appartenance familial et culturel. Dans les secondes, l'individu abandonne la référence à un groupe d'appartenance restreint à la famille ou à la communauté d'origine, il s'assimile dans un espace social au sein duquel il entre en relation avec des millions d'autres individus. Sa référence n'est plus la parenté mais la nation, l'État. L'assimilation suppose donc un abandon des références d'origine. Ce qui n'est pas sans problème pour la santé : « Par exemple, des jeunes filles issues de l'immigration maghrébine présentaient des migraines récurrentes, interprétées par les ethnopsychiatres comme un symptôme hystérique contre-identificatoire au modèle maternel, témoigne Anne-Marie Dozoul. Elles ont été prises dans un conflit de loyauté : comment choisir les codes de la société d'accueil sans trahir la culture maternelle ? Ces adolescentes sont en quelque sorte prises dans un étau, une impasse narcissique transférée sur le corps. »

Autre exemple, dans une maternité : « Une jeune femme béninoise, arrivée en France quelques mois plus tôt, avait accouché sous péridurale sans avoir bien compris ce qu'on lui avait fait. Seule le lendemain, elle refuse de se lever, repliée sur elle-même. Quand elle fut mise en confiance, elle a déclaré souffrir de sa "piqûre", à savoir sa péridurale. Autrement dit, elle souffrait de ne pas avoir souffert, d'avoir été privée de son épreuve, de son rite de passage. La péridurale l'a en effet dépouillée de son affiliation à sa mère et sa lignée. »

INTÉGRATION ENTRAVÉE

Le débat sur l'universalisme et le respect des particularismes est lié en partie aux bouleversements sociaux et économiques engendrés par la crise mondiale. Autrefois, les individus s'intégraient par le travail, les partis politiques, les syndicats. Aujourd'hui, les difficultés d'accès à l'emploi entravent cette intégration. Il en résulte une difficulté d'intégration économique ou d'insertion, qui ne touche pas que les migrants, mais semble avoir des conséquences plus préoccupantes pour eux dans la mesure où l'exclusion du champ économique va de pair avec une exclusion culturelle. Devant cette nouvelle réalité, la conception de l'intégration s'est adaptée elle aussi. Depuis les années quatre-vingt-dix, on parle d'intégrer des « composantes » de la société, alors que par le passé, on parlait d'assimiler des individus (cf. définition du Haut Conseil à l'intégration en 1991).

« Cela dit, ce n'est pas uniquement, comme le pensent parfois les soignants, parce qu'il y a plus de personnes issues de diverses cultures à l'hôpital que l'on s'intéresse à l'anthropologie, constate Zahia Kessar, formatrice et socio-anthropologue. Mais surtout parce que la culture du patient y a plus droit de cité aujourd'hui car on envisage de soigner autrement. »

Soigner autrement. Ce souhait n'est pas seulement propre au système de santé français. L'Europe vient tout juste de lancer un projet intitulé « Migrant-Friendly Hospitals » qui s'interroge sur l'accueil fait aux migrants à l'hôpital. Il concerne les quinze pays membres et regroupe un hôpital par pays préselectionné en fonction de son expérience en ce domaine. Pour la France, l'hôpital Avicenne fait partie de ce groupe de réflexion qui associe médecins, infirmières, administratifs et associations de migrants. « Migrant-Friendly Hospitals » a tout juste commencé début octobre 2002 et devrait s'achever en mars 2005. Il est financé et soutenu par la Commission européenne (la Direction générale de la santé et de la protection du consommateur, DG XIII). Il est coordonné par le Ludwig-Boltzmann Institute, un institut de sociologie de la santé et de la médecine, à l'université de Vienne.

Les buts de « Migrant-Friendly Hospitals » sont de repérer, développer et évaluer des modèles de bonnes pratiques pour promouvoir la santé et développer le savoir soignant pour les migrants. Beate Schulze, chargée de la coordination du projet au Ludwig-Boltzmann Institute, souhaite que « la rencontre entre tous ces établissements aboutisse à la création d'établissements pilotes. Ces établissements devront développer les structures et la culture nécessaires au bon accueil des migrants ». Cette rencontre entre établissements expérimentés permettra peut-être de dépasser le débat entre universalisme et particularisme et de trouver un compromis efficace pour prendre soin des malades, quelle que soit leur provenance.

Chahla Beski, responsable de formation à l'Agence pour le développement des relations interculturelles (Adri), remarque que « l'universel, qui ne peut exister qu'à partir de l'intégration des singuliers, ne peut être confondu avec l'universalité. Ceux qui disent que l'universel est homogène verront tous les publics immigrés de la même façon, alors qu'on sait que parmi les immigrés venant d'un même pays, il peut y avoir différentes composantes... » L'approche anthropologique des soins incite à se méfier d'une attitude universelle qui consiste à interpréter les faits et gestes des autres uniquement en fonction de ses propres normes culturelles. « Selon mon expérience et mes observations en Ifsi, l'enseignement d'anthropologie se traduit souvent par des cours théoriques avec des contenus sur les représentations de la santé, de la maladie, de la grossesse, etc. dans différentes cultures , témoigne Zahia Kessar lors d'un colloque organisé par l'Adri. Cet enseignement s'inscrit dans un dispositif global juxtaposant des enseignements avec peu d'espace de transformation pour établir des liens avec les autres modules. Il en résulte que l'enseignement d'anthropologie est bien souvent déconnecté du reste. » Sans compter que l'augmentation des effectifs cette année contribue à accentuer les difficultés d'organisation pour les enseignants... « Certains Ifsi commencent à organiser le lien entre les cours d'anthropologie et les soins infirmiers, notamment avec l'exploitation des retours de stage de façon conjointe par l'enseignant en anthropologie et le moniteur chargé de l'encadrement des études. »

FORMATION

Ainsi, une étudiante en soins infirmiers a réalisé son mémoire de fin d'études à partir d'une expérience en stage. « J'ai pu observer des situations où le personnel soignant semblait déstabilisé face à un certain "envahissement" du service par une famille des gens du voyage dont un enfant était hospitalisé. » Elle décrit une famille tsigane qui vient rendre visite à sa petite fille hospitalisée : « Ses parents arrivaient souvent avec des vêtements pas très propres, les mains sales et les ongles noirs de poussière de bois. Ils étaient surpris et ne comprenaient pas pourquoi les soignants leur demandaient de se laver les mains avant de prendre leur enfant. » Et elle montre bien le danger que constitue leur mise à l'écart. « L'infirmière ne doit pas se substituer aux parents. L'enfant est rassuré et sécurisé lorsque ses parents conservent leur rôle de parents. » D'où la question : « Comment trouver un compromis entre leur façon de faire qui peut nous paraître étouffante et déstabilisante, et nos habitudes de travail qu'ils pourraient ressentir comme une mise à l'écart de leur malade ? Comment peut-on prendre en charge un enfant du voyage hospitalisé sans le dissocier de sa famille, malgré les difficultés culturelles et les impératifs de soins du service ? »

Comment faire ? Catherine Lepain, IDE spécialiste clinique et coordinatrice de l'équipe mobile d'accompagnement et de soins palliatifs (Emasp) au centre hospitalier d'Argenteuil s'est elle aussi posé la question. « Nous sommes partis d'un constat simple : Argenteuil, 94 000 habitants, est composé de 30 % d'étrangers, dont 20 % d'origine maghrébine. Il nous a semblé logique de nous interroger sur l'accompagnement des patients maghrébins. » Une enquête auprès des soignants a été effectuée en 1999 par Catherine Lepain et deux autres collègues cliniciennes. Le résultat montrait que les soignants développent peu l'approche multiculturelle par peur, par méconnaissance ou par préjugés. « Nous avons donc souhaité développer l'approche multiculturelle pour permettre au patient d'être un véritable partenaire de soins. » Pour cela, avec le soutien de la direction des soins, Catherine Lepain a proposé un projet à l'établissement. Pour elle, la réflexion sur l'approche interculturelle dans les soins comprend deux niveaux. « Elle doit être intrapersonnelle, car elle interroge le soignant sur ses valeurs, croyances, certitudes, sa propre culture et identité, ses conceptions de la santé, la maladie et la mort. Et la réflexion est également interpersonnelle, notamment en reconnaissant l'autre à travers sa culture, ses valeurs, son unicité. »

Le projet comprend trois étapes. La première a consisté à dispenser aux volontaires une formation de cinq jours spécifique sur la culture maghrébine, un programme adapté à l'hôpital organisé par deux intervenants extérieurs, sociologue et socio-anthropologue, et par Catherine Lepain pour faire le lien. « La formation nous a apporté plein de choses indispensables, témoigne Isabelle Abitbol, cadre infirmier en oncologie. On nous a donné des réponses sur des problèmes vécus au quotidien. » « Car pour respecter l'autre, il faut avoir des connaissances », souligne Marie-Christine Puchercos, infirmière au service de chirurgie viscérale. Et surtout, « la formation s'est faite sur la base d'échanges », explique Ouria Faoud, infirmière au service de chirurgie viscérale. « Cette formation m'a permis d'évoluer dans mon interrogatoire, précise Anne de la Tour, médecin responsable de l'Emasp. C'est déstabilisant au départ, mais aujourd'hui j'accepte que les références de l'autre ne soient pas les miennes. »

Le 3 octobre dernier, la deuxième étape du projet a été entamée. Les volontaires se sont attelés à la rédaction d'un support pédagogique à l'attention de tous les services de l'hôpital. Il comprend des données culturelles mais aussi des renseignements très pratiques : liste des membres du personnel pouvant servir d'interprètes, démarches administratives à faire en cas de rapatriement. La troisième étape sera d'étendre cette approche culturelle dans sa globalité aux autres cultures, à l'autre d'une manière générale. « S'intéresser à la culture maghrébine, précise Catherine Lepain, n'est qu'un effet loupe dû à la situation spécifique d'Argenteuil. La démarche doit se reproduire pour tous les patients. »

Cependant, la démarche anthropologique n'est pas sans danger. Le premier, c'est l'étiquetage, au risque de « surculturaliser une situation », estime Zahia Kessar. « J'ai observé en pédiatrie une femme malienne qui participait peu aux soins et posait peu de questions durant l'hospitalisation de son enfant. Dans la même chambre, une jeune Parisienne qui connaissait bien le fonctionnement du service avait l'air d'adhérer au dispositif de soin, à l'inverse de cette femme malienne décrite comme soumise. Après un ou deux entretiens, je me suis rendu compte qu'elle désirait pour l'instant observer. Elle voulait comprendre sa marge de manoeuvre, si elle pouvait laver son enfant, etc. Petit à petit, en faisant l'expérience du service, elle a commencé à prendre des initiatives. Tandis que l'autre mère en apparence parfaitement adaptée m'a dit au cours de l'entretien que de toute façon, elle ne comptait pas donner le traitement prescrit à sa fille. »

D'autre part, il arrive aussi que des soignants formulent des demandes en termes d'information sur la culture pour remédier à des difficultés en rapport avec le fonctionnement de l'hôpital. Par exemple, des soignants ont déjà interpellé des socio-anthropologues en ces termes : « Dites-nous quel est le sens de la famille dans cette culture, parce qu'ils arrivent très nombreux dans le service et ne respectent pas le règlement en matière de visite. » Or, le formateur s'apercevait que les règles relatives aux visites sont peu explicitées et quand elles le sont, elles ne sont pas respectées par l'équipe, ou de manière diverse, ce qui induit des débordements. Ainsi, une des premières difficultés par rapport à ces formations tient au fait qu'on s'intéresse souvent plus à la culture de l'autre qu'à la relation.

CLIMAT D'ÉCHANGE

Bref, le principal apport de l'anthropologie vise moins à accumuler des connaissances sur les autres qu'à adopter au préalable une attitude de distanciation et de réflexion sur son propre environnement culturel. « Pour les soignants, il s'agirait d'écouter et d'observer les patients et leurs représentants, mais surtout de s'interroger sans relâche sur le bien-fondé de leurs propres modèles et habitudes professionnels, liés à tout un ensemble de données socioculturelles. Et prétendre à une approche globale des patients reviendrait également à revaloriser les savoirs relationnels », note Anne Vega.

« Pas de protocole compassionnel mais de la fraternité ! s'exclame Anne-Marie Dozoul. Il n'est pas nécessaire de posséder une connaissance érudite de la culture de l'autre, mais il faut savoir fertiliser un climat d'échanges pour participer à l'éthique de la solidarité. » Anne Vega rappelle que « les migrants sont loin d'avoir le monopole des conflits et des malentendus ». Et invite les soignants à sortir de l'hôpital, à aller au cinéma, à lire, à voyager... « L'observation, l'écoute, le croisement de regards et d'expériences de vie sont en effet les meilleures façons d'apprendre à partager nos vérités, à savoir parler de l'amour, et à parler enfin de la mort. » Et pourquoi ne pas commencer par lire (ou relire) dans Les Essais de Montaigne (1533-1592), le chapitre concernant les cannibales ? « Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare ni de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage. »

1- Émile Durkheim (1858-1917), penseur français, est l'un des fondateurs de la sociologie. 2- « En épistémologie, ou en sciences humaines, le holisme est une doctrine qui ramène la connaissance du particulier, de l'individuel, à celle de l'ensemble, du tout dans lequel il s'inscrit. » (Le Petit Larousse)

Adresses utiles

- Migrations santé

23, rue du Louvre 75001 Paris

01 42 33 24 74

- Agence pour le développement des relations interculturelles (Adri)

4, rue René-Villermé 75011 Paris

01 40 09 69 19

- Groupe d'information et de soutien des travailleurs immigrés (Gisti)

3, villa Marcès 75011 Paris

01 43 14 84 84

- Remisis, centre de recherche et de documentation

Université Paris 7

103-105, rue de Tolbiac

Dalle des Olympiades Immeuble Montréal

Entresol, bureau 11

75013 Paris

01 44 27 85 85/84

LIVRE

Pour une approche anthropologique des soins

Anne Vega, anthropologue de la maladie, auteur de Une ethnologue à l'hôpital (Éditions des archives contemporaines) a publié l'année dernière un ouvrage utile(1) pour tous ceux qui souhaitent réaliser une approche anthropologique des soins infirmiers. Les soignés, comme les soignants, sont porteurs d'histoires, d'expériences et de savoirs qui influencent leurs sensibilités et leur rapports à la maladie, à la santé, à l'alimentation, à la mort ou à la naissance. Ce constat constitue à lui seul le fil directeur de cet ouvrage, présenté à partir d'une série d'axes thématiques, traditionnels en anthropologie : les représentations de la santé et de la maladie, les catégories de l'autre et du semblable, les organisations de la famille, les représentations de la naissance et de la mort. Chacun de ces développements est illustré par des exemples et des cas concrets, choisis le plus souvent à partir d'enquêtes réalisées dans les hôpitaux, en France. « Comme en anthropologie, il est impossible de donner une méthode clé en main, j'ai essayé d'initier les soignants à une démarche réflexive, tirée en grande partie de l'anthropologie et susceptible d'enrichir leur approche des soins. » Signalons aussi, dans la même veine, la parution du guide pratique Croyances et laïcité, rédigé par la formatrice en hôpital Isabelle Lévy (cf. L'Infirmière magazine, n° 176, p. 48).

1- Anne Vega. Soignants/soignés : pour une approche anthropologique des soins. De Boeck Université.

Comme dit L'Autre...

L'Autre(1), revue transculturelle, publie des textes originaux (dossiers, articles, comptes rendus de manifestations scientifiques, débats, actualités, idées, textes littéraires, notes de lecture) en français et en anglais. Elle fait se rencontrer les sciences de la clinique (psychiatrie, psychologie, psychanalyse, médecine humanitaire) et les sciences humaines (anthropologie, histoire, linguistique, épistémologie, philosophie, sociologie et droit).

1- Secrétariat de rédaction : service de psychopathologie, hôpital Avicenne, 125, rue de Stalingrad, 93009 Bobigny cedex. Tél. : 01 48 95 54 71.

MÉTHODOLOGIE

Comment travaillent les anthropologues ?

Comme la sociologie, l'objectif de l'anthropologie est finalement d'acquérir une meilleure connaissance de l'homme en société. Ce qui différencie les deux disciplines, ce ne sont pas tant les objets de recherche (de plus en plus d'anthropologues travaillent dans leur propre société) ou les théories, souvent communes. Mais les deux disciplines revendiquent plutôt des méthodologies d'enquête spécifiques. Ainsi, traditionnellement, l'anthropologue privilégie les enquêtes de terrain. Il fréquente de façon prolongée un terrain d'étude, généralement très localisé : un village, une foire, un service infirmier... Il travaille avec un petit nombre d'informateurs, avec lesquels il noue des rapports de confiance, tout en partageant leur vie, ou leur travail, et leur regard. Il s'agit donc plus pour l'anthropologue de mener une réflexion permanente sur ses propres réactions et émotions, que d'utiliser des méthodes statistiques sur de vastes échantillons d'individus. Les enquêtes de terrain permettent ensuite à l'anthropologue de faire des comparaisons et des généralisations.

« Migrant-Friendly Hospitals »

Liste des établissements participant au programme « Migrant-Friendly Hospitals » :

- Academic Medical Center (Amsterdam) - University Hospital of Turku (Finlande) - Uppsala University Hospital (Suède) - Kaiser-Franz-Josefs-Spital (Vienne) - The James Connolly Memorial Hospital (Dublin) - The Bradford Hospitals NHS Trust (Angleterre) - Kolding Hospital Velje-Kolding (Danemark) - Immanuel Krankenhaus (Berlin) - Hospital Agia Eleni (Athènes) - Presidio Ospedaliero della Provincia di Reggio Emilia (Italie) - Hôpital de la ville d'Esch-sur-Alzette (Luxembourg) - Hospital Nossa Senhora do Rosario (Lisbonne) - Hospital Punta de Europa (Algésiras et Cadix)