L'hôpital, zone « fumeurs » ou « non-fumeurs »? - L'Infirmière Magazine n° 184 du 01/07/2003 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 184 du 01/07/2003

 

Enquête

- Plus d'un quart des professionnels de santé sont fumeurs, comme dans la population générale - Au lieu d'être exemplaire, l'hôpital serait le reflet de la société - Mais les exigences de sécurité, de santé, de qualité concourent pourtant à un changement.

L'annonce a eu un gros effet médiatique. Au début de l'année, la section CGT du CHU de Nantes dépose plainte contre l'hôpital pour mise en danger de la vie d'autrui et non-respect des lois anti-tabac. Le syndicat entend ainsi relayer le désarroi d'une partie du personnel face à une situation pour le moins inhabituelle : les grands accidentés hospitalisés au centre de rééducation fonctionnelle peuvent fumer en toute quiétude. Quitte à soumettre le personnel aux affres du tabagisme passif. Très rapidement, s'opposent les arguments de la loi (avec le respect de la loi Evin qui interdit le tabac dans les lieux publics), défendus par le syndicat, à ceux de la liberté individuelle, défendus par le chef du service. Si ce débat s'avère inconfortable pour un personnel tiraillé entre la responsabilité du soignant envers les patients et le respect du choix de ces derniers, il possède au moins un mérite : révéler au grand jour la difficulté de mener une politique efficace pour lutter contre le tabagisme dans les établissements de santé.

Valeur d'exemple.

Une difficulté que résume ainsi Herveline André, infirmière au service de médecine du travail du CHU de Brest : « Nous ne sommes pas parvenus à trouver un équilibre entre convaincre et contraindre. Nous cherchons plus à inciter qu'à interdire réellement. Mais nous n'avons pas trouvé la solution qui permette de préserver les non-fumeurs. » Qu'ils soient soignants ou non.

La première loi sur le tabagisme dans les lieux publics est la loi Veil de 1976. Et le dernier texte en date, la circulaire du 3 avril 2000, fondée sur les principes de la loi Evin, est sans équivoque : « Le plein respect de la loi du 10 janvier 1991 est une priorité hospitalière : interdiction de fumer dans tous les locaux de soins et tous les lieux recevant du public, y compris les espaces ouverts situés sur le passage du public et des patients. » Cependant, une fois édictés les principes généraux, il faut composer avec le principe de réalité, comme à Nantes. La réalité : des soignants, des agents techniques, des patients qui fument. Pourtant, comme le note encore la circulaire du 3 avril 2000, « l'hôpital n'est pas un lieu ordinaire, il a valeur d'exemple pour tout ce qui touche à la santé »... À considérer un des chiffres marquants sortis du baromètre « Soignants sans tabac » mis en place en 2001 par le réseau Hôpital sans tabac et réitéré cette année, qui montre qu'il y a autant de fumeurs chez les soignants que dans la population générale, on pourrait plutôt dire que l'hôpital est un miroir. « Normalement, un hôpital devrait être sans tabac, mais la réalité sociale est différente, reconnaît d'ailleurs Jean-Patrick Debert, directeur des programmes du réseau Hôpital sans tabac. Ce n'est pas parce qu'on travaille dans le secteur de la santé que l'on ne fume pas ! » Ce que confirme Herveline André à la lumière de l'enquête menée en 2002 auprès de 250 salariés du CHU de Brest : « Une très grande partie était au courant des risques encourus. »

Énorme stress.

À force d'enquêtes et de consultations tabacologiques, les informations s'accumulent sur le tabagisme à l'hôpital. Mais, comme le précise Nathalie Guelle, du CHU de Caen, une des rares psychologues cliniciennes dans une unité de coordination de tabacologie, « chaque fumeur a son histoire, ses motivations ». Il est donc toujours hasardeux de dresser des généralités. Même si certains facteurs comme le stress ressenti par le personnel peuvent expliquer, à défaut des causes, les raisons d'une consommation prolongée. Autre constat relevé par Nathalie Guelle : « Le clivage opéré par le soignant entre ce que vit le patient et sa propre vie. Voir des gens en insuffisance rénale ne l'empêchera pas de fumer. »

Un questionnaire, distribué en novembre 2002 au personnel du centre chirurgical Marie-Lannelongue (Le Plessis-Robinson, Hauts-de-Seine), a démontré qu'un fort pourcentage du personnel voulait s'arrêter de fumer. Lien ou pas, « beaucoup de non-fumeurs ont exprimé leur mécontentement, rapporte Élisabeth Lepileur, assistante qualité dans ce même établissement. Ils se sentent agressés par la fumée. » Une fumée qui peut être omniprésente : « Certains fument à l'extérieur, aux fenêtres, dans des zones inadaptées car démunies de système d'aération, dans la cafétéria réservée au personnel... »

Même constat au CHU de Brest : « Il y a une modification des pratiques, remarque Herveline André. Avant, on fumait beaucoup en salle de repos, maintenant, davantage dans les couloirs, les sous-sols, les escaliers... Ce qui pose aussi des problèmes de sécurité. » Départ de feu, tensions internes, et finalement une certaine mise à l'index des accros de la cigarette. Des accros qui seraient pourtant, selon Jean-Patrick Debert, « de moins en moins nombreux, même si cette décroissance est lente ». Mais si les informations sur le tabagisme des soignants s'accumulent, il est difficile de brosser un tableau de la situation générale.

Recueil des données délicat.

Le baromètre « Soignants sans tabac » est encore récent et, pour son édition 2002, ne s'appuie que sur 300 établissements... qui, de plus, sont membres du réseau, donc a priori actifs dans ce domaine. Beaucoup d'établissements de santé n'ont mis en oeuvre aucune politique de lutte contre le tabac, malgré la circulaire du 3 avril 2000, malgré la démarche d'accréditation qui ne concernait d'ailleurs que 600 structures en janvier dernier.

Autre difficulté pour dresser un état des lieux objectif du tabac chez les soignants, « le turn-over important dans le milieu hospitalier, précise Jean-Patrick Debert. Cette évolution rapide du personnel étudié peut parfois induire de mauvais résultats dans un établissement qui a pourtant mené une bonne politique de prévention ». Et dans une profession très féminisée, l'arrivée de jeunes femmes fait augmenter le nombre de fumeurs d'un établissement, car comme dans la population générale, elles fument de plus en plus, notamment chez les étudiants infirmiers et sages-femmes. Une enquête en cours de traitement a d'ailleurs été menée par le réseau Hôpital sans tabac dans l'ensemble de ces centres de formation pour parvenir à mieux cerner une réalité préoccupante. Et un programme de formation pour les enseignants en Ifsi est d'ores et déjà prévu sur 2004.

Forte dépendance.

Une population de soignants jeunes contribuant à augmenter le chiffre des fumeurs, c'est le cas au CHU de Brest où 26 % des soignants fumaient en 1996, 27,2 % en 1999 et 27,8 % en 2002.

Mais d'autres chiffres paraissent encore plus inquiétants. En trois ans, le taux de « forte dépendance » a explosé chez le personnel infirmier : de 3 %, il est passé à près de 16 % en 2002. Et si moins d'une infirmière sur quatre fume, c'est presque un agent hospitalier sur deux qui fume ! « Nous avons observé que moins on est diplômé, plus on fume », remarque Herveline André. Un constat corroboré par Jean-Patrick Debert : « Le baromètre montre qu'environ 27 % des médecins fument contre 30 à 32 % des aides-soignants et des agents des services techniques. »

Alors que faire ? Il faut noter d'abord que le sujet est devenu une préoccupation relativement récente, notamment grâce au travail de sensibilisation et de formation mené par le réseau Hôpital sans tabac, créé en 1996, et les obligations liées à l'accréditation. La campagne initiée par Jacques Chirac sur la prévention du cancer, avec les objectifs affichés par le Plan cancer 2003-2007 a aidé également à aborder le sujet. Elle a été relayée par Jean-François Mattei fin mai, avec entre autres la création d'une unité de tabacologie dans chaque département.

Ensuite, les quelque 300 établissements engagés dans le réseau Hôpital sans tabac tentent de trouver des solutions. Exemple, au centre chirurgical Marie-Lannelongue, un comité de prévention du tabagisme a été créé, réunissant personnel soignant, technique, administratif et médecins, pour améliorer la situation autour des zones sensibles (réanimation, bloc, services fermés). Autre initiative, celle prise par le CHU de Caen, qui a mis en place des dispositifs plus complets proposant un suivi psychologique. La réussite du travail entrepris repose avant tout, selon Jean-Patrick Debert, « sur la clarté de l'action de la direction, à travers le comité local, et sur l'existence d'un interlocuteur interne comme l'unité de coordination tabacologique ».

Une organisation rendue nécessaire par l'intensité de l'effort à fournir, comme le précise le docteur Béatrice Lemaître, responsable de l'unité de tabacologie au CHU de Caen : « C'est un travail de longue haleine car il s'agit en fait de changer le comportement des fumeurs. » Des fumeurs qui, d'après ce médecin, fument beaucoup moins lorsqu'il est strictement interdit de fumer. « Même s'il faut leur fournir des substituts nicotiniques, la loi Evin les aide. » Des établissements, comme le centre régional de lutte contre le cancer de Bordeaux, ont franchi le pas.

TÉMOIGNAGE

« Substituer d'autres réflexes »

Comme beaucoup de ses collègues infirmières, Christine Sudry- Le Du est confrontée au tabagisme passif. Les salles de repos irrespirables, les offices enfumés... elle y est très sensible, étant donné sa formation de tabacologue. Elle applique d'abord ses connaissances au pôle de prévention des maladies cardiovasculaires du centre hospitalier de Saint-Quentin (Aisne), en intervenant à la demande des patients hospitalisés ou en consultation. Mais le tabagisme étant un comportement renforcé par une drogue, la nicotine, il lui semble intéressant de se former aux thérapies cognitives et comportementales (TCC), différents moyens existant déjà pour réduire les effets nicotiniques. La sérieuse Anaes a validé ces techniques très pratiquées outre-Atlantique. Depuis deux ans, Christine Sudry-Le Du se forme donc en trois ans, sur son temps libre, aux TCC auprès de l'Association française de thérapies cognitives et comportementales. « Les TCC reposent sur l'observation du comportement et le conditionnement de la personne par des stimuli environnementaux. Le travail avec le patient lui permet d'identifier ce qui déclenche son comportement de fumeur. Des éléments propres à chacun, le plaisir, le stress, un état dépressif... Ensemble, on va lui substituer d'autres réflexes. » Un travail d'au moins six mois, une des étapes clés étant la prévention des rechutes. L'usage des TCC est encore très peu développé et Christine Sudry-Le Du, depuis peu au centre hospitalier de Quimper, ignore comment elle pourra mettre à profit sa formation.

« Ce mois-ci, j'arrête ! »

En partenariat avec le ministère de la Santé, le réseau Hôpital sans tabac lance la première édition de l'opération « Ce mois-ci j'arrête ! », proposé à 150 hôpitaux. Il met gratuitement à la disposition de tous les hospitaliers (médecins, soignants, administratifs, techniques) des substituts nicotiniques (timbres transdermiques) pour le premier mois et fournit un CO testeur aux établissements participants. Trois réunions étalées sur un mois, animées par un médecin, permettront d'informer sur l'arrêt du tabac et d'accompagner les personnes inscrites dans leur sevrage. Chaque hôpital peut compléter ce programme minimal indicatif par ses propres initiatives, et organiser le suivi individuel des volontaires.

Renseignements : 01 40 44 50 26 ou http://www. hopitalsanstabac.org