Infirmière clinicienne, une expertise enfin reconnue ? - L'Infirmière Magazine n° 193 du 01/05/2004 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 193 du 01/05/2004

 

Enquête

- Les infirmières cliniciennes et leur expertise sont en voie de reconnaissance - Les rapports qui en font état ont tendance à confondre infirmières clinicienne et praticienne - Principaux freins à leur développement, l'absence de cadre légal, et le faible développement des sciences infirmières.

La profession infirmière pourrait amorcer un tournant crucial dans l'évolution du champ de ses compétences, grâce à la reconnaissance de son niveau d'expertise. Avec le rapport Berland, dont le thème est le transfert des compétences pour pallier la pénurie médicale, on pressent un changement imminent. Allons-nous développer la voie des infirmières praticiennes, celle des infirmières cliniciennes, ou les deux ? Le rapport Hôpital 2007 préconise la voie des cliniciennes... L'évolution prochaine de la formation initiale vers un système européen L/M/D (licence/mastère/doctorat) avec la fameuse première année commune aux études de santé est aussi dans l'air du temps (cf. rapport Debouzy). Les pays qui s'y sont lancés permettent de comprendre l'intérêt du débat.

Pour Martine Perrasse, présidente du Cefiec, l'infirmière clinicienne a un véritable savoir-faire : elle suit un enseignement qui se situe à la croisée de plusieurs disciplines, et qui permet de procéder à un examen clinique infirmier, suivi de gestes infirmiers.

Approche interdisciplinaire

Christophe Debout, président de l'Anfiide, pense quant à lui que les infirmières cliniciennes abordent les situations de soins dans une approche interdisciplinaire, où les compétences relationnelles et éducatives sont déterminantes. Elles jouent également un grand rôle dans la promotion de la santé. Selon Mireille Saint-Étienne, infirmière clinicienne pendant huit ans, aujourd'hui formatrice à l'IFCS de Sainte-Anne (Paris), l'infirmière spécialiste clinique se définit par sa formation spécifique, les missions relatives à sa fonction, sa démarche et ses différents rôles.

En France, il existe deux formations en clinique infirmière délivrées par l'Ulesi (Université libre européenne en sciences infirmières) et l'Isis (Institut de soins infirmiers supérieurs) non reconnues par l'État. Qui plus est, un mastère en clinique infirmière, résultat du partenariat de l'IFCS de Sainte-Anne et de l'université Paris XIII (Bobigny), va ouvrir ses portes à la rentrée prochaine. La filière clinique est l'un des serpents de mer de la profession infirmière, puisqu'elle était déjà définie comme « la troisième voie de promotion pour les infirmières » lors des États généraux de la formation en avril 1982. Selon l'emploi type diffusé par le ministère de la Santé en 1991, une infirmière clinicienne doit être capable d'aider les malades, les familles et les équipes de soins confrontés à des situations difficiles. « Elle les aide à préserver, maintenir et développer leur capacité à vivre dans une situation de crise, quel que soit le problème de santé. Autre mission, l'infirmière clinicienne doit développer les habiletés des personnes soignées à utiliser les hyperstructures de soins mises à leur disposition et enfin, elle doit soutenir leurs compétences à prendre des décisions et à faire les meilleurs choix possibles pour leur santé », précise Marie-Thérèse Bal-Craquin, présidente de l'Ulesi. La démarche clinique est une étude dynamique du malade, considéré dans son contexte global. La maladie est « personnalisée » et la personne malade doit participer activement à sa guérison.

Pour Mireille Saint-Étienne, la démarche clinique infirmière repose sur trois éléments : la sémiologie, le diagnostic, le traitement. Cette démarche repose donc sur une capacité à observer, à analyser une situation, à la relier à des savoirs acquis, puis à prendre des décisions. Précisons que la notion de « traitement » définit l'aboutissement de la démarche clinique infirmière, répondant aussi bien à des problèmes d'ordre physiologique que psychologique.

Situation de crise

Le toucher thérapeutique, les méthodes de relaxation ou la systémique familiale constituent des formes particulièrement intéressantes de traitement. De cette démarche ressortent les quatre grands rôles de l'infirmière clinicienne. D'abord la « pratique clinique experte » recouvre les interventions auprès de personnes en situation de crise, nécessitant des soins infirmiers complexes. « On fera par exemple appel à l'oeil expert d'une infirmière clinicienne pour un problème complexe de plaie et de cicatrisation », explique Philippe Delmas, docteur en sciences infirmières, professeur associé à la faculté des sciences infirmières de Laval-Québec.

Concrètement, l'intervention de la clinicienne commence par la pose d'un diagnostic infirmier, suivie de l'organisation de la prise en charge. La consultation, qui peut être destinée au patient diabétique, au porteur du VIH, ou encore au patient postinfarctus, est le deuxième rôle de la spécialiste clinique. Il suppose une certaine distance entre consultant et consulté (l'infirmière consultante doit forcément être « extérieure » à l'équipe infirmière prenant en charge le « consulté »). La formation, troisième rôle, désigne le rôle d'éducatrice de la clinicienne, aussi bien auprès de ses pairs que des patients ou de leur famille. Enfin, la recherche demeure un rôle incontournable, sans lequel les sciences infirmières ne pourraient ni exister ni progresser.

L'exemple anglo-saxon

Le diplôme de formation supérieure en clinique infirmière existe à l'étranger dans les pays où l'on trouve des universités en sciences infirmières (États-Unis, Canada, Angleterre). Dans ces pays anglo-saxons, dont le modèle est l'un des meilleurs en termes de structuration ou d'évolution de la profession, on parle de pratique infirmière avancée : cette expression décrit une maximisation des compétences spécialisées et du savoir infirmier. D'un niveau bac + 4 minimum, la pratique infirmière avancée se divise en deux branches : les infirmières spécialistes cliniques et les infirmières praticiennes. Tandis que les infirmières cliniciennes ont une expérience poussée, centrée sur le rôle propre d'infirmière, les praticiennes (cf. encadré ci-contre) agissent davantage sur la délégation d'actes médicaux basée sur le diagnostic médical et les prescriptions médicales supervisées. Dans le débat relatif au rapport Berland, « il s'agit davantage d'étendre les champs d'interventions infirmières du côté des infirmières praticiennes », note Christophe Debout.

Clinicienne ou praticienne ?

Chaque nouveau rapport vient semer un peu plus le doute sur le devenir de la profession infirmière : le projet Hôpital 2007 (rapport Debrosse-Perrin-Vallencien) recommande le développement de l'expertise infirmière comme suit : « En complément des spécialisations actuelles d'infirmière anesthésiste, de bloc opératoire, Smur (sic), de puéricultrice... il faut développer les "infirmières cliniciennes". Elles devront pouvoir, sous la responsabilité des médecins, prendre en charge des malades, établir des prescriptions par délégation, réaliser des actes thérapeutiques comme des endoscopies de contrôle, des échographies, des gestes opératoires programmés, etc. » Apparemment, les auteurs du rapport n'ont pas vu de différences entre infirmière clinicienne et infirmière praticienne puisqu'ils recommandent de développer la voie des cliniciennes tout en s'appuyant sur la définition des praticiennes... Un vrai sac de noeuds !

Pourtant, l'enjeu du développement de cette voie est de taille : il y va tout simplement de l'affirmation de l'identité infirmière. Cette identité passe par la volonté de s'organiser en une discipline de soins infirmiers, détenant un savoir spécifique et un statut différent du statut médical. Les blocages viennent, entre autres, du manque d'organisation au sein de la profession. Les nombreuses dissensions ne facilitent pas la reconnaissance professionnelle. « L'un des grands freins est ce manque de conscientisation du collectif », note Philippe Delmas. Cette faiblesse provient du non-accès au savoir et du peu d'écrits laissés par la profession. Or, sans écrit, aucun corpus de sciences infirmières ne peut être mis en place. Et comment initier une formation universitaire en sciences infirmières si lesdites sciences n'existent pas ? Il faudrait aussi que davantage de professeurs en sciences infirmières soient formés.

Étrange paradoxe

À ce jour, l'infirmière clinicienne n'est toujours pas reconnue dans les textes français. Paradoxalement, des infirmières cliniciennes sont en poste dans des établissements de santé. « Car nous sommes bien face à une évolution des actes mais le décret va-t-il être réactualisé ? Il faudrait faire une nouvelle nomenclature de la formation et négocier les grilles salariales en fonction des nouvelles compétences et des nouveaux postes. Le problème, en France, est que l'on ne négocie pas, on se contente d'accepter », conclut Philippe Delmas.

Que dit le rapport Berland ?

Le rapport d'étape Berland propose de faire évoluer les métiers sans les figer. Il suggère de créer des formations intermédiaires pour les professions paramédicales : « entre le niveau bac + 4 et le niveau bac +12 des médecins spécialistes, on peut créer des métiers intermédiaires ». Il parle aussi de créer des métiers comme celui d'infirmière clinicienne spécialisée, dont le travail consisterait notamment à faire le suivi des consultations de pathologies chroniques, ou encore la coordination des examens de suivi. Ces infirmières seraient utiles en gastro-entérologie, en cardiologie, en néphrologie, en cancérologie, en diabétologie, mais aussi pour les soins primaires en relation avec la médecine générale.

ENTRETIEN

« Une universitarisation de la discipline »

Selon Christophe Debout, président de l'Anfiide, « ce débat est la résurgence de préoccupations anciennes : rechercher une universitarisation de la discipline et la défense d'une troisième filière, la filière clinique, à côté des spécialités et des filières d'encadrement et de formation. Nous sommes pour la promotion de la pratique avancée mais si elle s'exprime en deux voies : la voie de l'infirmière clinicienne et celle de l'infirmière praticienne. La voie "infirmière praticienne" implique l'acquisition de compétences qui sont du domaine médical, nous parlons donc d'un nouveau métier exercé au terme d'une formation de base infirmière, et de l'obtention d'un mastère, se référant à un cadre réglementaire spécifique et ouvrant droit à une rémunération spécifique. Il faut aussi envisager le recours à la VAE entre clinique et pratique au vu d'un référentiel de compétences spécifiques afin de garder une approche réaliste, prévoyant des mesures transitoires, répondant au problème de santé publique de pénurie infirmière et médicale. Ne pas accepter cette évolution exposerait le système de santé à de graves difficultés pour maintenir l'offre de soins et serait préjudiciable à l'évolution de notre profession. »

INFIRMIÈRE PRATICIENNE

« Une formation poussée en diagnotic »

Pour Philippe Delmas, docteur en sciences infirmières, formateur à l'IFCS de La Pitié-Salpêtrière, « cette fonction est née de la pénurie médicale. Une infirmière praticienne est définie avant tout par les tâches de délégation d'actes médicaux qu'elle assume. Elle a suivi une formation poussée en diagnostic et traitement de certains types de problèmes médicaux, de même qu'en médecine préventive - examen de santé pour les femmes ou les nourrissons, planification familiale, enseignement sanitaire, etc. Elle travaille en étroite collaboration avec les médecins et la validation de son diplôme se fait en présence d'une infirmière et d'un médecin. Elle peut faire des actes invasifs et agit par délégation de prescription. Elle prescrit les premiers examens et les premiers traitements en attendant l'arrivée d'un médecin. Les infirmières anesthésistes seraient les premières infirmières à devenir praticiennes avec les Ibode. Cependant, certaines questions de fond restent en suspens : pourront-elles prescrire ? »