Les infirmières en ont plein le dos - L'Infirmière Magazine n° 192 du 01/04/2004 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 192 du 01/04/2004

 

Enquête

- Les maux de dos frappent chaque année plus d'un soignant sur deux - On a eu beau multiplier les stages de manutention en France, les résultats se font attendre - Il est temps de prévenir vraiment nos lombalgies.

- « Mon dos me fait souffrir depuis dix ans ! », admet Bruno Izard, quarante ans. Cet infirmier de nuit a commencé à travailler au service de soins intensifs de cardiologie de l'hôpital de Carcassonne en 1992. L'unité compte sept lits. Quatre malades peuvent y être sous respirateur. « Nous leur prodiguons deux ou trois soins de prévention d'escarres par nuit », précise-t-il. Avec une moyenne d'âge de 80 ans, de nombreux patients cardiaques souffrent d'oedème du poumon. « Ils doivent rester en position demi-assise dans le lit, rappelle cet infirmier, et glissent souvent vers le fond du lit. Il faut les remonter, les réinstaller dans une position plus confortable. C'est dur pour le dos. Très affaiblis, ils présentent une dépendance totale. C'est comme mettre un bassin à une personne âgée. Cela se fait souvent seul. Quand la personne est trop faible pour rouler sur le côté, il faut la soulever de quelques centimètres d'une main et placer le bassin de l'autre. » En théorie, il faut prendre le temps pour un soin. Pas si simple. Le jour, l'équipe comprend deux infirmières et deux aides-soignantes. « La nuit, nous ne sommes qu'un infirmier et un aide-soignant, note Bruno. Une nuit calme, nous avons le temps de nous occuper pleinement de nos sept malades. Si nous affrontons trois entrées et deux transferts dans la nuit, nous n'avons plus le temps de jouer avec les manettes. Dans l'urgence, principes et techniques de manutention se font moins applicables. La lenteur de positionnement des lits électriques devenant un handicap, nous relevons souvent les patients à la main pour gagner du temps. » Le service dispose d'un lève-malade pour polytraumatisés. Avec son système de réglettes et de sangles, il faut une vingtaine de minutes pour l'installer. Il est trop compliqué pour une « réa » cardiaque.

Automédication...

Quand l'un des deux commence à avoir mal au dos, l'autre soulève à sa place pour le soulager. Au final, les deux souffrent du dos. « Comme un collègue n'est pas remplacé en cas d'arrêt maladie, on sait que l'autre se retrouvera seul. On pratique l'automédication pour tenir le coup sans s'arrêter. La prise d'anti-inflammatoires génère un cortège de douleurs gastriques. » Les soignants sont les plus frappés par les troubles musculosquelettiques en Europe, après les métiers de la construction. En France, plus d'un soignant sur deux (56 %) en a souffert au cours des douze derniers mois selon l'étude Presst-Next (cf. encadré p. 41). La proportion est encore plus grande selon une étude sur les lombalgies menée auprès de 3 338 soignants et services plus exposés. Des problèmes lombaires au cours de l'an passé étaient signalés par 69 % de ces infirmières et soignants. Les douleurs étaient quotidiennes pour moins d'un soignant sur dix (8 %), dont la moitié avec irradiation dans la jambe. La prise de médicaments était bien plus fréquente que les consultations médicales (64 % vs 44 %). Les arrêts de travail pour troubles lombaires au cours des douze derniers mois ont concerné un soignant interrogé sur dix. Ils étaient de un à sept jours pour 5 % des lombalgiques, de huit à trente jours pour 7 %, de plus d'un mois pour 4 %. Une hospitalisation fut nécessaire pour 6 % des maux de dos.

À bonne école.

Pendant des décennies, on a comptabilisé le nombre d'accidents de travail et d'arrêts maladie en ignorant presque tout de leurs causes. Annie Thébaud et France Lert le montrent en 1983 dans leurs travaux sur l'absentéisme et la santé. À la fin des années 80, les premières études épidémiologiques sur la santé des soignants prouvent que la moitié des soignants (entre 42 et 62 % selon les études) ont souffert de maux de dos au cours de l'année écoulée. Les facteurs de risques les plus fréquents : postures pénibles et station debout prolongée, manutention et soulèvement.

Approche globale.

Les premières campagnes de prévention des maux de dos s'inspirent des méthodes des « écoles du dos » pour la rééducation des lombalgiques. Elles consistent à enseigner aux infirmières des techniques de manutention. La théorie vient de la physiologie. Les mesures expérimentales semblent confirmer son bien-fondé : entre deux périodes de repos, la mise en oeuvre, bien appliquée, des techniques de manutention, entraîne une réduction de la pression intradiscale et intra-abdominale. Des bilans positifs des « écoles du dos » sont publiés en France. Mais ils portent sur la satisfaction en fin de stage et non sur une diminution de la fréquence et de l'intensité des lombalgies.

D'autres pays mènent des programmes de prévention des maux de dos. Dans les pays nordiques, ils intègrent la fourniture d'aides au transfert des patients. Ils favorisent le réaménagement ergonomique de l'architecture des lieux de soins. Des évaluations concluantes sont effectuées à l'université de Groningen, aux Pays-Bas. Elles sont confirmées par les équipes de recherche suédoises de Mats Hagberg et Monica Lagerström.

Contre les maux de dos, l'Italie opte aussi pour l'approche globale. Elle était résumée par Antonio Grieco avant son récent décès. « Une intervention dans un établissement de santé se déroule en plusieurs étapes. Nous identifions les facteurs de risques. L'évaluation requiert l'examen des équipements existants et la surveillance de la santé des soignants. » Les Italiens utilisent pour cela l'index Mapo (Movimientazione e assistenza pazienti aspedalizzati). Cette « check-list » avec notes d'appréciation permet d'évaluer le degré de dépendance des patients et l'effectif soignant, la fourniture d'aides majeures (lève-malades...) et d'aides mineures à la manutention (alèses et matelas de transfert, ceintures de manutention...), ainsi que la qualité de l'environnement architectural. « L'intervention inclut des modifications de l'environnement architectural des services et l'élaboration d'un plan d'achat des matériels approprié, notait Antonio Grieco. Elle est soutenue par des formations. » Au Québec, pour les ergonomes de l'Asstsas (Association pour la santé et la sécurité du travail, secteur affaires sociales), une large part des difficultés vient de l'architecture des services. « Elle peut rendre impossible l'adoption de postures de travail sans risque et l'utilisation de matériels d'aide à la manutention, estime Jocelyn Villeneuve, ergonome à l'Asstsas. On ne peut placer un brancard, un lève-personne ou une chaise roulante dans certaines chambres. »

Meilleure ergonomie.

Dans les années 90, des centaines d'établissements québécois font appel à l'Asstsas pour des réaménagements ou des projets de construction. Ses ergonomes réalisent alors des « scénarios des activités futures » avec les soignants. Lors de « simulations », un prototype de chambre peut être bâti, par exemple, à l'aide d'un lit, d'appareils et de volumes en carton. On vérifie la conception des lieux de travail qui convient.

En 1995, l'Asstsas obtient la modification de la norme québécoise de construction et de rénovation des chambres de patients des services de long séjour. Elles doivent offrir assez d'espace pour permettre à des personnes, un fauteuil roulant ou un lève-personne mobile, de circuler des deux cotés du lit. Plus grandes qu'avant, elles mesurent 4,05 m sur 4,95 m. Il faut des cabinets de toilette assez spacieux pour qu'un soignant puisse accompagner le patient, avec un fauteuil roulant ou un lève-personne, aux toilettes, au lavabo ou à une douche sans seuil. Pour récupérer l'espace requis, on opte pour deux chambres au lieu d'une par cabinet de toilette.

Soulever le moins possible les patients dépendants reste la seule façon d'éviter un fort taux de lombalgies parmi les soignants. L'Asstsas publie des bancs d'essai sur les lève-personnes. « Depuis 1995, des lève-personnes sur rail au plafond sont installés d'emblée dans les chambres et les sanitaires des centres de longue durée, qu'ils soient construits ou rénovés. Dans les hôpitaux, on voit de plus en plus ces appareils. Le nouvel hôpital, à la conception duquel j'ai travaillé, sera muni de lève-personnes sur rail dans tous les lieux où un patient sans mobilité est susceptible de se trouver. »

Interventions multifactorielles.

L'Asstsas intervient auprès du gouvernement pour modifier les normes de construction des établissements de santé. « Je participe depuis deux ans à la révision des normes de conception des urgences, indique Jocelyn Villeneuve. Un collègue est membre du comité de révision de la norme de construction des centres d'hébergement pour personnes âgées. Nous sommes souvent consultés sur les équipements à acheter par les instances régionales de gestion des services de santé comme par les agents du ministère de la Santé. »

Depuis les années 90, des études épidémiologiques évaluent non seulement les maux de dos mais aussi l'efficacité des programmes de prévention chez les soignants. La plupart sont présentées tous les deux ans à la Conférence mondiale sur la santé au travail des soignants de la CIST (Commission internationale sur la santé au travail).

Ces recherches confirment les bons résultats de l'implantation d'équipements, des transformations de l'architecture et de l'organisation des services. Elles montrent que les seules techniques de manutention ne permettent aucune réduction de la fréquence des maux de dos.

Il faut agir sur des facteurs différents et variés. Ergonome à l'université de Loughborough, Sue Hignett publie, en 2003, une importante analyse des meilleures évaluations des résultats de ces programmes de prévention. Elle aboutit aux mêmes conclusions (cf. encadré p. 40).

Les évaluations « avant-après » les plus rigoureuses montrent que les interventions multifactorielles sont efficaces. Tout miser sur l'enseignement des techniques de manutention revient à jeter l'argent par les fenêtres.

Bibliographie

> Eurostat statistics, focus thème 3, 16/2000 et 17/2001, bureau des publications officielles des Communautés européennes, Luxembourg.

> Santé, satisfaction et abandon du métier de soignant. Étude Presst-Next, partie I. M. Estryn-Béhar et coll., 2004. Service central de médecine du travail de l'AP-HP.

> Les Lombalgies chez les femmes travaillant en milieu de soins. J. Alcouffe et coll. 2001. Archives des maladies professionnelles.

> Ergonomie hospitalière, théorie et pratique. M. Estryn-Béhar. Éditions Estem.

TÉMOIGNAGE

« Les techniques de manutention n'ont aucun effet... »

Sue Hignett est ergonome à l'université de Loughborough (Grande-Bretagne).

« Nous avons évalué les meilleures études publiées entre 1983 et 2001 », explique Sue Hignett. Elle a réuni les résultats de 2 796 recherches sur la prévention des risques musculosquelettiques dans les soins. Puis, cette ergonome a analysé 880 études et comparé les 63 plus fiables. « Les interventions portaient sur un ou plusieurs aspects du travail, indique-t-elle, voire sur les seules techniques de manutention. » Les stratégies les plus utilisées lors des interventions multifactorielles pouvaient comprendre l'analyse des postes de travail, leur classement par niveau de risque pour le dos (postes à modifier de manière urgente, rapide, à moyen terme ou satisfaisants) et des propositions de modification. Elles combinaient souvent la mise en place de lève-malades et le réaménagement ergonomique des lieux de soins. Certaines incluaient un système d'analyse des tâches en fonction du patient ou des processus de changements des pratiques et de l'organisation du travail. « Toutes les analyses de la qualité de ces études aboutissaient à la même conclusion, dit Sue Hignett. Les interventions basées sur l'enseignement et l'entraînement aux techniques de manutention n'ont aucun effet. Elles n'ont pas d'impact sur les pratiques de travail et les taux d'accident. » Les conclusions sont claires. « Les interventions combinant plusieurs stratégies sont les plus efficaces. Elles doivent inclure l'évaluation précise des risques pour chaque poste d'infirmière. Elles comporteront une gamme d'interventions basées, notamment, sur la fourniture de lève-malades et des réaménagements ergonomiques des services. »

En chiffres

> Trois infirmières sur dix disent « recoucher ou réinstaller des patients » plus de six fois par jour.

> Plus de 60 % des infirmières déclarent travailler debout au moins six heures par jour.

Source : étude Presst-Next (2003).