Restructurations : quel impact sur la santé des soignants - L'Infirmière Magazine n° 181 du 01/04/2003 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 181 du 01/04/2003

 

Enquête

- Depuis 1995, le Québec s'est engagé dans un vaste plan de restructuration de son système de santé - Son impact négatif sur la santé physique et mentale des infirmières est étudié à la loupe - Principal remède à ce mal, des « actions d'intervention préventive », expérimentées dans certains CHU.

Les troubles de la santé des infirmières causés par les restructurations du système de santé sont étudiés depuis dix ans au Québec. Cela permet aujourd'hui d'élaborer des parades et des solutions avec les équipes soignantes, à travers des interventions participatives dans les services. Telle est l'approche que propose le groupe Ripost (Recherches sur les impacts psychologiques, organisationnels et sociaux du travail). Elle concourt à appréhender, comprendre, et réguler les effets de ces restructurations. « En 1995, le Québec a décidé de réduire au maximum ses dépenses de soins et d'hospitalisation, explique Michel Vézina, professeur au département de médecine sociale et préventive de l'université Laval et membre de Ripost. Les objectifs sont alors la diminution de la durée de séjour et des lits en soins de courte durée. » Ces restructurations se passent mal, selon les soignants et les médias québécois.

Exode massif.

Pour diminuer les coûts des salaires dans les hôpitaux, le gouvernement propose des primes au départ. En 1997, plus de 35 000 des 400 000 infirmières québécoises quittent la profession, selon la Fédération des infirmières et infirmiers du Québec. Certaines reprennent des études. D'autres quittent le Québec en espérant trouver de meilleures conditions de travail à l'étranger. Parmi les infirmières qui restent, six sur dix travaillent à temps partiel. Beaucoup ont un emploi précaire : trois infirmières sur dix n'ont aucun contrat de travail, et exercent leur profession de manière occasionnelle. Le quota d'étudiants infirmiers admissibles en formation initiale chaque année est diminué de moitié. Ces restructurations font la une de la presse. La télévision québécoise rend publics chaque semaine les bulletins de santé des services d'urgences : il y a deux fois plus de patients alités que de brancards prévus à l'hôpital Maisonneuve, à l'hôpital général ou à l'hôpital Notre-Dame. Des milliers de malades doivent patienter en liste d'attente pour subir une opération chirurgicale. Pour une infection de la vésicule ou un pontage coronarien, les patients doivent attendre six mois avant qu'une opération soit possible. Le rapport de Carolyn Freeman mentionne une liste de plus de mille cancéreux devant attendre jusqu'à quatre mois pour une radiothérapie. Il souligne le « risque plus élevé de récidive locale » et de « baisse du taux de survie pour certains cancers ». « Dans ces circonstances, la première demande que nous avons reçue portait sur la santé de la population », note Michel Vézina. Les restructurations provoquent un redéploiement des ressources. Le nombre de lits de court séjour diminue de 34 % entre 1995 et 1999. « On observe une diminution de 12 % de la durée moyenne de séjour pendant la même période, poursuit-il. Le nombre des hospitalisations diminue de 18 %. Les soins hospitaliers sont de plus en plus dispensés "à flux tendu". »

Qualité maintenue.

On pourrait croire que ces transformations du système de santé portent atteinte à la santé des populations. Les travaux de Ripost montrent le contraire. « Malgré ces transformations, la pression ne s'est pas traduite par une augmentation de la proportion de personnes réhospitalisées dans les trente jours qui suivent, a constaté Michel Vézina. La morbidité et la mortalité évitables n'augmentent pas. L'état de santé de la population ne se dégrade pas. » Les études de satisfaction menées auprès des usagers semblent indiquer qu'ils demeurent satisfaits de l'accueil et des soins. « Ces résultats nous ont surpris, reconnaît-il aujourd'hui. Nous nous attendions à des effets plus dévastateurs. Lorsque nous avons présenté ces résultats aux représentants des professionnels de santé, ils ont souligné le rôle probable du sens de l'éthique au travail des soignants. Il a permis, à leurs yeux, de maintenir la qualité des soins en dépit des difficultés rencontrées. » Il s'agit de vérifier cette hypothèse. Or, avant 1995, date du début des restructurations, l'équipe Ripost avait déjà mené des recherches sur les conditions de travail et la santé des infirmières. Elle va renouveler ces enquêtes, en utilisant, quelques années plus tard, les mêmes critères.

Treize établissements de santé acceptent la proposition du groupe Ripost et de la Direction de la santé publique du Québec. L'enquête porte sur toutes les infirmières offrant des soins infirmiers dans ces établissements, et détentrices de postes à plein temps ou temps partiel. Ainsi, 2 878 infirmières de six hôpitaux de court séjour, deux centres de long séjour et cinq centres locaux de centres communautaires, participent à ces travaux.

Détresse psychologique.

« L'utilisation du questionnaire de Karazek montre qu'une "demande psychologique" élevée qui touchait 56 % des infirmières en 1994, précise Michel Vézina, frappe 71 % des infirmières en 1998. Au fil des restructurations, la santé des infirmières se dégrade plus que chez les autres femmes au travail. La détresse psychologique frappe 21 % de l'ensemble des travailleuses du Québec, mais 36 % des infirmières. »

Les infirmières consomment deux fois plus de psychotropes que les autres femmes qui travaillent (4 % de l'ensemble des travailleuses contre 8 % des infirmières). L'état de santé des infirmières est plus mauvais que celui des autres femmes au travail (5 % chez l'ensemble des travailleuses contre 16 % des infirmières estiment que leur état de santé est mauvais ou moyen). Le nombre des arrêts de travail ne cesse d'augmenter. Ils touchent 3 % des répondants en 1993-1995, puis 6 % en 1997-1998 et 13 % en 1998-1999(1). « La durée moyenne de ces arrêts pour tout diagnostic passe de 32 à 57 jours entre la première enquête et la troisième, observe Michel Vézina. Leur durée moyenne pour des problèmes de santé mentale passe de 52 à 78 jours durant la même période. »

Complétant l'enquête épidémiologique, une étude par entretiens individuels et rencontres de groupes est aussi menée (cf. encadré ci-dessous). Elle vise à mieux comprendre le processus de déstabilisation des infirmiers et de détérioration de leur état.

À partir de l'an 2000, ces travaux débouchent sur des « actions d'intervention préventive ». Elles promettent d'apporter des solutions concrètes et se fondent sur les critères des études antérieures. Une recherche-action pilote est d'abord menée avec l'équipe d'une unité de long séjour d'un établissement de la rive sud du Québec.

Baisse de la tension au travail.

Les effets des changements mis en place sont évalués par les enquêtes d'octobre 2000 et de mars 2002. Elles montrent « une diminution de la demande psychologique élevée, de la tension au travail et du déséquilibre effort/reconnaissance ». Une diminution de la latitude décisionnelle et du soutien social des soignants persiste toutefois après l'intervention. Mais l'absentéisme(2) connaît une diminution constante au fil des « actions d'intervention préventive ». Son taux passe en trois ans de 8,26 % à 3,58 %, puis à 1,86 %. Dans le reste de l'établissement, le taux d'absentéisme demeure identique.

De nouvelles interventions préventives sont alors lancées dans trois unités d'un CHU et dans cinq centres d'hébergement et de soins de longue durée (CHSLD). Elles comptent cinq étapes et visent à améliorer concrètement les conditions de travail. Elles impliquent le soutien de la direction et des syndicats de chaque établissement (étape 1). Ils identifient un responsable de la coordination du projet. Puis un « groupe de soutien à l'intervention » (GSI) est constitué. Il doit être « représentatif de l'ensemble des soignants de l'unité ou de l'établissement ciblé », et ce pour les équipes de chaque horaire. La direction dégage le personnel participant aux rencontres du GSI et le remplace. Le groupe de soutien à l'intervention identifie et recense les difficultés rencontrées par les équipes (étape 2). Dans une intervention, les contraintes principales identifiées ont été la charge de travail, le manque de reconnaissance et de soutien apportés aux soignants. Chaque groupe élabore un plan d'actions (étape 3). Il partage et diffuse toutes les informations permettant de favoriser les changements (étape 4). Il recueille les informations nécessaires à l'évaluation comme à l'ajustement des interventions (étape 5). L'équipe de recherche, elle, doit évaluer le processus à travers l'observation des « facteurs qui entravent ou facilitent » les améliorations des conditions de travail. L'équipe de recherche, pour cela, rencontre les membres de l'équipe d'intervention. Elle conduit aussi des entretiens individuels avec des soignants ne faisant pas partie de cette équipe. Une étude de type épidémiologique par questionnaire est proposée aux soignants douze mois et trois ans après le début de l'intervention.

Difficultés considérables.

« Les analyses préliminaires après douze mois indiquent que l'intervention dans les unités du CHU a des effets bénéfiques significatifs », note Michel Vézina. La proportion de personnes concernées par une forte demande psychologique passe de 83 à 77 % chez les soignants de ce CHU. Elles augmentent dans un hôpital témoin, passant de 89 à 90,5 %. En période de restructuration, les difficultés liées aux missions de l'encadrement, qui les éloignent du travail avec les équipes soignantes, restent considérables. Ainsi, le nombre de soignants ressentant un « faible soutien social » de leur encadrement augmente, mais un peu moins dans l'établissement où intervient Ripost.

La proportion de ceux ressentant ce désappointement passe de 80 à 84 %. Elle passe de 76 à 90 % dans l'établissement témoin. En revanche, la proportion de soignants meurtris par le déséquilibre entre l'effort fourni et la reconnaissance qu'ils recueillent diminue parmi les équipes du CHU, passant de 66 à 59 %. L'épuisement au travail y décroît aussi, alors qu'il augmente dans l'hôpital témoin. Les troubles du sommeil diminuent - le pourcentage passant de 37 % à 29 % - dans les services où sont menées ces actions préventives.

1- Pour le taux d'absentéisme, les pourcentages sont calculés en considérant les sommes versées au titre de l'assurance salaire (pour payer le salaire de celles qui s'absentent). 2- Ibid.

Études Ripost

Renée Bourbonnais et Romaine Malenfant ont fait connaître les études de Ripost concernant les effets des restructurations sur la santé des soignants à la 4e Conférence internationale de la Cist (Commission internationale pour la santé au travail) consacrée à la santé des travailleurs de santé, à Montréal en 1999.

Michel Vézina a présenté ces études et leur prolongement à travers des interventions préventives à la 5e Conférence sur les soignants de la Cist, à Tunis en septembre 2002.

TÉMOIGNAGE

« Déshumanisation des soins »

Membre du groupe Ripost (Recherches sur les impacts psychologiques, organisationnels et sociaux du travail), Romaine Malenfant évoque les entretiens individuels et collectifs menés avec des infirmières québécoises pendant la restructuration du système de santé. « La réduction budgétaire ne laisse guère de place à "l'approche globale du patient" qui prévalait avant la réforme. Les soins visent la rapidité, la performance et l'évaluation, pour limiter les dépenses au maximum. » Le départ massif des infirmières à la retraite a été favorisé pour mener à bien ces restructurations. « Il s'accompagne de l'arrivée de nouvelles infirmières. Selon les plus anciennes, les plus jeunes n'ont pas la même philosophie. » Romaine Malenfant souligne le développement de l'individualisme et de l'isolement dans les pratiques de soins, au détriment du travail d'équipe. « On note une exacerbation des tensions interpersonnelles. Tout cela s'accompagne d'une forte déshumanisation des soins. »

« Chez les anciennes, on assiste à une forme d'auto-intensification du travail, comme si elles ne faisaient plus confiance à leurs collègues. Elles arrivent plus tôt, tentent d'avancer la constitution des dossiers, partent aussi plus tard. » Ces stratégies individuelles conduisent à un épuisement professionnel, précédé par une perte de l'espoir et de la motivation. « Si les équipes envisagent des solutions, on leur demande de monter un dossier, remarque Romaine Malenfant. En surcharge de travail, elles prennent cette réponse pour une manifestation d'incrédulité à leur égard. » L'étude montre la distanciation des gestionnaires par rapport à la pratique professionnelle. Beaucoup de réunions administratives se déroulent hors des unités. Les cadres et les gestionnaires ne sont pas présents, dans les équipes, pour gérer difficultés et conflits. « Pour les anciennes, ne pas parvenir à traverser ces changement est perçu comme un échec personnel », conclut-elle. Elles quittent alors la profession.