Gare au karoshi ! - L'Infirmière Magazine n° 204 du 01/04/2005 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 204 du 01/04/2005

 

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Au Japon, la mort par excès de travail est appelée karoshi. Une victime sur quatre serait un soignant. Les infirmières nippones sont condamnées à multiplier les heures sup' pour pallier la pénurie. Ça ne vous rappelle rien ?

Les morts par surcharge de travail se multiplient en Asie depuis quarante ans. Appelé karoshi en japonais, ce type de décès n'épargne pas les infirmières. Souvent, leur cause cérébro-cardiovasculaire ne fait aucun doute(1). Leur nombre ne cesse de croître. Les études se multiplient au Japon, en Thaïlande, en Corée...

Coeur ou cerveau pour cible

L'une de ces recherches porte sur les atteintes cérébro-cardiovasculaires reconnues maladies professionnelles en République de Corée. Elles ont été indemnisées par la KWLC (Korea Labor Welfare Corporation). Conduite avec l'université de Dongguk, cette étude a été rendue publique fin 2004 à la 6e Conférence internationale sur la santé au travail pour les soignants(2). Sur 138 atteintes survenues de janvier 1999 à décembre 2002, on compte des hémorragies cérébrales (27,5 %), des hémorragies sous-arachnoïdes (21,5 %), des accidents vasculaires cérébraux (20 %), des infarctus du myocarde (14,5 %) et des arrêts cardiaques (6,5 %). Une victime sur quatre est un soignant. Le karoshi n'épargne ni les infirmières (10 % des cas), ni les médecins (9 %), ni les aides-soignants (6,5 %). En rapportant ces chiffres au nombre de soignants par métier, les médecins puis les infirmières détiennent, avec les cuisiniers, ce triste record.

Le terme karoshi a été inventé par le Dr Tetsunojo Uehata, épidémiologiste à l'Institut de santé publique de Tokyo. Il décrit les premiers cas dans les années soixante-dix. Il définit le karoshi comme une « situation dans laquelle des processus de travail malsains sont autorisés à perdurer d'une manière qui désorganise le travail normal et les rythmes de vie de l'agent, le conduisant à souffrir du développement d'une fatigue physique, d'un état chronique de surmenage, accompagnée par l'aggravation d'une hypertension artérielle et d'une athérosclérose conduisant à un accident cardiovasculaire ».

En 1988, le Conseil national de défense des victimes du karoshi est fondé par des avocats. Un service d'aide par téléphone est créé. Ses responsables avancent le chiffre de dix mille victimes par an au Japon. En 1992, ils publient une étude sur 3 132 cas. Près de sept sur dix sont des atteintes cérébro-cardiovasculaires.

Excès de travail et effectifs infirmiers

Lors de la 6e Conférence internationale sur la santé des soignants, le Pr Susuma Oda a reconnu les menaces de karoshi pesant sur les soignants. « Dans les équipes de soins japonaises, rappelle ce professeur de l'université de la santé au travail et l'environnement de Kita-kyushu, il est courant de travailler de longues périodes d'affilée, de subir un fort stress et de favoriser de tels risques. »

Au Japon, les conditions de travail restent minées par la pénurie de personnel. Les infirmières, même si leur nombre augmente, demeurent trop peu nombreuses, selon Mikako Arakida, professeur de soins infirmiers communautaires à l'université d'Osaka. « Le numerus clausus autorisé pour notre profession par le gouvernement japonais est trop faible, explique-t-elle. Cela cause une forte surcharge de travail pour les infirmières. »

Si les effectifs des médecins ont augmenté depuis trente ans, accompagnant le vieillissement de la population, le nombre d'infirmières ne croît que depuis peu. « Au Japon, leur nombre par habitant reste plus faible qu'aux États-Unis ou en Europe, exception faite de la Grande-Bretagne, précise le Pr Toshiteru Okubo, de l'université de Kita-kyushu. La charge de travail des équipes y reste plus lourde que dans les autres pays modernes. »

Une récente étude japonaise permet de mieux comprendre le lien entre horaires de travail et cardiopathies ischémiques.

Horaires alternants et mortalité

À partir d'une base de données de 110 792 habitants, l'analyse a porté sur 17 586 hommes de 40 à 59 ans. Au cours des dix ans de suivi, 839 sont morts. Parmi ces décès, 56 étaient dus à ces cardiopathies(3). Comparés aux travailleurs de jour, ceux qui travaillent en équipes alternantes présentent un risque de décès de ce type trois fois supérieur (risque relatif = 2,90). En revanche, les travailleurs de nuit ne présentent pas davantage de risque (RR = 1,20). Chez les personnes travaillant en horaires alternés, mais ne souffrant ni de surpoids ni d'hypertension, n'ayant pas l'habitude de fumer ou de boire, le risque de karoshi en cas d'horaires alternés demeure.

Du déni à la prévention

En 1993, un rapport du Bureau international du travail (BIT) rend compte de cette calamité. Il incrimine l'abus d'heures supplémentaires au Japon, allant souvent au-delà de 100 heures par mois. Le gouvernement japonais proteste. Récusant alors l'existence du karoshi, il préfère le terme plus neutre de « mort soudaine », qui, ne mentionnant aucune cause, n'incrimine pas le travail.Mais en décembre 2001, les critères de versement des compensations pour troubles cérébraux et maladies cardiaques liés au travail sont révisés. Ils comprennent le karoshi.

En 2002, le gouvernement japonais préconise son Programme de prévention des troubles de la santé liés à l'excès de travail (voir encadré). En 2004, il publie et diffuse un Questionnaire d'autodiagnostic sur le niveau d'accumulation de fatigue(4).

En europe aussi

Les Japonais travaillent plus de 2 000 heures par an. Les Américains et les Anglais restent au-dessous de ce seuil. Les Européens font moins de 1 800 heures. Nos soignants pourraient se croire à l'abri. Mais les chercheurs européens ont prouvé le lien entre travail et dégâts cérébro-cardio-vasculaires(5). Comme au Japon, les horaires alternés comptent parmi les principaux coupables. Il reste à trouver la bonne explication : perturbations des rythmes biologiques, activités et soutien social bouleversés, cumul chez les mêmes personnes des facteurs de risques tels que dépression, tabagisme, obésité, alcool. Les enquêtes continuent. Sur plusieurs continents.

1- « Long working hours and occupational stress related to cardiovascular attacks among middle-aged workers in Japan », Uehata T., Journal of Human Ergology, 1991, 20 (2) ; 147 - 153.

« Overwork and its health effects - current

status and future approach regarding karoshi », Hoshuyama T., Sangyo Eiseigaku Zasshi, 2003, 45 (5) ; 187-193.

2- « Cerebro-cardiovascular diseases among health care workers compensated with the Industrial Accident Compensation Insurance from 1999 to 2002 in Korea », Lee K, Lim H.S., Ahn Y.S., 6th International Conference on Occupational health for Health care workers, International Commission on Occupational Health (ICOH), 7-10 octobre 2004, Kita-kyushu, Japon.

3- « A prospective cohort study of shift work

and risk of ischemic heart disease in Japanese male workers », Yoshihisa Fujimo et coll.

Même conférence que 2.

4- Self-diagnosis check-list for level of worker's fatigue accumulation, Ministry of Health, Labour and Welfare, 2004.

5- « Impact of one year of shift work on cardiovascular risk factors », L. Van Amelsvoort ; E. G. Schouten, F. J. Kok, Journal of Occupational and Environmental Medicine, 2004, 46, 699-706.

initiative

Cinq mesures contre le karoshi

Le Programme de prévention des troubles de la santé liés à l'excès de travail lancé par le gouvernement japonais en 2002 préconise de :

- ne pas dépasser les 45 heures par mois d'heures supplémentaires ;

- recevoir des conseils en matière de santé si cette limite est dépassée ;

- passer une visite médicale au-delà de 100 heures supplémentaires ;

- encourager les agents à prendre tous leurs congés payés annuels ;

- mener une investigation sur les causes, en cas de maladie due à l'excès de travail, et déterminer les actions visant à éviter récidives ou aggravations.