Lettre ouverte au ministre - L'Infirmière Magazine n° 185 du 01/09/2003 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 185 du 01/09/2003

 

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Il y a péril en la demeure paramédical ! Trois infirmières générales le clament haut et fort, dans une lettre ouverte au ministre de la Santé que nous publions in extenso.Un coup de semonce historique...

Monsieur le Ministre,

La lecture attentive de votre intervention du 26 juin dernier, ainsi que celles des différents rapports que vous avez sollicités dans le cadre du dossier hôpital 2007 (Rapport M. Couanau, missions MM. Debrosse, Perrin, Vallancien, et MM. Ducassou, Jaeck, Leclercq) nous conduisent à certaines réflexions, interrogations et inquiétudes qu'il nous semble important de vous communiquer.

Notre démarche ne s'apparente ni à un souci corporatiste, ni à une résistance systématique au changement. Sur le fond, nous sommes comme vous, Monsieur le ministre, convaincues de la nécessité de réformer l'institution hospitalière qui nous mobilise au quotidien au chevet des malades et au côté des équipes médicales et administratives, à la tête des équipes paramédicales dont nous avons la responsabilité.

Si nous adhérons à bon nombre de propositions novatrices, susceptibles de combattre « le désenchantement hospitalier », il nous semble cependant nécessaire d'attirer votre attention sur les effets négatifs que certaines dispositions pourraient engendrer chez les professionnels paramédicaux.

Vous évoquez « l'enthousiasme des infirmières » et la « qualité des soins apportés au malade » « grâce à l'engagement et au dévouement constant de l'ensemble des personnels soignants, administratifs et techniques au service de tous les patients ».

C'est cet enthousiasme si fragile et si précieux dont nous sommes garantes pour les équipes soignantes, qui nous paraît susceptible d'être mis à mal par certaines de vos propositions.

Le « dévouement » auquel vous faites allusion, n'est pas inconditionnel pour la jeune génération qui souhaite s'investir dans son travail en tant que professionnel (l'expertise primant sur l'affectif), en bénéficiant en retour de ce qu'elle considère comme un « juste retour sur investissement ».

Les infirmières et les autres personnels paramédicaux ne se contentent plus d'une reconnaissance de principe de la population et de ses élus, mais veulent obtenir la valorisation des compétences techniques et relationnelles qu'ils exercent dans les domaines de l'éducation et de la prévention, du curatif et du palliatif, de la recherche et de l'innovation :

-> Amélioration des conditions d'exercice au quotidien (techniques, organisationnelles et relationnelles).

-> Reconnaissance et valorisation des professionnels à la hauteur des contraintes inhérentes à ces métiers (permanence des soins, charge mentale, rapport à la vieillesse, à la fin de vie et à la mort) dans une société valorisant les loisirs, le plaisir, l'absence de contraintes, l'argent et la jeunesse.

-> Mise en place d'une vraie filière universitaire comme préconisé par le rapport du Pr Berland : équivalence niveau licence puis possibilité de poursuivre, maîtrise, master, jusqu'au doctorat en soins à l'instar d'autres pays européens ;

-> Possibilité de passerelles entre les métiers, qui devrait être facilitée par une première année d'étude commune à toutes les professions de santé comme préconisé par le rapport d'étape du Pr Debouzie.

Il faut noter le retard de la France dans ces domaines.

Vous pointez à juste titre la « désunion du pouvoir administratif et du pouvoir médical ».

Mais, il ne nous semble pas que « L'évolution de la gouvernance » et la nécessaire restitution d'un pouvoir de décision au corps médical doivent se faire au détriment des paramédicaux qui représentent plus de 70% des personnels de santé.

Contrairement à ce qui est évoqué par certains (le Dr Aubard et d'autres) le déficit de pouvoir décisionnel médical n'est ni le fait des récentes Directions de Soins ni des anciennes Directions de Soins Infirmiers.

Ces directions ont par le passé, et continueront à contribuer pour assurer la continuité, la coordination, la qualité et l'équité de la prise en charge des malades et de leurs proches dans un contexte médico-économique contraint, au côté des équipes médicales dont elles sont et resteront les collaborateurs privilégiés.

Grâce à leur double expertise en soins et en management, elles contribuent au maintien de la solidarité inter-équipes afin de préserver l'intérêt général, pas toujours égal à la somme des intérêts particuliers, et d'éviter la balkanisation dans un contexte marqué par la pénurie de professionnels.

Cette bi-appartenance alliée à leur connaissance et vision transversales des problématiques de soins, complémentaire à la vision médicale, leur permet d'éclairer les Directions Générales pour la mise en oeuvre de projets et la prise de décisions politiques et stratégiques institutionnelles préservant l'éthique.

L'absence de représentation des paramédicaux via les Directions de Soins au sein du conseil d'administration et du comité de direction nouvelle mouture de « nature mixte administrative et médicale » ne nous paraît pas de nature à impliquer et fidéliser les équipes paramédicales, qui ont pourtant un rôle essentiel quantitatif et qualitatif dans la continuité de la prise en charge hospitalière (24 h sur 24 et 365 jours par an). Ces professionnels assurent la permanence du Soin auprès du malade et de ses proches.

-> Si nous comprenons la nécessaire limitation du nombre de comités internes consommateurs d'un temps précieux qu'il faut prioritairement consacrer aux malades, on peut s'interroger sur l'absence d'expression et de représentation des paramédicaux si la Commission de Soins disparaît.

-> Si « la simplification de l'organisation interne » passant par la « contractualisation interne » est incontournable, replacer les paramédicaux sous la responsabilité médicale pose plusieurs problèmes :

Il s'agit pour ces différentes filières d'une régression dans le déroulement de carrière, puisque les cadres de santé qui assurent le fonctionnement quotidien des services hospitaliers, en dépit des contraintes et difficultés (pénurie de professionnels, manque de moyens, problèmes d'organisation, injonctions contradictoires...), n'auront même plus la possibilité d'accéder à des fonctions de Directeurs de Soins, alors même qu'ils souffrent déjà d'un déficit conjugué d'image, de positionnement, et de reconnaissance.

Comment croire que le médecin « responsable de pôle » aura la disponibilité, la volonté et les acquis (en l'absence de formation managériale spécifique) pour assurer « les affectations et la gestion du personnel » au sein de son pôle.

Outre que cela semble peu réaliste car très consommateur de temps (mobilisation et motivation des équipes au quotidien, gestion du turn-over, de l'absentéisme, des conflits, des relations avec les partenaires sociaux...), cela risquerait d'être perçu comme un recul sans précédent par les équipes paramédicales, et comme une totale dénégation des fonctions de cadre de santé.

Vous envisagez il est vrai, que le chef de pôle puisse éventuellement « être assisté dans ses fonctions par un cadre infirmier ».

Cette disposition est peu cohérente alors que l'on préconise dans le même temps d'étendre les compétences des paramédicaux en envisageant des transferts de compétences médicales, pour dégager un temps médical qui fait défaut en raison de la pénurie croissante.

Ces transferts de compétences auxquels nous sommes sur le principe favorables, devraient s'inscrire dans une large vision de santé publique communautaire permettant de renforcer l'éducation et la prévention ; il ne faudrait pas se limiter à tenter de régler ponctuellement les problèmes de démographie médicale, en utilisant les paramédicaux (dont la démographie n'est guère plus brillante) comme un moyen palliatif, et en déportant des actes d'une profession à l'autre. Ces transferts d'actes techniques ne doivent pas se faire au détriment des aspects relationnels (information, prévention, éducation de la population).

Il faut préserver un espace de liberté et de créativité pour permettre aux paramédicaux d'exprimer leur savoir-faire, de s'investir durablement dans leur mission de Soin, et de participer plus largement à la recherche et à l'innovation.

A l'ère du renouveau hospitalier, il est temps de considérer les paramédicaux comme de vrais acteurs indispensables, plutôt que comme des auxiliaires pouvant passer d'une dépendance à l'autre au gré des réformes, qu'ils subissent plus qu'ils n'en bénéficient.

Depuis les actions de Mme Simone Weil en faveur des professionnels paramédicaux et particulièrement des infirmières, aucun ministre de la santé ne s'est inquiété de leurs conditions d'exercice, ce qui explique sans doute pour partie la désaffection des générations actuelles pour ces professions alors que les besoins de la population continuent de croître.

Même les malades ont fini par bénéficier d'une loi, et ce n'est que justice.

Les paramédicaux majoritairement de sexe féminin sont néanmoins des professionnels citoyens responsables qui n'entendent plus que d'autres décident pour eux et sans eux de ce qui est bon pour eux.

Il est désormais urgent d'en finir avec les tergiversations autour de la création d'ordres professionnels paramédicaux ou d'un office professionnel commun aux professions paramédicales.

Pour les 450 000 infirmières exerçant sur le territoire français un ordre professionnel représentatif au « rôle irremplaçable » comme préconisé par le rapport de JL Préel de janvier 2003 doit être mis en place.

Il faut sortir l'hôpital des logiques de pouvoir, et passer de logiques parallèles (médicale, paramédicale & administrative) non efficientes à une logique commune et concertée où les besoins du malade fédèrent réellement l'organisation et les acteurs du soin.

La nécessaire restitution d'un pouvoir de décision aux médecins ne peut se faire au détriment des paramédicaux, au risque de voir s'aggraver inexorablement et durablement la pénurie de professionnels paramédicaux ; il faut saisir l'opportunité de s'impliquer ensemble dans l'intérêt général.

Voilà, Monsieur le Ministre, dans les grandes lignes, ce que nous souhaitions vous dire.

Nous restons à la disposition de vos équipes, si elles souhaitaient nous solliciter pour contribuer (à notre modeste mesure) à l'avancement du chantier hospitalier que vous avez entrepris, et qui nous tient, comme à vous, particulièrement à coeur.

En vous remerciant d'avoir pris la peine de nous lire, veuillez agréer, Monsieur le Ministre, nos très respectueuses salutations.

Nicole Baraille (Centre René Huguenin, St Cloud), Anne-Marie Teller (Institut Gustave Roussy,Villejuif), Roselyne Vasseur (Institut Curie, Paris), Infirmières Générales, Directrices des Soins exerçant en cancérologie.