Enquête
- Population surexposée, les soignants sont souvent victimes de stress, burn-out ou même de dépression - Surmenage et désillusion expliquent en grande partie l'origine de ces troubles mentaux - La situation est d'autant plus dramatique que les soignants se sentent abandonnés par leur hiérarchie.
« Le beau métier de soignant que l'on a idéalisé, on l'exerce tout autrement. Cela fait quatre ans que je suis diplômée, je me sens déjà vieille routière. J'ai appris les petites combines pour moins en faire, et ce constat me déprime... Je ne tiendrai pas trente ans comme ça, et d'ailleurs quand je vois certaines collègues, excédées en permanence, je me dis que j'ai intérêt à préparer ma reconversion tant que je suis encore jeune. » L'amer bilan que dresse Louise, 27 ans, IDE dans un service de médecine générale en début de carrière rejoint celui, désabusé, d'une infirmière déplorant son usure : « Au bout de 20 ans de carrière, je suis souvent écoeurée par ce que je vois et ce que j'entends. Mon état de santé s'est dégradé au fil des ans, en partie à cause des sacrifices que j'ai consentis à mon métier (que je continue à aimer !). J'ai toujours découragé ma fille de suivre mon chemin, pour lui épargner tant de désillusions ! À l'heure actuelle, je n'ai qu'un souhait, tourner la page et passer à autre chose. » Ce dernier témoignage inaugure l'enquête « Santé, satisfaction au travail et abandon du métier de soignant », première partie française, dirigée par le docteur Madeleine Estryn-Behar et parue en janvier 2004(1).
Les chiffres livrés par l'analyse des questionnaires auxquels ont répondu 5 376 soignants (cadres, IDE et infirmiers spécialisés, ASH et AS) sont sans appel. Les principaux motifs de leur désenchantement professionnel sont connus : salaire, utilisation des compétences et perspectives professionnelles, conditions de travail dégradées, rythmes effrénés (« J'ai parfois l'impression d'être une ouvrière et d'être soumise à une cadence infernale », témoigne une IDE), manque d'écoute et de respect de la part de la hiérarchie... Pour affronter ces difficultés, 66 % des soignants au niveau national (et plus de 72 % pour l'AP-HP) se déclarent insatisfaits, voire très insatisfaits, du soutien psychologique reçu au travail. À la liste des souffrances physiques évoquées, s'ajoutent 25 % de troubles de la santé mentale. 15 % des soignants d'hôpital de jour ou de semaine et 13 % des soignants de long séjour et maisons de retraite nécessitent un traitement pour dépression, burn-out, anxiété, insomnie...
À Suicide écoute(2), association proposant une ligne d'écoute anonyme 24 h/24, on souligne les appels fréquents de soignants, toutes catégories confondues, avec cependant une majorité d'infirmières. « Il est évident, observe Isabelle Chaumeil, présidente de l'association, que leur malaise est multifactoriel. Généralement, les conditions stressantes de travail ne font que s'ajouter à une histoire personnelle lourde. Si les infirmières déclarent se sentir efficaces et professionnelles sur leur lieu de travail, quand elles se retrouvent chez elles dans un contexte de solitude ou de rupture sentimentale, le stress, l'angoisse et la souffrance des autres qu'elles ont pu vivre au travail multiplient leur malaise de façon exponentielle. »
« Il y a de nombreuses années, on jugeait qu'une infirmière était faite pour ce métier si elle pouvait supporter toutes les circonstances difficiles sans rien manifester. Le soignant ne pouvait être jugé comme insuffisant », note Solange Happich, IDE diplômée en 2003, auteur d'un mémoire sur le thème des soignants face à la mort. Dans ses entretiens avec les infirmières, elle a relevé une sorte de « gel » émotionnel : « J'étais très angoissée, aujourd'hui, je suis très "réglo" avec la mort, témoigne cette infirmière de 55 ans, travaillant dans un service de médecine générale, accueillant principalement des patients cancéreux. Je le vis en tant que professionnelle, il faut que je reste forte et il n'est pas question que je me mette à pleurer avec eux, sinon je ne suis plus cohérente. »
Détail intéressant, l'enquête Presst atteste un score de burn-out plus élevé encore chez les hommes, du fait de leurs difficultés à parler de leur souffrance. La « métabolisation » des difficultés émotionnelles, qui passe beaucoup par la parole, leur est souvent difficile. Ernesto, ancien infirmier reconverti aujourd'hui... dans l'horticulture, confirme : « Quand j'ai commencé à ne pas bien aller, ce qui m'a beaucoup frappé, ça a été l'incrédulité de mon entourage, tant personnel que professionnel. J'étais perçu comme "résistant", parce que d'humeur toujours égale, n'étant jamais en conflit avec les autres. Du coup, on ne pensait jamais que je pouvais avoir besoin d'être soutenu ! Je me suis rendu compte que finalement, j'étais assez seul. Au travail, je n'ai pas vraiment osé dire que j'allais mal. À quoi bon ? »
Une pudeur toute professionnelle que Françoise Boissières, auteur de Les Soignants face au stress(3), analyse notamment par les origines de la profession : « Cela ne fait pas si longtemps que la profession était exercée par des religieuses, qui se dévouaient corps et âme à leur métier. Même si l'engagement est devenu plus pragmatique, les infirmières ont encore conservé cet état d'esprit : compassion et abnégation ! Pas question de se plaindre... »
Après dix ans de terrain, Françoise Boissières est devenue formatrice en gestion du stress. Elle est partie de sa propre difficulté à communiquer et à réagir aux imprévus : « Aussi curieusement que cela paraisse, je pense que les infirmières souffrent d'un manque d'ouverture et de travail psychologique personnel. Je vois bien souvent dans mes groupes des femmes d'un certain âge, qui ne se sont jamais penchées sur elles. Elles sont porteuses d'une certaine contradiction : elles n'acceptent pas facilement de déléguer, veulent tout assumer, y compris dans leur vie privée, et en même temps elles sont inaptes à exprimer leurs émotions. Montrer sa colère, c'est perdre la face et prendre le risque d'être moins aimé. Craquer, c'est accepter de se montrer faible et de devoir demander de l'aide. »
« Lorsqu'elles sont déterminées à passer à l'acte et à se suicider, observe Isabelle Chaumeil, les infirmières déploient des ruses pour avoir accès à des médicaments que l'on ne peut pas se faire prescrire aisément... L'anonymat de notre ligne permet le récit de scénarios assez extraordinaires où elles nous racontent la façon dont elles se fournissent en médicaments et produits, jusqu'à les cacher dans leurs chaussettes ! »
Selon Françoise Boissières, le passage à l'acte suicidaire reste très rare chez les infirmières, même s'il est peut-être « plus fréquent chez les cadres. Mais il me semble que le soignant a ancré en lui le sentiment qu'il ne peut pas abandonner les autres, ses collègues, les malades, la famille et tous ceux qu'il aide. Peut-être pour ne pas craquer lui-même... Je verrais davantage l'hypothèse du suicide lorsque la personne se retrouve inactive et seule face à elle-même. Mais en poste, je n'y crois pas beaucoup : les infirmières encaissent et relativisent leurs propres difficultés. Car avouer son mal-être est encore tabou. Il faut assumer son métier, son choix. De nombreux établissements ne veulent pas encore parler de situations professionnelles stressantes... Les priorités en formation sont données à l'accréditation ou à la formation incendie, mais pas à l'accompagnement à vivre des situations stressantes ou à enrichir ses qualités relationnelles. »
Aucun chiffre à ce jour n'est disponible concernant la santé mentale des soignants ni le suicide dans la profession. Pourtant, il semble que le score de burn-out chez les soignants soit plus élevé en France que dans les autres pays de la Communauté.
L'enquête Presst a le mérite de poser les jalons du malaise chez les soignants, souvent décrit, mais peu étayé par des statistiques. Ce travail appelle cependant d'autres interrogations, sur la prise en charge et la prévention de la dépression.
1- La première partie de l'enquête Presst est disponible sur le site http://www.next.uni-wuppertal.de/download/fr/fr_reportu_0323.pdf 2- Suicide écoute recrute en permanence des écoutants (tél. : 01 45 39 93 74, Internet : suicide.ecoute.free.fr). 3- Les Soignants face au stress, est publié aux éditions Lamarre. Il s'adresse aux soignants et leur offre pistes de réflexion et tests pratiques pour amorcer une auto-analyse.
Le burn-out concerne surtout les maisons de retraites et établissements pour handicapés (41,8 % des soignants ont des scores élevés).
En revanche, dans les établissements de psychiatrie, où les discussions d'équipe sont souvent plus valorisées, ces scores élevés concernent un peu moins de soignants, malgré la difficulté du travail (27,4 %).
Source : enquête Presst.
Anne-Marie a 52 ans. Infirmière dans un hôpital du centre de la France, elle a toujours travaillé auprès de personnes extrêmement dépendantes. Soignée pour dépression nerveuse, elle est en arrêt maladie depuis six mois.
« Je suis l'aînée d'une famille de huit enfants, et toute ma vie, je me suis occupée des autres. De mes frères et soeurs d'abord, puisque mes parents étaient agriculteurs et travaillaient beaucoup. De ma mère ensuite, parce qu'elle a été en fauteuil toutes les dernières années de sa vie, et que je suis restée près d'elle. Elle est décédée pendant que je préparais mon diplôme. J'avais des frères et soeurs encore jeunes, ça n'a pas été évident. J'ai toujours eu envie de m'occuper de personnes non autonomes, je me suis longtemps plu dans mon travail, même si cela a toujours été difficile et fatigant. Au début, j'étais très douce et patiente avec les malades. Je prenais toujours le temps avec les personnes, pendant les soins je bavardais, les écoutais. Je me sentais utile. Et puis, peu à peu, l'usure s'est installée. J'avais moins envie de parler avec les patients, j'étais pressée que ça en finisse. Je faisais toujours bien mon travail mais je me sentais plus irritable, je râlais, j'étais agacée par leurs mouvements si lents... Je suis devenue plus dure, parfois un peu brutale quand je m'impatientais... Un matin, j'ai pété les plombs, je me suis accrochée avec la surveillante pour une bêtise. La vérité c'est que j'étais épuisée. Je suis partie chez mon médecin, ma tension était montée à 17/12. Il m'a arrêtée aussitôt, pour me prolonger ensuite. Le problème, c'est que je ne me vois pas recommencer. J'ai peur et je n'ai plus envie d'y retourner. »
Caroline, 37 ans est infirmière en pédiatrie.
« J'ai consommé de l'alcool pendant mon travail, je ne pouvais plus m'en passer pour tenir et travailler. Je travaillais de nuit, je l'ai caché longtemps jusqu'au moment où ça n'a plus été possible. J'étais et je suis toujours dans une équipe super. Au départ, quand mes collègues ont su, elles m'ont protégée et n'ont rien dit. Elles sont venues me voir pour m'en parler mais j'étais partie tellement loin que je ne pouvais rien entendre... Je leur ai mené la vie dure ! Mais elles m'ont toujours soutenue. Ça a été long, j'ai accepté de me faire suivre et aider dans un autre hôpital que celui où je travaillais. Quand je suis revenue travailler dans le même service, il ne restait plus que deux filles de l'ancienne équipe. Elles ont été très discrètes ! Je crois que le fait d'avoir pu cesser de travailler et de ne jamais avoir été lâchée par mes collègues m'a aidée à remonter. »