Les infirmières épuisées sont-elles bonnes à jeter - L'Infirmière Magazine n° 185 du 01/09/2003 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 185 du 01/09/2003

 

Enquête

- Vaincues par la pénibilité intrinsèque du métier et des conditions de travail toujours plus difficiles, certaines soignantes craquent - Trop souvent, l'hôpital ne sait pas les accompagner et réexploiter leurs compétences - Pourtant, des solutions existent.

« Au bloc, les remplacements sont de plus en plus difficiles. Pour cet été, j'ai demandé trois intérimaires en mars, et je n'en aurai qu'une. En attendant, je fais 50 heures par semaine, je suis présente de l'ouverture à la fermeture des blocs le soir. »

Ce témoignage de Nicole, surveillante de bloc dans une clinique privée, n'illustre que partiellement ce que peuvent être aujourd'hui, dans certains services, les conditions de travail des infirmières. Sollicitations toujours plus importantes, charges de travail accrues, temps de séjour des patients sans cesse raccourci : autant de facteurs qui pèsent sur les conditions de travail et donc sur la santé, physique ou psychologique, des soignantes.

« En ce moment, il y a augmentation de l'épuisement professionnel, estime le Dr Marie-Line Lepori, médecin du travail au CHU de Nancy. Parce que la charge de travail s'accroît, mais aussi parce que la durée de carrière d'une infirmière est de plus en plus longue. Cet épuisement peut être lié à des aspects personnels, mais aussi aux contraintes professionnelles. Ainsi, on voit souvent des infirmières qui ne sont plus en accord avec leurs attentes, du fait de la charge de travail qui engendre une désorganisation. »

Interdit de souffler.

Avec les aides-soignantes, les infirmières sont en première ligne. La charge physique est en effet réelle et, même si les établissements de santé ont équipé les services d'aides techniques, certaines infrastructures restent toutefois inadaptées en matière d'ergonomie. La médecine du travail a bien conscience de ces difficultés, qu'il s'agisse de syndrome d'épuisement professionnel, ou burn-out - qui concernerait 20 à 40 % des soignants(1) - ou de difficultés physiques, et notamment des troubles musculosquelettiques.

Que se passe-t-il quand ces problèmes de santé prennent une dimension telle que la soignante ne peut plus exercer tout ou partie de ses fonctions ?

Dominique Labibe, de l'Ufmict-CGT, ne voit pas de solutions, « ou très peu. Autrefois, on avait des "postes doux" : on pouvait mettre les infirmières en difficulté sur ces postes où le rythme était ralenti, la charge de travail moindre, le temps de reprendre haleine. Mais on a resserré les effectifs, et celles qui sont là doivent être rentables à 100 %. » Résultat, selon cette militante syndicale, les gens « se débrouillent ». Pour certains, le temps partiel peut permettre de souffler un moment. D'autres s'arrêtent une semaine et repartent. D'autres encore s'en vont définitivement. Sur ce sujet, l'étude actuellement en cours sur l'abandon prématuré du métier de soignant devrait permettre d'en savoir davantage(2).

Comment gérer, en particulier dans une période de pénurie, le vieillissement des personnels ? Pour certains établissements, ces difficultés de santé des personnels, et en particulier des soignants, constituent une préoccupation majeure. Ainsi, en septembre 1998, avec la signature des protocoles d'accord en faveur de l'emploi des travailleurs handicapés, l'AP-HP plaçait au premier rang de ses priorités la prévention du handicap, la réadaptation et le reclassement des agents, reconnaissant que « le travail à l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris génère un certain nombre de handicaps, du fait des conditions de travail, des spécificités du travail à l'hôpital et d'une politique de prévention insuffisamment développée, notamment en ce qui concerne les rachialgies. »

Reconversion forcée.

Prévues par la loi et dans certains établissements par une politique interne, des possibilités de reconversion existent pour les agents en activité devenus inaptes à leur fonction pour raisons de santé, temporaire ou définitive : adaptation du poste de travail, affectation sur un autre emploi de leur grade, reclassements. Pour les infirmières, ces derniers sont rares et se font souvent sur des postes administratifs. « C'est la voie de reclassement la plus fréquente, pas forcément la mieux vécue, reconnaît Laurent Burckel, responsable du département "Expertise et innovation au travail" à la direction du personnel de l'AP-HP. Il n'est pas évident pour une infirmière qui a derrière elle vingt ans de pratique soignante de passer dans un bureau. »

« Certaines collègues infirmières se sont retrouvées chargées d'accueil, ou ont été envoyées suivre des formations d'assistante sociale ou d'ergothérapeute, observe Marie-Paule Jousse, infirmière et déléguée CFDT à l'AP-HP. Il faut voir la solitude de ces gens-là. » Qui doivent faire le deuil de leur profession et le vivent parfois très mal. Certaines hésitent donc à franchir le pas : « À 37 ans on m'a dit : vous ne finirez pas votre vie en salle, se souvient Nicole, victime de tassements de vertèbres et aujourd'hui infirmière en long séjour. Je me suis dit : "Je suis fichue". La médecine du travail m'a parlé de faire reconnaître mon inaptitude, mais je n'ai pas voulu : si vous avez un dossier où figurent des restrictions, vous ne serez pas prise dans un autre hôpital. »

Projet social.

Ici ou là, les directions s'emploient pourtant à trouver des solutions de repli. Pas facile, surtout dans certains services à haute technicité où on ne peut détacher quelqu'un sans que cela crée une désorganisation. « On essaie d'orienter les personnels soignants concernés vers des postes où la charge physique et les protocoles de soin sont moins lourds, précise Gérald Umlor, attaché d'administration à la direction du personnel et de la formation du CHU de Nancy. Mais nous n'avons pas non plus des effectifs extensibles. » L'établissement a élaboré un projet social sur l'optimisation de l'activité des personnels au potentiel de travail réduit pour raisons de santé. Dans le cadre d'un contrat d'amélioration des conditions de travail, il a notamment recruté une psychologue.

Les situations sont étudiées et négociées au coup par coup en essayant de « prendre en compte la motivation, l'expérience et l'usure de chacune, explique le Dr Lepori. C'est plus difficile avec les infirmières qui figurent parmi les catégories les plus qualifiées. La plupart du temps, elles aimeraient pouvoir rester dans leur fonction. Alors, on peut agir en modifiant la qualification ou la spécialité (infirmière scolaire, anesthésiste) ou en leur proposant de faire l'école des cadres. Mais tout le monde ne souhaite pas ou ne peut pas le faire. »

Au CHU de Rennes, un département spécifique sur les risques professionnels est en train de se constituer à la DRH, avec un volet concernant l'accompagnement. Et depuis un an et demi, Marie-Jeanne Dubranle, cadre supérieur de santé, est chargée d'une mission transversale d'accompagnement des personnels en difficulté. « Je vois d'abord l'agent en entretien long. Ce rôle d'écoute est important pour lui redonner confiance. Nous tentons de cerner ses compétences essentielles, ce qui le motive le plus. Une fois trouvé le poste adapté, je l'accompagne auprès du cadre qui va l'accueillir, le présente à l'équipe. Ensuite, j'assure un suivi régulier. »

Rapidité de réaction.

Elle s'efforce en tout cas d'agir vite. « On est dans des solutions si ce n'est immédiates, du moins rapides, ajoute Yannick Le Gargasson, directeur des ressources humaines. La rapidité de réaction de notre part est indispensable. Si on attend, à coup sûr, on court à la rupture. » Le problème, c'est qu'il n'y a « pas pléthore de postes dits aménagés, note Jeannine Génin, directrice des soins. D'ailleurs, les infirmières ont souvent des difficultés à exprimer un choix clair. Elles souhaitent concilier leur problème de santé et la continuation d'une fonction à proximité du soin, ce qui est compréhensible. On arrive parfois à trouver des postes, mais il faudrait ensuite y faire tourner les personnels en difficulté, pour donner une chance à tout le monde. » Alors, c'est aussi dans la prévention qu'elle essaie d'agir. Elle a ainsi mis en place, dans le cadre du projet de soin, des groupes de travail dans lesquels se sont impliqués les personnels soignants. « Des infirmières sont allées interviewer tous leurs collègues, en leur demandant quelles étaient leurs valeurs. C'est une façon d'animer les équipes, d'offrir des bulles d'oxygène, d'idéaliser la mission. »

« Il y a toute une réflexion à mener en ce sens, estime pour sa part Monique Mazard, directrice des soins, coordinatrice générale à Créteil et membre du bureau national du SNCH. Un soignant peut avoir envie à un moment de sa carrière de ne plus être auprès des malades. Pourquoi ne pas utiliser ses compétences pour faire autre chose ? Il y a une foule de métiers possibles dans un hôpital pour une infirmière. Mais c'est là qu'on ne sait pas faire. » Et de citer les multiples possibilités de repenser l'organisation : une infirmière peut être détachée sur une mission transversale, dans le cadre d'une politique de rationalisation de l'accueil, ou chargée d'une réflexion sur le réseau ville-hôpital.

Nouvelles fonctions

« On vit un paradoxe permanent : on manque de professionnels, du coup on a un personnel épuisé, qui a moins envie de s'investir. Il faut envisager de lui proposer quelque chose de différent, pour le récupérer. Une infirmière épuisée est difficilement récupérable dans le contexte actuel. » Il y aurait donc urgence à imaginer de nouvelles fonctions pour des infirmières « vieillissantes » ? Josette Nguyen, permanente à la CFDT de l'AP-HP, est également de cet avis. « On ne propose rien aux infirmières qui ont vingt ans de salle, regrette-t-elle. La structure publique n'a jamais intégré l'idée d'une deuxième carrière. Pour qu'éventuellement on vous aménage un poste, il faut que vous soyez plus malade que vos malades. Alors qu'on pourrait envisager des fonctions d'infirmières sur d'autres profils, comme les postes de chargés de relation avec les usagers. »

Mais pour cela, il faut reconnaître qu'une infirmière peut être autre chose qu'une piqueuse. « Faut-il attendre que les personnels touchés soient beaucoup plus nombreux pour que les décideurs prennent conscience du problème ? Et agissent enfin dans la prévention, en reconnaissant aux infirmières une expertise autre que celle d'être au chevet du malade ? »

1- Source : Le Syndrome d'épuisement professionnel des soignants. De l'analyse du burn-out aux réponses. Pierre Canoui, Aline Mauranges. Éditions Masson. 2001. 2- En France, ce projet est nommé Presst : « Promouvoir en Europe la santé et la satisfaction des soignants au travail », et dirigé par le Pr Jean-François Caillard et le Dr Madeleine Estryn-Béhar.

TÉMOIGNAGE

« Je suis contente d'aller au travail »

Entrée à l'AP-HP comme agent hospitalier en 1979, Sylvie est devenue ensuite aide-soignante, puis infirmière, exerçant tour à tour dans différents services.

« Ce métier me plaisait. » Mais à l'âge de 40 ans, d'importants problèmes de santé l'obligent à s'arrêter assez longuement. « Le métier d'infirmière demande beaucoup d'investissement, mais il faut savoir se protéger : moi, j'en étais devenue incapable. Je tombais dans les pommes quand il fallait piquer... La souffrance des malades était devenue pour moi insupportable. » À l'issue de son arrêt maladie, Sylvie rencontre un médecin du travail pour évoquer les conditions de sa réintégration. « Elle a passé presque une heure à discuter avec moi. Elle m'a parlé du protocole handicap de l'AP-HP, et m'a proposé d'en bénéficier. » Sylvie rencontre alors la direction des ressources humaines de son établissement, et se voit proposer un bilan de compétences et d'orientation. « Je n'avais que ce métier d'infirmière, je ne voyais pas ce que je pouvais faire d'autre. » Mais au bout de huit jours de tests, il est convenu qu'elle suivra une formation d'un an, à temps complet, d'assistante de direction. Sa qualification en poche, Sylvie est en poste à mi-temps, depuis un an, à la direction des soins de son établissement. « Je peux prendre soin de ma santé et en même temps travailler. En plus, je reçois les infirmières lors des recrutements, je leur explique comment ça se passe, leur donne plein de conseils. » Aujourd'hui, elle se dit « reconnaissante » : « Autant j'ai aimé ce métier d'infirmière, autant je suis désormais incapable de l'exercer. Et je suis contente d'aller au travail le matin. »