Comment éviter un nouveau drame caniculaire ? - L'Infirmière Magazine n° 189 du 01/01/2004 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 189 du 01/01/2004

 

Enquête

- La canicule de cet été annonce un réchauffement de la planète sur une longue période - Elle a remis en cause les pratiques soignantes en France - Clinique de l'hyperthermie, pollution, architecture, effectifs et organisation des soins sont en cours de réévaluation.

- Les personnes âgées ont été les plus touchées par la canicule d'août, qui aura fait 14 800 morts en France. Le bilan réalisé par Éric Jougla et Denis Hémon, épidémiologistes à l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), le montre. Près de 300 décès de plus que les années précédentes pour ce mois ont été observés dès le 4 août. Cet excès atteint 3 900 le 9 août, 10 600 le 12 août et 14 800 le 20 août. « Les températures maximales sont observées dans le sud du pays, notent-ils, mais la majeure partie de la population a été exposée à neuf jours ou plus de température supérieure à 35 °C. » Les départements ont subi une surmortalité d'autant plus importante que le nombre de jours consécutifs avec des maximales supérieures à 35 °C a été élevé. Entre le 1er et le 20 août 2003, l'importance de cette surmortalité à court terme croît avec l'âge :

- + 20 % chez les sujets âgés de 45 à 54 ans ;

- + 40 % chez ceux de 55 à 74 ans ;

- + 70 % chez les sujets âgés de 75 à 94 ans ;

- +120 % chez ceux de 95 ans et plus.

Le phénomène concerne les deux sexes, mais davantage les femmes (+ 70 % de surmortalité contre + 40 % chez les hommes).

Causes de décès.

Éric Jougla et Denis Hémon ont étudié la surmortalité par causes médicales de décès dans la région Centre. Ils ont comparé le nombre de décès survenus du 1er au 20 août 2003 au nombre de ceux survenus du 1er au 20 août 2000 par groupe de maladies. Les augmentations les plus importantes sont observées pour des causes directement attribuables à la chaleur : coup de chaleur, hyperthermie, déshydratation. Elles ont provoqué 34 fois plus de décès en 2003 qu'en 2000. Le nombre de décès double ou triple, en août, pour huit autres causes : maladies de l'appareil génito-urinaire (3,4 fois plus) et de l'appareil respiratoire (2,8 fois), maladies d'Alzheimer et de Parkinson (2,6), diabète (2,6), troubles mentaux (2,4), maladies infectieuses (2,4), cardiopathies ischémiques (2,1), chutes accidentelles (2). Il faut d'autant plus tirer les leçons de l'hécatombe que d'autres étés torrides sont prévisibles.

Encore des canicules ?

Une augmentation des températures est déjà constatée. La France a gagné 0,6 °C de température moyenne en un siècle. On compte deux fois moins de jours de gel par an qu'au début du XXe siècle (30 contre 60), selon Météo France.

Ce réchauffement devrait se poursuivre, selon le rapport 2001 du Groupe intergouvernemental d'experts sur le climat (GIEC), lié à l'Onu. Entre 1990 et 2100, la hausse de température devrait être de 1,4 à 5,8°. Des canicules sont prévues deux étés sur trois d'ici 2100 par le Hadley Center, en Grande-Bretagne, contre une moyenne actuelle d'une par siècle. « Il y a de plus en de plus de preuves que ces températures sont liées aux activités humaines comme l'augmentation des gaz à effet de serre », admet le président du GIEC, Rajendra Pachauri. Devant de tels changements, mieux vaut connaître les mécanismes de l'hyperthermie.

Comprendre l'hyperthermie.

La déshydratation est un effet de l'hyperthermie, et non sa cause, note Pierre Carli, directeur du Samu de Paris. Cette dernière survient quand la température centrale de l'être humain ne parvient plus à rester stable. Si la température extérieure augmente, la sudation reste le principal mécanisme de défense pour maintenir notre température centrale autour de 37 °C. La perspiration permet la diffusion de l'eau des couches superficielles de la peau vers l'extérieur. L'évaporation de la sueur disperse la chaleur dans l'environnement. Elle refroidit aussi la peau. Cela permet au flot sanguin superficiel, gonflé par la dilatation des vaisseaux, de se refroidir à son contact. Mais ce mécanisme sollicite le système cardiovasculaire à travers cette forte vasodilatation périphérique cutanée. L'acclimatation fait aussi partie des mécanismes de défense. Elle permet de résister à la chaleur grâce à une augmentation des Heat Shock Proteins (HSP 72 en particulier), protéines qui favorisent la thermotolérance. Ces dernières permettent la réparation d'autres protéines dénaturées par la chaleur.

On comprend pourquoi les anciens sont les plus vulnérables en cas de canicule : ils ne parviennent plus à synthétiser les HSP ; fréquence et débit cardiaques, volume d'éjections, ne peuvent pas s'adapter ; leur sudation est moins efficace et leur débit sudoral diminué. En pleine chaleur, les pertes de sueur peuvent atteindre 10 ou 12 litres chez un adulte. Il faut compenser en buvant. Mais les personnes âgées peuvent perdre ou mal reconnaître la soif. C'est l'un des premiers déficits occasionnés par un syndrome démentiel. Or, une forte proportion de personnes de plus de 90 ans sont atteintes de démence, et boivent moins de ce fait.

Changer l'architecture.

Il faut réaménager autrement domiciles, hôpitaux et maisons de retraite. Des études sur la température et les contraintes thermiques ont été menées dans les services de soins. Elles sont présentées par Madeleine Estryn-Béhar dans Ergonomie hospitalière. Sans canicule, des températures souvent trop élevées ont été recueillies lors de mesures ou mentionnées lors des enquêtes. Elle a réalisé une étude sur l'habitat dans trois quartiers de la ville de Sète. Le respect de certaines recommandations favoriserait la santé des personnes âgées, leur dépendance ou non, voire leur survie en cas de canicule. Elles valent pour le domicile comme pour les établissements de santé. Les anciens doivent pouvoir gagner une place ombragée ou un espace climatisé. Il faut donc améliorer les accès communs des bâtiments. Les ascenseurs seront toujours privilégiés. Des recommandations concernent portes, sol, rampes, marches, sol, éclairage. D'autres portent sur les ouvertures et les pièces d'eau.

Quelques règles s'imposent : les fenêtres dont un battant est maintenu par l'autre sont à éviter, car il faut de la force et une bonne amplitude des mouvements des deux bras. On préférera des fenêtres maniables et légères. Les volets seront manipulables de l'intérieur.

Des salles de bains adaptées au vieillissement éviteront de restreindre les possibilités de se baigner ou de se doucher. Près de la baignoire, des « mains courantes » permettront de se tenir. On installera des siphons de sol intégrés, permettant un remplacement ultérieur aisé de la baignoire par une douche sans seuil. On choisira des baignoires standard avec fond antidérapant. La hauteur du bord sera de 50 cm. Une plage de 50 cm de large sera placée à la tête de la baignoire pour permettre de s'asseoir à l'extérieur, puis de pivoter pour passer les jambes à l'intérieur.

On préférera les douches sans seuil à enjamber. L'ensemble du sol de la salle d'eau sera antidérapant avec pente inférieure à 1 % vers l'écoulement. À 0,85 m et 0,90 m du sol, une barre de maintien entourera la douche. Des robinets mitigeurs permettront un réglage préalable, évitant les risques de brûlures. Leur maniement par pression est plus commode que le bouton à tourner, même en cas d'atteinte rhumatologique des mains.

On laissera un espace libre de 1,50 m de diamètre entre les appareils sanitaires et en dehors du débattement de la porte (espace de rotation d'un fauteuil roulant).

Le tabou des effectifs.

Devant un drame susceptible de se reproduire, les soignants se demandent comment faire face. Le rôle pivot des infirmières libérales a été souligné par leurs propres syndicats (Convergence infirmière, Sniil...). Les représentants des soignants des établissements de santé ont rappelé qu'ils avaient alerté les pouvoirs publics quant aux manques de moyens et d'effectifs. « Il est fréquent qu'une maison de retraite accueillant cinquante résidants ne dispose que d'une infirmière et de deux aides-soignantes, note, à Carcassone, Gilles Gadier, membre (FO) du comité de suivi de l'étude Presst sur l'abandon par les soignants de leur profession. Une seule est présente la nuit. Comment faire face à toute heure ? La moindre crise aggrave les choses. » Le manque de personnel est aussi souligné par les gériatres dans l'enquête de la Société française de gériatrie et de gérontologie (SFGG). Pour 64 % des gériatres y ayant répondu, les malades des Ehpad (établissements hébergeant des personnes âgées dépendantes) ont « pâti dans certains établissements d'un manque de moyens humains et médicaux ».

« Deux visites quotidiennes d'une aide-soignante de service de soins à domicile ne suffisaient pas à aider un ancien cet été, ajoute Gilles Gadier. Quant aux urgences, elles ont besoin d'être renforcées même en temps normal. » Parmi les points faibles de notre système de santé, révélés par la canicule, les gériatres citent le manque de lits, le personnel en nombre insuffisant, la surcharge de travail, le manque de moyens matériels, l'engorgement de la filière, l'admission directe en SSR (soins de suite et de réadaptation). Ils soulignent l'efficacité des soignants de gériatrie, mais regrettent « l'insuffisance de qualification du personnel de remplacement, l'épuisement du personnel présent, le personnel médical insuffisant ou absent ».

Mauvaise répartition.

Les analyses des pouvoirs publics diffèrent. Le rapport Lalande admet le manque de médecins, pas celui des infirmières. « S'agissant du nombre d'infirmières, les quotas de formation ont été augmentés récemment », notent-ils. La mise en place des 35 heures aurait poussé maintes infirmières de la région parisienne à s'installer en province. Leurs affectations auraient longtemps « privilégié les services de court séjour classiques aux dépens des services de gériatrie ou de soins de suite ». Le rapport Lalande conclut : « Ce qui fait problème n'est pas tant le nombre total que la répartition des infirmières. » L'orientation des quatre groupes de travail créés par le ministère sur l'hôpital découle de cette idée. Celui qui concerne le plus les infirmières porte sur la gouvernance dans les établissements. À ce jour, aucun débat sur les moyens n'est à prévoir.

Bibliographie

> Surmortalité liée à la canicule : estimation de la surmortalité et principales caractéristiques épidémiologiques - rapport d'étape. Éric Jougla, Denis Hémon. Inserm, 25 septembre 2003.

> Hyperthermies : pathogénie et conduite à tenir. Entretien avec Pierre Carli, directeur du Samu de Paris. Le Concours médical, 1er octobre 2003, 125-128, 1618-1620.

> Canicule. Météo-France. http://www.meteo.fr

> Ergonomie hospitalière - théorie et pratique. Madeleine Estryn-Béhar. 1996. éd. Estem. Mis à jour sur le Net en 2003.

> Accessibilité, confort et adaptabilité de l'habitat - étude dans trois quartiers de Sète. Madeleine Estryn-Béhar et C. Bouyon. 1998, rapport d'étape.

TÉMOIGNAGE

« Identifier les plus fragiles... »

Le Pr Joël Belmin est responsable du DU de gérontologie et de gérontopsychiatrie au CHU de La Pitié-Salpêtrière (Paris).

« Pour prévenir la déshydratation, on le sait, il faut faire boire. La perfusion sous-cutanée, pour les personnes très dépendantes, est de plus en plus pratiquée. Mais une hyperthermie peut aussi survenir lors d'une canicule. Il faut alors refroidir la personne. Elle a besoin d'une ambiance fraîche. Il faut appliquer sur la peau des linges trempés dans de l'eau fraîche ou des sacs de glaçons. Il est possible d'associer à ces techniques un appareil de ventilation, pour obtenir un effet de convection. Des bains d'eau fraîche ou des couvertures réfrigérantes peuvent être utiles. Il existe deux stratégies pour prévenir à grande échelle des populations exposées à un risque de santé publique. La première consiste à informer largement le plus grand nombre de personnes possible. Les médias peuvent lancer une telle campagne. La deuxième stratégie consiste à cibler les personnes les plus fragiles. Pour cela, il faut un dispositif d'alerte et le moyen de les atteindre. Beaucoup sont en institution. Elles sont donc faciles à identifier. Il est plus ardu de repérer celles se trouvant à leur domicile. Mais divers moyens existent pourtant. Les départements disposent, au conseil général, de listes des bénéficiaires de l'Apa. Les services communaux d'une ville pourraient recenser les personnes âgées fragiles. Un appel à la solidarité devrait alors être lancé. On ne peut pas affirmer que cette solidarité manque, sans même préciser ce qu'il faut faire. C'est un mauvais procès que l'on intente aux Français. »

Médicaments et température

Maintes personnes âgées prennent des diurétiques ou des antihypertenseurs. Ils sont nocifs en cas de canicule, car ils majorent l'hypovolémie, la baisse du volume sanguin circulant. Une hyperthermie affecte aussi l'efficacité et la tolérance des médicaments. Des recherches sur la bupivacaïne le montrent chez les rats. Les modifications de la pharmacocinétique ont été étudiées pour la ciprofloxacine et le pranopofren. Une élévation des concentrations plasmatiques et une réduction de la clairance sont souvent constatées. Une toxicité plus forte des traitements est possible en cas de fortes chaleurs.