Les conditions de travail à la loupe - L'Infirmière Magazine n° 194 du 01/06/2004 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 194 du 01/06/2004

 

Dossier

L'étude européenne Presst révèle des données inquiétantes sur les conditions de travail des soignants - Fiers de leurs professions, les soignants déplorent la pénibilité de leur emploi - Mieux former, adapter les horaires, limiter la charge de travail peuvent remédier à ce mal-être.

- Les résultats de l'étude Presst (Promouvoir en Europe santé et satisfaction des soignants au travail) sont arrivés ! Rappelez-vous, L'Infirmière magazine en parlait déjà au mois d'octobre dernier (n° 186, pp. 6-7) et Madeleine Estryn-Behar, médecin du travail et responsable de l'étude pour la France, donnait une conférence au Salon infirmier le 16 octobre 2003 informant des premiers résultats de l'unique enquête européenne existant autour de la problématique des départs prématurés des professionnels paramédicaux.

Voici donc quelques résultats de l'étude Presst (appelée Next au niveau européen(1)), car il ne s'agit que d'un bilan de première étape (octobre 2002 à juin 2003). La deuxième étape est en cours : les questionnaires sont envoyés chez les professionnels qui font partie de l'échantillon étudié et toujours dans leur institution en 2004. Les chiffres et les tableaux sélectionnés pour ce dossier ne constituent qu'une partie des premiers résultats français de cette étude de plus de 150 pages. Enfin, ces résultats sont en cours d'interprétation par l'équipe du comité de suivi et peuvent donc encore s'affiner. Pour l'instant, l'équipe française sous l'égide de Madeleine Estryn-Behar fait des comptes rendus dans les établissements.

Petite piqûre de rappel : l'étude a concerné l'Allemagne, la Belgique, la Finlande, la France, la Grande-Bretagne, l'Italie, la Norvège, les Pays-Bas, la Pologne, la Slovaquie. Le 7 octobre 2003 à Bruxelles, le coordonnateur du projet, Hans-Martin Hasselhorn, de l'université de Wuppertal en Allemagne, a indiqué que le premier questionnaire (121 questions) a touché 77 202 personnes (agents de service hospitalier, aides-soignants, infirmières, infirmières spécialisées, cadres de santé, sages-femmes, psychologues, assistants sociaux, kinésithérapeutes) dans dix pays européens différents, et que 39 689 avaient pris le temps de répondre. Soit un taux de réponse de 53,2 % en tout, et qui varie de 32,4 % (Grande-Bretagne) à 76,9 % (Finlande). Le taux de réponse français se situe à 41,3 %. La distribution de la population (cf. tableau p. 35) de l'enquête témoigne du poids des effectifs en CHG (29 %), privé non lucratif (7,3 %) et en CHU (33,3 %).

EN BONNE SANTÉ ?

La problématique des départs prématurés des professionnels paramédicaux est étudiée selon des angles multiples. La santé des soignants en est un de taille. Car si les infirmières sont au coeur du système de santé, n'est-il pas légitime de se demander si elles s'estiment en bonne santé ?

L'étude prouve qu'il existe des disparités sur le niveau de santé perçu en fonction du statut : si les infirmières spécialisées (IS) enregistrent le meilleur score de satisfaction avec 68,2 (0 étant la santé la plus mauvaise et 100 la meilleure), les aides-soignants (AS) sont les perdants avec un niveau de santé évalué à 60,9 %. Les IDE l'évaluent à 65,5 sur 100. De ce fait, est-il surprenant que les arrêts de plus de 21 jours soient plus élevés pour les infirmières que pour les cadres, et que les IS aient le niveau d'absentéisme le plus faible ? L'enquête montre aussi que les arrêts de travail ont tendance à augmenter en fonction de l'âge : dans la tranche des 25 à 29 ans, 5 % des IDE ont eu plus de 21 jours d'arrêts contre 0 % pour les IS tandis que dans la tranche des 50 à 54 ans, 10,5 % des IDE ont eu des arrêts de plus de 21 jours contre 5 % pour les IS. La pénibilité physique du travail est largement démontrée par cette étude. Par exemple, 42,9 % des IDE et 45,7 % des AS recouchent et réinstallent les patients de deux à cinq fois par jour et même 30,9 % des IDE et 40,9 % des AS le font de six à dix fois par jour. La proportion diminue quand on monte en grade. De même, 39,2 % des IDE et 40,6 % des AS déclarent « transférer ou porter des patients de deux à cinq fois par jour » et 22,6 % des IDE et 39,8 % des AS le font de six à dix fois par jour. Enfin, 68,6 % des IDE et 83,2 % des AS travaillent debout plus de six heures par jour. En bref, les conditions physiques de travail apparaissent comme troisième motif d'insatisfaction, avec plus de 52 % des soignants insatisfaits ou très insatisfaits (cf. tableau ci-dessous). Le tableau sur la satisfaction des conditions physiques (cf. tableau p. 36) résume la situation : les AS et les IDE sont les soignants les moins satisfaits des conditions physiques de travail. À un niveau européen, la Slovaquie, l'Italie et la France sont les trois pays ayant le taux d'insatisfaction le plus élevé quant aux conditions physiques de travail. Il faut aussi tenir compte des risques liés aux métiers : en France, 68 % des soignants interrogés disent être exposés à des risques infectieux, 43 % d'entre eux mentionnent le bruit, 38 % la température et enfin 23 % sont concernés par les risques chimiques.

TROUBLES PSYCHIQUES

La fréquence des troubles de santé mentale est un indicateur intéressant pour mesurer la santé des soignants (15,3 % de l'ensemble en souffrent sans être traités et 9,7 % sont traités). Les soignants d'hôpital de jour, de maisons de retraite et de long séjour sont le plus souvent traités pour pathologie mentale. L'ancienneté semble aussi avoir une influence sur la fréquence des troubles : après 25 ans de carrière, 12,4 % des soignants ont des troubles de santé mentale et sont suivis par un médecin tandis que 16 % en ont mais ne sont pas suivis... Selon le tableau ci-dessous, parmi les paramédicaux, les AS et les IDE ont la charge psychique la plus élevée (environ 67,5 %), celle-ci pouvant être définie comme la difficulté relationnelle et émotionnelle des soignants par rapport à leur travail. La prise de somnifères ou de tranquillisants est aussi un indicateur de l'état psychologique des soignants. Les AS sont ceux qui en prennent le plus souvent : 25 % des AS qui sont de l'après-midi en prennent au moins trois fois par mois. Ces différents éléments expliquent que le manque de soutien psychologique est fortement dénoncé par les soignants et constitue (cf. tableau p. 35) le premier motif d'insatisfaction des soignants. Ils sont en effet près de 49 % à déplorer le fait de ne pouvoir discuter des questions psychologiques en groupe avec une personne spécialisée. Les AS et les IDE sont les professions pour qui ce manque est le plus grave avec, respectivement, 52,7 % et 51 %.

COURSE CONTRE LA MONTRE

La pénibilité physique est d'autant moins bien vécue que les horaires de travail sont difficiles (cf. tableau p. 37). En effet, l'étude rappelle que pas moins de 15 % des soignants ont des horaires de jour alternés avec la nuit, 13,8 % travaillent en horaire fixe de nuit et 40,5 % ont des horaires alternés matin et après-midi. En outre, plus de 10 % d'entre eux - environ 15 % des IDE et 32 % des cadres- font des heures supplémentaires ni payées ni récupérées, sans mentionner les changements d'horaire de dernière minute et le travail de deux week-ends par mois au moins (concernant 70 % des IDE). Il y a aussi les levers avant 5 heures du matin de six à plus de dix fois par mois pour 25 % des infirmières. La course contre la montre est un motif de découragement des soignants. Avec la pénurie, ils n'ont plus le temps de parler aux patients. La situation semble relativement grave dans les hôpitaux locaux et dans les maisons de retraite où près de 40 % des soignants déclarent n'avoir rarement ou jamais le temps de parler aux patients et 39 % parfois seulement.

La psychiatrie semble faire exception à la règle : 60 % des soignants considèrent avoir souvent ou toujours le temps de parler aux malades. Cette course effrénée transparaît notamment au travers des temps de chevauchement pour les transmissions (cf. tableau ci-contre) : sur l'ensemble des soignants, environ 54 % déclarent être insatisfaits sur ce point, et les IDE sont les soignants qui en souffrent le plus avec un taux d'insatisfaction de 58 %. Ce facteur est deuxième dans le classement des motifs d'insatisfaction des soignants avec un taux de 53,7 % pour l'ensemble des soignants (cf. tableau p. 35).

Cette surcharge de travail est exprimée en fonction du type d'établissement dans le schéma p. 38. Globalement, la surcharge de travail est la plus élevée dans les hôpitaux locaux. Au niveau des AS, c'est en maison de retraite (score : 62,5 sur 100), en établissements pour personnes handicapées (61,7) et en hôpital local (59,9) qu'elle est la plus lourde. Pour les IDE et les IS, la surcharge maximale concerne les hôpitaux locaux (respectivement 63,3 et 65) et les cliniques (61,5 pour les deux). Mais elle est lourde dans tous les types d'établissements, comme en témoignent certains commentaires faits par les infirmières : « Le plus pénible c'est la gestion des patients sur le plan physique, le plan émotionnel, les questions des familles, le travail administratif de plus en plus important, le téléphone, les dossiers, l'ordinateur, le remplacement des collègues, les arrêts de travail non remplacés, le remplacement du surveillant pendant ses vacances. La multiplicité des tâches à effectuer est difficile. Le stress est permanent. L'infirmière est au coeur du système et gère beaucoup trop de choses » (infirmière de chirurgie, CHU). Et cette infirmière des urgences de renchérir : « Je suis très motivée par mon métier et je le fais avec passion, toutefois j'ai parfois l'impression de ne pas l'exercer pleinement. En effet, la charge de travail est telle que je n'ai pas toujours le temps de discuter avec le patient et surtout l'écouter, je pense donc que la relation soignant - soigné est parfois négligée ce qui me frustre beaucoup. »

Ces différents facteurs font que les infirmières souffrent d'un burn-out, cet épuisement moral qui se traduit par des départs prématurés dans toutes les professions soignantes. Ce sont les infirmières et les aides-soignantes qui ont les scores de burn-out en lien avec les soins aux patients les plus élevés (respectivement 34,9 et 34,5 sur 100 pour un burn-out maximum). Précisons que les hommes souffrent légèrement plus de burn-out que les femmes, exception faite des IS. Et ce sont encore les IDE et les AS qui ont les plus hauts scores de burn-out général (sans lien avec les soins) avec respectivement 46,8 et 48,2. Autre thème important : les relations au travail. L'enquête révèle la fréquence des mauvaises relations des soignants avec leurs cadres supérieurs : 39 % des soignants disent avoir des relations hostiles avec eux. En revanche, 80 % des soignants estiment avoir de bons rapports (« amicaux ou détendus ») avec leurs collègues et 47,3 % déclarent avoir de bonnes relations avec les médecins. Il ressort aussi que le soutien des supérieurs augmente avec le statut : s'il se situe autour de 50 sur 100 pour les AS, il est de 57 pour les IS et de 61 pour les cadres. Inversement, le soutien des collègues est plus important pour les AS et les IDE (respectivement 64 et 66 sur 100) que pour les IS et les cadres (respectivement 62 et 60 sur 100).

PEUR DE LA FAUTE

Une autre forme de stress se situe au niveau de la responsabilité des soignants face à la faute professionnelle. Le type d'établissement dans lequel exercent les soignants semble avoir une incidence directe sur la fréquence de ce type de stress. Ainsi, les CHU et les cliniques sont les établissements qui polarisent le plus les craintes des soignants de faire des erreurs, puisque plus de 40 % d'entre eux « craignent souvent de faire des erreurs ». La crainte de faire des erreurs est moins importante dans les maisons de retraite, les CHS et les hôpitaux locaux (environ 25 %). Le type de service est un aussi un facteur influent sur la crainte de faire des erreurs : en réanimation, chirurgie, pédiatrie et obstétrique, plus de 40 % des soignants craignent souvent ou toujours de faire des erreurs. Enfin, l'ancienneté professionnelle est un facteur d'assurance : à partir de six ans d'ancienneté, la crainte de faire souvent des erreurs est moins fréquente et passe de 48 % à 35 %.

La confrontation aux problèmes sociaux difficiles est un autre élément détériorant les conditions de travail des soignants : si 75 % disent y être confrontés souvent ou parfois, la psychiatrie est en première position avec 84,5 % des soignants disant y être souvent confrontés, suivie par la pédiatrie (69 %).

FIERS DE LEUR MÉTIER

Malgré la pénibilité du travail et des conditions de travail qui ne vont pas forcément vers une amélioration, 57,1 % de l'ensemble des soignants (ASH, AS, IDE, infirmière spécialisée, cadre, autres) disent être fiers de leur métier, et 29,8 % plutôt fiers. Notons que les AS et les IDE sont les professions les plus fières d'être soignants avec des scores respectifs de 63,8 % et 56,6 %, tandis que les ASH sont les moins fiers (48,3 %). Il existe cependant un décalage entre le score de satisfaction (mesuré sur 100) du travail et celui du salaire. Avec respectivement 56 et 54, les cadres et les IS enregistrent les meilleurs scores de satisfaction au travail. Cependant, le score de satisfaction du salaire tombe à 45 pour les cadres et 49 pour les IS. Les infirmières obtiennent un score de satisfaction de 51 pour le travail et de 44 pour le salaire.

La pénibilité du travail infirmier et ses répercussions sur la vie personnelle des infirmières sont souvent citées comme facteurs importants de l'usure professionnelle. N'est-il pas frappant d'apprendre que 43 % des infirmières jugent que leur travail a une répercussion sur leur vie personnelle et plus particulièrement que 26,8 % déclarent avoir des difficultés à assumer les responsabilités familiales du fait de leur travail ? Certaines conditions expliquent cette difficile compatibilité : 66,4 % des infirmières ne sont pas aidées du tout pour les tâches ménagères ; 36 % ont connu des problèmes pour trouver un logement (et 57,5 % à l'AP-HP ou 60 % à Notre-Dame-de-Bon-Secours à Paris) et 9,6 % d'entre elles sont seules à élever un enfant. D'après le tableau p. 38, 15,4 % des soignants ont envisagé souvent de quitter définitivement la profession les douze derniers mois. Les IS et les IDE sont les professions qui y pensent le plus souvent avec 16,2 et 15,7 %.

Si la combinaison des facteurs cités précédemment sur la santé et sur les conditions de travail apporte une explication des départs prématurés, il faut aussi considérer le paradoxe existant entre la fierté d'être soignants et le désir de quitter définitivement le métier. Ce n'est donc pas ce qui se rapporte au métier lui-même mais plutôt les conditions dans lesquelles il est exercé qui deviennent inacceptables.

Quels axes pourraient être envisagés pour faire en sorte que les soignants restent plus longtemps dans leur métier ? Le tableau p. 35 sur les motifs d'insatisfaction livre des améliorations possibles. Certains prédicteurs de risques étudiés dans l'enquête ont aussi permis de lancer six grandes pistes : faciliter les perspectives professionnelles, améliorer les capacités des soignants en travaillant sur la mise en place d'un soutien psychologique, mieux former et informer. Et puis éviter la surcharge de travail pour limiter la crainte des erreurs dans le travail, réduire les exigences physiques du travail et adapter les horaires peu compatibles avec la vie familiale.

Une IDE (CHU, rééducation) confie son analyse : « Infirmiers, soignants de façon générale sont des métiers qui demandent un investissement personnel mais qui peuvent apporter beaucoup de satisfaction aux personnes les pratiquant par les multiples facettes qu'ils présentent, soins techniques nombreux et variés, pratiques relationnelles tant avec les personnes soignées qu'avec les équipes pluridisciplinaires, transmission du savoir, reconnaissance de ces professions dans la société... Afin que cela puisse toujours être ainsi, il s'avère nécessaire de permettre aux soignants d'exercer correctement leur métier. Le travail concerné ne se fait pas sur une machine mais sur des personnes en état de souffrance physique, psychique. Nous devons être disponibles, ne pas courir après le temps. La solution : une bonne organisation certes, mais pour y arriver il faut un nombre de personnel adapté. Merci de faire en sorte que nous puissions toujours être fiers et heureux de pratiquer notre métier. » Ces recommandations impliquent, pour certaines, une réorganisation profonde du travail accompagnée d'une réelle volonté de changement. Cela veut aussi dire des moyens humains bien sûr, mais donc financiers...

1- Cette étude a bénéficié d'une subvention européenne : programme de recherche européen EU # QLK6-CT-2001-00475, responsables européens : Hans-Martin Hasselhorn, Bernd Hans Müller.