Pourquoi les blouses blanches ne noircissent pas les pages - L'Infirmière Magazine n° 201 du 01/01/2005 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 201 du 01/01/2005

 

Enquête

- Pourquoi les infirmières écrivent-elles très peu en France ? - Par manque de confiance, de formation ? - Les protocoles mis à part, c'est une profession qui ne prend qu'exceptionnellement sa plume pour laisser une trace écrite de son expérience professionnelle.

Comment expliquer que les infirmières anglo-saxonnes écrivent et que les infirmières françaises ne le fassent pas ? Quelles sont les raisons d'un tel silence ? Le sujet n'est pas anecdotique car une profession qui n'écrit pas ne constitue pas son propre « corpus scientifique » et n'évolue pas, ou très peu. Les sciences infirmières en France n'en sont qu'à leur balbutiement, et ce malgré quelques tentatives qui n'ont pas encore abouti.

Afin de mieux cerner cette problématique, des infirmières, des cadres infirmiers, d'anciennes infirmières, un avocat et une ethnologue ont été interviewés. Comme il existe des exceptions à toute règle, il paraissait aussi justifié d'interroger des infirmières qui ont écrit afin de mieux comprendre le cheminement qui les a menées à prendre leur plume. Cette deuxième question cruciale sera traitée dans la prochaine enquête de L'Infirmière magazine. Différentes infirmières nous livreront leur démarche, les difficultés rencontrées et quelques conseils afin que certaines d'entre vous puissent passer le cap de la page blanche... Rendez-vous en février.

Dans l'immédiateté.

Historiquement, le métier d'infirmière est un métier pratique, on ne demandait pas aux infirmières d'écrire. Pendant longtemps, les transmissions étaient données par oral, explique Corinne Petit-Archambeaud, infirmière en réseau de soins palliatifs. « Les infirmières sont tellement dans "l'agir" qu'elles ont du mal à s'arrêter et prendre du recul. Même si elles ont des tas de choses à dire, culturellement, elles ont plutôt été formées à être des exécutantes et jamais encouragées à témoigner par écrit. »

La formation initiale est un facteur souvent cité comme frein à l'écriture. Pour Chantal Deschamps, ancienne infirmière et aujourd'hui membre du CCNE (Comité consultatif national d'éthique), la formation initiale qui développe beaucoup les aspects techniques, plutôt que les rapports humains et relationnels, est une première explication. Dès l'information donnée sur le métier, l'infirmière est définie comme une technicienne des soins. Ce qui explique qu'elle écrive naturellement des protocoles, des fiches techniques.

« Nous ne sommes toujours pas dans la pensée mais dans l'immédiateté, estime Anne Perraut Soliveres, cadre infirmier de nuit. Les infirmières ignorent le passé et ne s'intéressent pas au futur de leur profession. Elles ne construisent pas, elles passent. Le diplôme a évolué, les étudiantes en soins infirmiers ont un meilleur niveau scolaire ; techniquement et théoriquement, elles en savent un peu plus qu'avant. Mais elles sont encore plus formatées qu'avant, elles n'ont toujours pas de réflexion sur le sens de leur métier, sur les représentations de la maladie, de la mort. Le TFE n'a rien changé puisqu'elles ne savent toujours pas écrire : elles pompent toutes les informations sur Internet sans même vérifier leur bien-fondé. »

Distance et ressenti.

Et puis, dans quelles mesures les missions propres à chaque poste peuvent-elles constituer un frein à l'écriture ? « En tant que cadre de santé, mes missions premières ne sont pas d'écrire, contrairement aux médecins, aux infirmières cliniciennes ou aux infirmières expertes par exemple. J'aimerais pouvoir achever un travail d'écriture déjà commencé, mais ce n'est pas une priorité dans mon travail », commente Ouarda Mélihi, cadre de santé.

La littérature, la philosophie sont évacuées des études dès le départ. Or ce bain littéraire vous donne du vocabulaire et une manière personnelle d'exprimer vos sentiments, observe Chantal Deschamps. Les infirmières n'ont pas la manière de dire les concepts, et ce même si elles les connaissent. « On demande aux infirmières de prendre de la distance avec l'autre, et le corps de l'autre pour être de bons soignants. Or l'écriture est quelque chose de profondément intime, c'est une descente en soi. Elle nécessite une proximité avec l'autre. »

Marie-Christine Pouchelle, ethnologue au CNRS, évoque un blocage de l'imaginaire, du ressenti infirmier : « Elles ne savent pas quoi faire de leur ressenti. Or écrire, c'est prendre position. Écrire, c'est dire "je", et les infirmières ont souvent des difficultés à parler en leur nom propre, ce qui tient en partie à leur dépendance vis-à-vis du savoir médical. On pourrait parler d'aliénation. »

Culpabilisation.

Si les infirmières n'écrivent pas, c'est que leurs écrits seraient jugés « politiquement incorrects » dans le contexte du tout science et de l'objectivisme médical actuel. Les infirmières écriraient sur l'humain dans un monde qui n'en tient pas compte. « Aujourd'hui, on traque le jugement de valeurs, on leur interdit d'exprimer ce qu'elles pensent et elles ne s'autorisent pas à prendre position. Donc on n'écrit pas puisqu'on n'a pas de position claire. En plus les infirmières sont dans l'affectif, ce qui leur est reproché, et contribue à les culpabiliser, ajoute Anne Perraut Soliveres. Enfin, la profession infirmière est en très grande majorité féminine. Or la science est du côté des hommes et il n'y a pas de place pour la subjectivité dans la science. Nous sommes encore loin d'une égalité à tous les niveaux entre les hommes et les femmes. De plus, les hommes sont plus à l'aise avec la distance que les femmes. »

Ces difficultés à acquérir une autonomie résultent peut-être d'une culture globalement marquée par le catholicisme, remarque Marie-Christine Pouchelle, où la liberté de penser est déléguée aux autorités. « Au bloc opératoire, les infirmières sont les instruments du chirurgien et elles ne sont pas censées s'écarter des dogmes en vigueur. Écrire, c'est aussi prendre position par rapport à leurs collègues et à leur hiérarchie directe, prendre des risques par rapport à l'image que l'on essaye de donner de soi. Peut-être y a-t-il plus de revendications infirmières qu'avant, cependant, tant qu'elles auront besoin de la reconnaissance médicale, elles auront beaucoup de difficultés à franchir le pas. »

L'état d'esprit a changé, ajoute Ouarda Mélihi. La nouvelle génération d'infirmières sait s'imposer, sait ce qu'elle veut mais a une mentalité nettement plus individualiste. Pour pouvoir écrire, il faut avoir une volonté de partage du savoir, une vision collective du métier d'infirmière.

Écriture stéréotypée.

Penser, écrire, c'est mettre le réel dans un certain ordre, l'articuler, note Marie-Christine Pouchelle. L'écriture est un épiphénomène par rapport à la question du savoir propre infirmier : « Si les infirmières pouvaient se faire confiance, être dans leur propre compétence et diagnostic, je pense qu'elles écriraient. Si on n'a pas conscience de soi en tant que sujet, on ne peut écrire. » Ne faut-il pas aussi se questionner sur le type d'écriture qui est attendu des infirmières dans leur travail ?

L'infirmière se tait.

« Aujourd'hui, nous sommes dans une démarche de rédaction structurée de l'information avec les transmissions ciblées, qui impliquent un énoncé extrêmement concis de ce qui arrive au malade et de ses réactions au problème de santé. En fait nous troquons un mode narratif, plutôt libre, pour un mode d'écriture ciblée, stéréotypée », commente Martine Schachtel. Mais n'est-ce pas aussi une question de génération ? Avec Internet, les SMS et les courriels, l'écriture devient parlée, voire phonétique, bref, le contraire d'une écriture élaborée, remarque Corinne Petit-Archambeaud.

Ne peut-on s'interroger sur l'impact que va avoir la mise en place du dossier médical partagé, où l'écriture va évoluer vers un langage binaire « 0 » ou « 1 », avec essentiellement des cases à cocher ? « Sur le plan juridique, en tant que fonctionnaires, nous sommes soumis au devoir de réserve » (cf. encadré ci-dessous), ajoute Ouarda Mélihi. L'autorisation de publication est à solliciter auprès du supérieur hiérarchique, donc de sa direction. « Cette obligation de réserve est peut-être plus souple que ce que l'on croit, mais elle nous lie. »

Anne Perraut Soliveres parle d'une règle intégrée : le médecin parle, écrit, l'infirmière se tait.

Mais nulle part cette règle n'est écrite. « On obéit à une règle implicite qui existe depuis la nuit des temps et qui est maintenue par le pouvoir en place. » « Nos métiers sont liés à l'obligation de réserve et au secret professionnel, de sorte qu'écrire devient tabou, confirme Martine Schachtel. Au pays des droits de l'homme, la vérité dérange, et surtout lorsqu'elle vient de milieux qui n'ont pas l'habitude de s'exprimer. »

Enfin, la judiciarisation - réelle ou supposée - du monde médical a des répercussions directes sur le comportement des infirmières : on écrit dans un but médicolégal, pour laisser une trace écrite et se couvrir en cas de problème.

Il existe certainement des freins à l'écriture. Cependant, il est possible de les contourner. Preuve en est, certaines infirmières se sont déjà lancées dans l'écriture et cette expérience les a fait progresser, prendre du recul. Vous pourrez partager leurs expériences dans l'enquête du prochain numéro.

Écrits d'infirmières

> Le Secteur rouge. Corinne Petit. Seli Arslan. 1997.

> Ras la seringue. Martine Schachtel. Lamarre-Poinat. 1989.

> J'ai voulu être infirmière. Martine Schachtel. Albin Michel. 1991.

> Femmes en prison : dans les coulisses de Fleury-Mérogis. Martine Schachtel. Albin Michel. 2000.

> Infirmières, Le savoir de la nuit. Anne Perraut Soliveres. Le Monde/Puf. 2001.

> L'Hôpital corps et âme. Marie-Christine Pouchelle. Seli Arslan. 2003.

TÉMOIGNAGE

« C'est mal vu... »

Ancienne infirmière, Laure de Montalembert est devenue journaliste.

« L'écriture reste, donc on peut s'en servir contre vous, ce qui représente un danger potentiel. Les infirmières ne sont pas libres de ce qu'elles écrivent, parce qu'il existe un poids de la hiérarchie à l'hôpital. Souvent, quand on écrit, c'est pour dénoncer ou pour proposer quelque chose de nouveau. Or à l'hôpital, il ne faut pas qu'un cheveu dépasse et une infirmière qui s'exprime - et ce d'autant plus par écrit - c'est mal vu, sauf exception. Écrire, c'est se mettre en avant, et ce n'est pas de bon ton de se faire remarquer quand on est infirmière... L'écriture, c'est très intime, il y a quelque chose de profondément personnel quand on écrit, ce qui explique que l'on ait peur d'être jugé. Écrire, c'est aussi s'imposer, et dans notre société, on n'apprécie guère que les femmes s'imposent. En plus, la profession infirmière est très féminine. Écrire, c'est un vrai manifeste. Tout le monde peut écrire, mais cela implique un effort personnel et une capacité à ne pas se laisser impressionner par les normes d'un système en place. »

JURIDIQUE

Le devoir de réserve

Ancien infirmier, Gilles Devers est devenu avocat.

« Les fonctionnaires sont tenus par un devoir de réserve qui impose de garder une distance, une réserve, par rapport à des informations qui concernent le fonctionnement des services. Un agent doit défendre le service public car il est lié à une mission d'intérêt général. En revanche, le devoir de réserve n'est pas synonyme de conformisme idéologique. Il existe une véritable liberté d'expression en France. Aujourd'hui, nous sommes confrontés à une vision exagérée du devoir de réserve. Il faut soigner la forme, on ne doit rien dire qui discrédite le service public. Si une infirmière voulait être vraiment polémique, il est préférable qu'elle soit syndiquée, car cela lui donne une liberté d'expression encore plus grande. La difficulté qu'ont les infirmières à écrire traduit peut-être aussi une difficulté à se situer dans le jeu des rapports économiques et sociaux. »