Générations croisées... - L'Infirmière Magazine n° 200 du 01/12/2004 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 200 du 01/12/2004

 

Annick Jouan , Amélie Haupais

Rencontre avec

Peu disposées à « entrer dans le moule », Annick et Amélie se sont battues pour faire évoluer la profession. Entre la créatrice de L'Infirmière magazine et l'une des fondatrices de la Fnesi(1), le dialogue s'est vite noué. Les années passent, les générations se suivent, les revendications infirmières se ressemblent.

Qu'est-ce qui vous a décidé à créer vos projets respectifs, en ayant peu ou pas exercé ?

Amélie : en 2000, la situation était catastrophique, l'augmentation des quotas étudiants s'était faite sans accompagnement. Résultat : pas de place dans les amphis, pas assez de formateurs, le ras-le-bol était à son comble. Internet a mis tout le monde dans la rue, avec un argument douloureusement mobilisateur : une reconnaissance à bac + 2 malgré trois ans d'étude. Au début des manifs, j'ai téléphoné aux étudiants de Strasbourg, à l'origine du mouvement. Ils cherchaient un contact à Paris. Je me suis retrouvée dans les Ifsi avec ma blouse marquée « en grève », très mal accueillie par les directrices, la sécurité me tombait dessus, on ne m'autorisait pas à prendre la parole dans les instituts...

Annick : une fois encore, vous n'étiez pas aidés ni accompagnés.

Amélie : pas du tout. Une directrice m'a dit « vous êtes dans mon école, vous n'allez pas parler à mes élèves... »

Annick : je vois que les choses n'ont pas changé ! C'est ça qui m'a fait bouger, je sortais d'une formation qui m'avait profondément déplu. J'étais très en colère...

- D'où venait cette colère ? Que vouliez-vous ?

Annick : qu'on ait un espace à nous, un endroit où se parler, où l'on se sente en sécurité. Personne ne prenait soin de nous, ni sur le plan physique, ni sur le plan moral. Le chantier était alors affolant, tout était à faire, en matière de formation, de reconnaissance, de syndicalisme. Il fallait que nous puissions enfin dresser un état des lieux : qui sommes-nous, qui est avec nous, contre nous. Vers quoi tendons-nous ? Quels moyens se donne-t-on pour y arriver ? Je n'aurais pas été si jeune, j'aurais baissé les bras. Il fallait une part d'inconscience pour franchir le pas. Comme je l'ai dit, le succès a été immédiat. L'Infirmière magazine a été adopté par des tas de jeunes femmes comme moi (nous avions le même âge, les mêmes problèmes de gardes d'enfants, de planning...). Je leur parlais de leur vie car je vivais la même.

Amélie : c'est aussi ce qui a fait le succès de la Fnesi. Les étudiants avaient les mêmes problèmes partout sans en avoir toujours conscience. Il était important de vaincre leur isolement. La formation reste effectivement l'un des principaux problèmes de ce métier.

Annick : je pensais que l'Europe et l'harmonisation de la formation constitueraient une chance de ce point de vue. Avec L'Infirmière magazine, j'étais allée au Danemark, en Angleterre et j'estimais que nous avions beaucoup à apprendre de ces pays. Je pensais que nous serions stimulés par les autres pays européens, je ne suis pas sûre qu'on puisse établir ce constat aujourd'hui.

Amélie : l'Europe fera évoluer la situation. Nous sommes déjà certains depuis très peu de temps d'être intégrés au système LMD. La formation infirmière est prodiguée à l'université dans de nombreux pays. Pourquoi pas en France ? Sans être la panacée, l'université permet une reconnaissance des diplômes et certaines possibilités d'évolution.

Annick : l'université était déjà considérée comme un enjeu important à l'époque, avec le conseil de l'ordre !

- Vous y croyez à cet ordre infirmier ? Quel intérêt pour la profession ?

Amélie : je suis prête à m'investir pour un ordre infirmier. Cela permettrait à la profession d'être enfin présente auprès des instances représentatives (ministère, Ddass, Drass), mais aussi de créer un sentiment d'appartenance à un groupe.

Annick : notre principal ennemi, c'est la profession elle-même. Elle a complètement intériorisé le sentiment d'inquiétude, de peur, entretenu par nos principaux ennemis. Les médecins n'ont pas tellement intérêt à ce qu'on s'organise, quand on a le pouvoir, on n'a pas envie de le partager. Je ne parle pas des services où globalement, ça ne se passe pas trop mal. Il en va tout autrement dans les instances représentatives, où l'on décide pour les infirmières.

- En arguant que la profession ne sait pas se fédérer...

Annick : les infirmières manquent de sens politique, on est trop impliquées dans le quotidien, trop humaines. Résultat : on se fait avoir ! Vu notre nombre, qui a intérêt à ce que les infirmières aient le pouvoir ? Personne, ni le gouvernement, ni les médecins. Au Danemark, où la profession est régie par un ordre, les infirmières ont un droit de veto sur les lois relatives à la santé. Idem au Canada...

- Difficile également de faire écrire les infirmières...

Annick : en effet, on ne leur apprend pas à écrire. C'est plus facile de maintenir dans un état de dépendance des gens qui ont du mal à s'exprimer, à l'oral ou à l'écrit...

Amélie : quand on se regroupe pour faire avancer les choses, nous convenons tous de la nécessité de communiquer. Mais communiquer, ça coûte cher, ça prend du temps, c'est pas facile. On ne nous a effectivement pas appris. La démarche n'est pas évidente, il faut aller chercher l'information, la restranscrire.

Annick : les médecins sont bien davantage familiarisés avec cette démarche. S'ils publient dans le Lancet, c'est parce qu'on leur a appris...

Amélie : nous, on nous apprend à bien appliquer ce qu'on nous dit, on est des petites mains, on nous apprend à entrer dans le moule...

- D'où une fréquente autocensure...

Annick : on ne nous donne jamais confiance en nous, nous sommes tellement infantilisées ! Résultat, les infirmières ont peur : « que vont penser mes collègues » ? Pour avancer, la confiance est indispensable...

- Leurs craintes de « représailles » sont parfois fondées.

Annick : bien sûr, toutes les femmes qui ont fait avancer les choses ont été victimes de ce problème. Dans l'histoire, les premières femmes qui ont milité pour la contraception, l'avortement ont été montrées du doigt, ridiculisées, voire menacées physiquement...

Amélie : les étudiants attendent trop l'aval de leur formatrice. Si la formatrice ne dit pas « il faut que l'on soit universitaire », c'est comme si l'on n'était pas autorisés à le penser.

Annick : c'était l'idée fondatrice des journées destinées aux cadres que nous avions organisées à la Sorbonne : leur faire comprendre l'intérêt d'une formation universitaire. Aujourd'hui, le diplôme universitaire fait foi en Europe. Je pensais donc que ça allait faire bouger l'encadrement.

- Les jeunes semblent de nouveau se mobiliser...

Amélie : l'étudiant peut dire qu'il n'est pas d'accord, qu'il souhaite donner son avis sur le projet pédagogique, protester contre les conditions de stage où il est utilisé pour pallier la pénurie. On ose le dire, mais c'est toujours mal vu. On a réussi à faire fermer certains terrains de stage où régnait le harcèlement...

Annick : une loi existe, encore faut-il que les personnes censées prendre soin des étudiants prennent les mesures qui s'imposent.

Amélie : on sait que 22 à 23 % d'étudiants abandonnent en cours de formation.

Annick : c'est énorme !

Amélie : mais on ne sait pas pourquoi les gens arrêtent, on ne connaît pas le taux de suicide, de prise d'anxiolytiques des étudiants, ou des professionnels en exercice d'ailleurs...

Annick : le conseil de l'ordre pourrait financer de telles enquêtes...

- Le métier est-il à haut risque, comme s'interrogeait L'Infirmière magazine dans son tout premier numéro ?

Annick : le risque d'épuisement professionnel est plus que jamais présent. En 1987, on savait déjà que les infirmières n'exerçaient pas très longtemps... Personne ne semble chercher à comprendre pourquoi. Ne faudrait-il pas adopter une organisation différente, privilégier les temps partiels, accompagner les professionnels, surtout les jeunes, via un système de formation permanente obligatoire, leur accorder des moments de rencontre, d'information, de réflexion. Ils pourraient ainsi évoquer ensemble les difficultés et faire évoluer les choses. Cela paraît évident, pourtant rien ne bouge ! Pourquoi le gouvernement continue-t-il à former des gens qui s'en vont ensuite ?

1- Fnesi : Fédération nationale des étudiants en soins infirmiers.