À vos plumes ! - L'Infirmière Magazine n° 202 du 01/02/2005 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 202 du 01/02/2005

 

Enquête

- Revendiquer, témoigner, laisser une trace... Les infirmières ont mille et une raisons de prendre la plume - Mais cet acte suscite de la méfiance dans leur entourage professionnel - Pourtant, l'écriture permet de faire un travail sur soi, et se révèle être une véritable thérapie.

Les raisons qui ont poussé certaines infirmières à prendre la plume sont souvent personnelles et dépendent parfois du contexte social, environnemental, familial, bref d'un concours de circonstances. Si leur cheminement est unique, elles ont un point commun : toutes ont voulu témoigner à un moment donné d'une situation relative à leur activité professionnelle. Écrire n'est pas un exercice facile. Comment certaines infirmières y sont-elles parvenues ? L'engagement, le militantisme, ont été pour certaines les éléments déclencheurs.

Menaces.

Nicole Bénevise, l'une des porte-parole du mouvement de 1988, a été contactée par une maison d'édition pour écrire un livre retraçant l'histoire de ce mouvement spontané, qui a mobilisé des milliers d'infirmières, alors que cette profession était peu engagée, peu syndiquée. Si ce premier contact avec le monde de l'édition n'a pas porté ses fruits, il a réveillé chez elle une démarche tournée vers l'écriture. Nicole Bénevise publiera quelques années plus tard Journal d'une infirmière.

La démarche de Martine Schachtel est également liée au mouvement revendicatif, même si elle avoue y être « venue par hasard ». « J'ai eu la chance de participer à la mise en place du premier hôpital départementalisé, explique l'auteur de Ras la seringue, J'ai voulu être infirmière et Femmes en prison, pour ne citer que trois de ses livres. La participation et la place des infirmières y étaient plus importantes, et cela m'a donné envie d'écrire. Plus tard, les grandes manifestations infirmières de 88/89 m'ont poussé à écrire Ras la seringue. En 1995, j'ai été détachée à Fleury-Mérogis par le directeur de l'hôpital où j'exerçais pour y mettre en place un service de soins. À la suite de cette expérience, j'ai écrit Femmes en prison. On s'expose quand on écrit. J'ai reçu des menaces, et des tracts malveillants à mon égard ont été distribués par les syndicats de surveillants. Pourtant, ce que je relatais était en dessous de la réalité de ce qui se passait en prison. »

Laisser une trace.

Ce « consensus du silence », selon ses propres termes, Anne Perraut Soliveres l'a vécu également. Après son DE, elle a ressenti le besoin de poursuivre ses études. « Je me sentais sans ressource, sans défense pour soigner le malade. J'ai donc choisi de continuer des études, tout en travaillant. La thèse que j'ai écrite sur les spécificités du travail de nuit à l'hôpital a gagné le prix du Monde de la recherche, avec une publication à la clé. Je n'aurais probablement pas osé faire les démarches moi-même à cause de cette conception de l'écriture taboue. »

Cadre de nuit, Anne Perraut Soliveres se souvient qu'un climat de méfiance s'est développé à la suite de la publication de son premier article pour un journal interne de l'hôpital où elle exerçait. « Les infirmières, "gardiennes de la morale", sont elles-mêmes frileuses devant des écrits dénonçant des pratiques, et ce même lorsqu'aucun nom n'est cité. J'ai l'impression qu'elles ont peur de perdre leur aura. »

L'écriture n'a pas toujours pour but de dénoncer. Corinne Petit-Archambeaud, infirmière en réseau de soins palliatifs, voulait avant tout laisser une trace des histoires de patients en fin de vie. « En quatre ans d'hospitalisation à domicile, j'ai connu beaucoup de patients en fin de vie. Plutôt que de laisser s'évanouir tous ces souvenirs, j'ai décidé un jour de leur rendre hommage en écrivant leur histoire de manière romancée. Cela m'a donné l'impression d'en retenir une expérience. Écrire a été une façon d'intégrer un certain nombre de choses difficiles, car en HAD, les patients défilent et meurent. Le fait qu'ils soient presque tous partis m'a aidée à être un témoin de leur vie, de leur souffrance, de leur angoisse. L'écriture m'a permis de faire un certain travail sur moi-même, c'était une relecture de ce que j'avais vécu. »

Lire !

Un travail parfois très ardu, « un combat, une épreuve très difficile », comme le souligne Chantal Deschamps, ancienne infirmière aujourd'hui membre du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) : « Le combat n'a été ni avec les mots, ni avec les idées, mais avec moi-même. J'avais l'impression que ce sur quoi j'écrivais relevait trop d'une expérience de terrain. La grande difficulté a été de lancer une passerelle entre le monde du vécu et celui des idées. »

Comment effectuer alors cet indispensable travail sur soi ? Avant tout, lire... Sans lecture, point de réflexion, de mise à distance de son vécu quotidien, donc pas d'écrits.

Lire étoffe le vocabulaire, matériau indispensable à l'écriture. « Pour avoir envie ou tout simplement avoir l'idée d'écrire, il faut aussi lire : revues, témoignages, et garder un accès sur l'extérieur », estime Marie Derbier, infirmière en service de soins de suite et de réadaptation. La lecture tisse aussi des liens avec les mots. Selon Anne Perraut Soliveres, son aisance avec le langage vient de ses lectures. « J'aime les mots. Quand j'écris, il faut que ça soit "charnel" : c'est un mélange de pensée et de ressenti. »

L'encadrement a également un rôle à jouer, afin de stimuler la dimension créatrice des infirmières. « Les cadres doivent pousser leur équipe à partager, à publier, remarque Ouarda Mélihi, cadre de santé. Pour cela, il faut mettre en place une dynamique vertueuse au niveau institutionnel. Comment expliquer que certaines équipes infirmières publient beaucoup et d'autres non ? Des réunions de partage d'expériences seraient fort utiles à cet égard, en plus des réunions d'informations. »

Sacrifices.

Écrire un livre est un processus souvent long qui peut se dérouler en plusieurs étapes. Nicole Bénevise a passé quatre ans à coucher sur le papier certaines idées, à prendre des notes qui se sont révélées indispensables par la suite lors de l'écriture de son Journal d'une infirmière. « L'écriture nécessite concentration, travail, apprentissage. Il faut tenter d'être clair dans la façon d'exprimer un fait, sans non plus tomber dans le descriptif. Il faut aller à l'essentiel afin que le lecteur comprenne facilement de quoi il en retourne, tout en étayant le récit par des exemples qui vont susciter l'émotion. Pour être efficace, il faut être synthétique », explique Nicole Bénevise.

Laure de Montalembert, ancienne infirmière aujourd'hui journaliste, est d'avis que l'écriture s'apprend. « Quand on est journaliste, on acquiert une certaine dynamique de l'écriture. Au début, j'écrivais des articles mais je n'avais pas confiance en moi. Et quand on n'écrit pas régulièrement, on perd confiance en soi. Écrire un article, c'est un problème de méthodologie. Pour écrire efficace, il faut avoir un certain vocabulaire. »

Et puis, écrire demande du temps. Celles qui s'y mettent empiètent sur leur temps personnel, leurs week-ends, leurs vacances. « Écrire, c'est un travail qui est long, qui doit être fouillé, observe Nicole Bénevise. Il faut accepter de recommencer, ne pas rester sur ses positions. Écrire, ça s'apprend et pour cela il faut être ouvert et disponible. Je suis une femme d'action, et pourtant j'ai besoin de prendre mon temps quand il s'agit de l'écriture. Je n'ai jamais arrêté de travailler pour me consacrer à l'écriture, et il est vrai qu'il est difficile d'être en même temps dans l'action et d'avoir le recul que nécessite l'écriture. »

« Purification ».

Ce travail, cette somme de sacrifices sont toutefois payés de retour. « L'écriture m'a permis de faire une sorte de thérapie, elle m'a m'obligée à prendre davantage de distance par rapport à l'idéal que j'avais de la profession », fait observer Nicole Bénevise.

Chantal Deschamps évoque un retour aux sources passant par l'écriture : « Je suis persuadée que celui qui écrit avec sincérité et authenticité, mue, se lave, se purifie. » Écrire est pour Martine Schachtel un moyen de garder une approche « constructive » de son métier, d'être sereine. Les courriers des lecteurs qu'elle a reçus à la suite de la publication de chacun de ses livres lui ont fait prendre conscience que beaucoup d'infirmières écrivent. « J'ai l'impression que c'est un besoin pour elles. Il s'agit souvent d'un journal exprimant leur vécu de manière brute, sans prise de recul. »

« Je suis persuadée que chaque infirmière a en elle une histoire, un témoignage à raconter », estime Marie Derbier. Alors, pourquoi ne prendriez-vous pas votre plume pour partager cette précieuse expérience que vous vivez, et que vous seules pouvez relater ?

CONSEILS

Attention à la crainte de déplaire !

Anne Perraut Soliveres, auteur de Infirmières, le savoir de la nuit, livre quelques conseils.

« Les infirmières devraient se donner comme objectif de noter déjà leur ressenti par rapport à une situation rencontrée dans une sorte de journal, en n'omettant aucun détail objectif et subjectif (événement, date, circonstances, protagonistes, ce qui vous touche, vous dérange ou vous enchante et surtout ce que vous verriez comme solution) de façon à apprendre à repérer vous-mêmes à la relecture ce qui vous semble transmissible et qu'à ce deuxième stade, vous notiez vos réticences, vos craintes dans l'hypothèse d'une lecture par un tiers. À ce stade, essayez de chercher vis-à-vis de qui ces réticences sont les plus fortes. Ce processus devrait vous aider à prendre conscience des chaînes que vous vous mettez et qui n'ont d'autres commanditaires que la crainte de déplaire. »

BIBLIOGRAPHIE

Écrits d'infirmières

> Journal d'une infirmière. Nicole Bénevise. Presses de la cité, collection Pocket. 1994.

> Le Secteur rouge. Corinne Petit. Seli Arslan. 1997.

> Ras la seringue. Martine Schachtel. Lamarre-Poinat. 1989.

> J'ai voulu être infirmière. Martine Schachtel. Albin Michel. 1991.

> Femmes en prison : dans les coulisses de Fleury-Mérogis. Martine Schachtel. Albin Michel. 2000.

> Infirmières, Le savoir de la nuit. Anne Perraut Soliveres. Le Monde/Puf. 2001.

EXPERTISE

Quels obstacles à l'écriture ?

Chantal Deschamps, membre du Comité consultatif national d'éthique, détaille les trois principales difficultés rencontrées lors d'une démarche d'écriture.

> « Le retour sur soi qu'implique l'écriture est la première difficulté rencontrée. Ce retour sur soi s'accompagne d'une recherche de cohérence, de sens. Et pour quelqu'un comme moi qui a toujours été dans l'action, cela signifiait se poser et réfléchir à toute cette action. Cela aurait été beaucoup plus facile d'analyser le travail de quelqu'un d'autre. »

> « La deuxième difficulté est de parvenir à être vrai en disant les choses telles qu'elles se sont passées, mais sans en dire trop. Cela pose la question des limites de ce que l'on peut dire. Il ne faut ni exagérer des propos ou une situation, ni les sous-évaluer. »

> « La troisième difficulté est de ne pas tomber dans l'émotion. En effet, le lecteur n'aurait pas compris mes premiers écrits car ils débordaient d'émotion, ce qui aurait pu discréditer mon expérience et mon histoire. Il faut réussir à trouver le bon angle d'attaque. »