La santé dans la balance - L'Infirmière Magazine n° 205 du 01/05/2005 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 205 du 01/05/2005

 

conduites alimentaires

Dossier

Les adolescentes sont les principales victimes des troubles des conduites alimentaires. Pour lutter contre ces pathologies, l'infirmière contracte une alliance thérapeutique avec la jeune patiente.

« Dans notre maladie, ce qui nous angoisse, c'est notre image. On se trouve trop grosse. Ne rien manger nous rassure. Maigrir, c'est comme une dépendance. Plus on descend, plus on veut descendre, ne jamais remonter. C'est l'ivresse de l'anorexie. On a envie de rester malade, de redevenir comme un bébé. Avant l'hospitalisation, depuis le matin, j'attendais que les heures passent, j'attendais ma mère. Une osmose totale. Chaque soir, c'était une journée de moins à survivre. On a l'impression qu'on est bien, on refuse à se dire qu'on est malade. Je ne pouvais pas nier le fait d'être malheureuse. J'étais dépressive, en rage contre moi. Ma mère m'en voulait parce qu'elle avait elle-même une relation exclusive avec sa propre mère. Chacune se sentait coupable. À un moment, quand le poids descend, le corps est en danger. Au fond de moi, je savais très bien que ça finirait comme ça. Mais il faut ramasser ses tripes. L'idée de me séparer de ma maman me terrifiait. Après l'hospitalisation, j'étais épatée de voir que j'arrivais à vivre ici sans penser à elle... »

Malades difficiles

Céline, 15 ans, a témoigné dans un ouvrage écrit et sensiblement illustré par Noëlle Herrenschmidt(1). Elle a été hospitalisée quelques semaines au Kremlin-Bicêtre, dans le service de médecine pour les adolescents du pédiatre Patrick Alvin, accueillant des jeunes de 13 à 19 ans, souffrant de pathologies diverses. Sur quinze lits, sept à huit en moyenne sont occupés par des adolescentes souffrant de troubles du comportement alimentaire : anorexiques surtout, mais également sur de plus courtes durées, des « boulimiques-vomisseuses ». Une unité de consultation, attaché au service, suit la plupart des adolescents hospitalisés. Les patients sont difficiles à gérer et nécessitent une équipe solide et expérimentée, soudée, également.

Un contrat qui a du poids

À l'hôpital du Kremlin-Bicêtre, comme dans la plupart des services soignant ce type de pathologies, certains de ces jeunes sont accueillis « sous contrat », passé entre l'équipe, les parents et le patient : l'objectif est la reprise de poids.

Pour cela, une séparation est de mise : pas le droit de sortir du service, de recevoir des visites et du courrier, de passer de coups de téléphone, tant que l'état général ne s'est pas amélioré et que l'aiguille de la balance n'est pas remontée.Les hospitalisations n'excèdent généralement pas trois mois, et à partir de deux mois, les contrats sont « assouplis ». Pour certaines au départ, l'isolement peut se faire en chambre le matin, avec des périodes de repos imposés, lorsque les constantes sont très basses ou que l'on veut protéger ces jeunes filles de leur hyperactivité lorsqu'elles continuent, dans un état physique dégradé, de faire des pompes, de la gymnastique, ou le tour du lit en courant... « Des choses qui se passent derrière la porte, mais que l'on connaît, commentent Claire Cornette, cadre puéricultrice, dans le service depuis 1991 et Typhenn Allain, infirmière dans le service depuis un an. Car une chose est établie : nous ne surveillons pas ce qu'elles mangent, nous ne sommes pas là pour faire la police et leur demander de finir leur plateau. Elles savent très bien ce qu'elles ont à faire. Mais nous savons comme elles sont inventives, jetant la nourriture dans les toilettes, la cachant dans les faux plafonds... Une seule consigne leur est donnée pour les repas qu'elles prennent dans leur chambre : ne pas rendre leur plateau au bout de cinq minutes... »

La tête dans la cuvette

Même si les troubles du comportement alimentaire sont aujourd'hui mieux connus, repérés et soignés, le chemin vers la première consultation d'un spécialiste demeure encore très long : « Certaines adolescentes, probablement entre 15 et 20 %, estime Philippe Jeammet, vont traverser une crise anorexique ou boulimique sans jamais consulter de médecin. On les rencontre fréquemment plus tard, mères d'adolescentes anorexiques, qui hésiteront longtemps avant de parler de cet épisode. » Sabine, 35 ans, a vécu 20 ans dans le déni, avant de se décider à consulter, à 30 ans. Petite fille et adolescente adulée par ses parents et sa famille, sa « bulle » se fissure à 15 ans, au moment où ses parents divorcent : « Je me souviens du déclic : un article sur Madonna, expliquant qu'elle se faisait vomir pour rester mince... J'ai mis en application directement cette idée lumineuse. Je me gavais, me resservant aux repas, puis en cachette, me mettais la tête dans la cuvette... Je vomissais jusqu'à avoir la sensation de m'être vidée complètement, me sentait ensuite "raide morte", le corps comme roué de coups. Ces crises étaient entrecoupées de périodes de restriction alimentaire intense. J'ai toujours fluctué entre les deux. Avec d'abord le sentiment d'être une sale gosse, puis jeune adulte, d'être perdue. Et pas fière de moi. Je volais de la nourriture, dans les placards et dans les magasins, et je n'ai pas été très honnête avec les miens, ni avec moi-même en entamant sérieusement mon capital santé et beauté. »

Anorexie et boulimie

L'anorexie touche environ 4 % des adolescents. Elle émerge à l'adolescence et connaît deux pics, l'un vers 13 ans et le second vers 16 ans. Cependant, les cliniciens relèvent un certain rajeunissement de la population. Des formes prépubères - généralement assez sévères, débutant vers 8-9 ans avant tout signe de puberté et s'accompagnant de troubles de la personnalité - ont toujours existé et n'ont pas particulièrement augmenté. Il s'agit plutôt de préadolescentes qui ne sont pas réglées, mais constatent de légères modifications de leur corps. Cette augmentation peut s'interpréter comme une réaction aux premiers signes de la puberté. La proportion garçons/filles se maintient : un garçon pour dix filles en ce qui concerne l'anorexie, et trois garçons pour dix filles pour la boulimie.

Boulimie en hausse

Dominique Bergès, psychiatre, dirige la consultation troubles des conduites alimentaires à l'hôpital psychiatrique Charles-Perrin, à Bordeaux. Il constate depuis une vingtaine d'années l'accroissement du nombre de personnes atteintes de boulimie (qui se divisent en deux types : boulimie avec ou sans vomissements) alors que le nombre d'anorexiques reste stable (soit un anorexique pour quatre boulimiques) : « Il existe un continuum entre l'anorexie mentale et la boulimie et les boulimiques "vomisseuses" ont le plus souvent un passé d'anorexique. Leur préoccupation principale est de contrôler leur poids et leur silhouette mais 50 % cèdent à leurs pulsions, entament des crises de boulimie, une ou deux mensuelles, puis hebdomadaires, et parfois quotidiennes. On hospitalise cependant très peu les boulimiques, car elles refusent ce mode de prise en charge et en réalité nous disposons de trop peu de lits. Les patientes atteintes de troubles des conduites alimentaires sont parfois concernées par des problèmes de comorbidité sévères : dépression, problèmes psychiatriques (de type bipolarité), troubles graves de la personnalité... Ces patients doivent bénéficier d'une prise en charge psycho-nutritionnelle mais aussi médicale. »

Infirmière référente

Le travail infirmier auprès des patients souffrant de troubles des conduites alimentaires comporte une partie technique qui dépend de l'état physique des patients. Elle va de la prévention d'escarres à la surveillance de tous les paramètres et aux soins de sonde, lorsqu'une alimentation par voie entérale s'avère nécessaire. « La première pose de sonde est difficile, commente Thyphenn Allain, même si nous sommes là pour leur parler. Mais ensuite s'opère un soulagement car on les sent tellement en détresse devant ce plateau-repas qu'elles n'arrivent pas à toucher... La sonde, même si elles ne l'acceptent jamais totalement, elles peuvent l'oublier au bout d'un moment. »

Cependant, l'essentiel du travail infirmier consiste d'abord en un accompagnement relationnel quotidien : « La plupart du temps, l'hospitalisation n'est pas voulue par la patiente, mais décidée par les parents, le médecin. Notre premier travail consiste à tenter d'établir une relation de confiance et d'instaurer une alliance thérapeutique, observe Jannick Joubert, infirmière dans le service de psychopathologie pour enfants et adolescents de l'hôpital Robert-Debré à Paris. À cet égard, l'entretien d'accueil représente un moment primordial. Par la suite, outre tous les soins inhérents à l'état somatique, parfois inquiétant, de ces patientes, il s'agit de les accompagner au quotidien dans leur lutte contre la maladie. Aider ces jeunes filles, tellement ambivalentes, à élaborer leur ressenti, travailler sur leurs motivations, sur tout ce qu'elles nous apportent, les étayer, leur donner des repères, les amener à s'approprier (plutôt que la subir) leur hospitalisation... D'autre part, nous n'hésitons pas à utiliser nos savoir-faire individuels : une compétence dans le domaine de la relaxation (très investie par les enfants), par exemple. En ce qui me concerne, suite à la proposition d'une éducatrice de travailler sur l'image corporelle avec ces patientes confrontées à leur dysmorphophobie, j'apporte ma contribution de photographe en faisant, lorsqu'elles s'y sentent prêtes, des photos d'elles, que je leur restitue ensuite afin qu'elles s'en saisissent, et en usent comme matériau. Enfin, tout au long de la prise en charge de ces jeunes, dont la pathologie comporte une résistance aux soins souvent remarquable, nous avons un souci constant de cohérence dans notre travail d'équipe multidisciplinaire auprès d'elles. L'infirmière référente, accompagnant privilégié de la jeune et de sa famille, ainsi que relais entre les différents partenaires de soins, est un garant de cette cohérence. »

Isolement restreint

Le parcours de ces jeunes, à travers l'expérience de la maladie, n'est pas linéaire, mais jalonné de découragements, de régressions. Il peut arriver qu'une réhospitalisation s'avère nécessaire dans les mois qui suivent. Cependant, tout le travail fourni reste acquis. « Elles sont sensibles à tout : les relations, la météo, les difficultés de la vie... note Dominique Bergès. Je leur explique que l'hospitalisation est un moyen de faire le point. De prendre du recul et de se protéger car elles sont écrasées par ce qui se passe. »

À Robert-Debré, si les critères d'hospitalisation sont les mêmes que dans les autres établissements, la période d'isolement a eu tendance à se restreindre de plus en plus. Sans doute parce que le service accueille davantage de prépubères (moyenne d'âge d'hospitalisation : neuf ans pour le pôle troubles des conduites alimentaires, comptant neuf lits au sein de l'unité enfants et adolescents). Ici, on passe au maximum une semaine sans voir ses parents, et si le contrat précise que les portables sont interdits, les jeunes peuvent recevoir du courrier et passer des appels à leurs parents. « On ne coupe pas les liens parce que l'on s'est aperçu que l'isolement ne favorisait pas forcément le chemin vers la guérison, commente Jannick Joubert. Ceci n'exclut pas le recours au renforcement positif, dans l'accompagnement des progrès de l'enfant, par l'augmentation de la durée des visites, l'octroi de permissions... »

Avec les familles

La proposition de travail avec la famille fait partie des conditions d'entrée à l'hôpital Robert-Debré dans le service soignant les jeunes atteints de troubles des conduites alimentaires. Ici comme ailleurs, on a développé une vision partenariale et même de cothérapie avec les familles, convaincu que cette approche facilite l'hospitalisation, le retour à la maison, et le processus de guérison.

Groupes de parents, groupes de patientes, thérapies familiales, groupes multifamilles, un peu partout, des expériences ont été montées avec succès dans les différents services, conscients du grand isolement que connaissent la plupart de ces familles. Elles se trouvent en effet confrontées au grand désarroi que peut représenter une jeune fille subissant quinze crises de boulimie quotidiennes ou pesant 32 kg pour 1 m 68...

Formée en France et aux États-Unis, la psychologue Solange Cook-Darzens (cf. encadré p. 6) travaille depuis 1982 en tant que thérapeute familiale dans le pôle troubles des conduites alimentaires du service de psychopathologie. En hospitalisation comme en clinique ambulatoire à l'hôpital de jour, elle rencontre toujours les familles en cothérapie, avec les médecins, infirmières ou éducateurs du service.

La première partie de son approche est très psycho-éducative, consistant à expliquer la maladie et à déculpabiliser la famille. Avec certaines familles, le travail familial peut évoluer vers des entretiens de thérapie familiale plus classiques. « Certains thérapeutes familiaux disent que le symptôme doit être géré ailleurs, mais ici, on n'est pas intimidé à l'idée de parler de la maladie. Un des objectifs initiaux, surtout en ambulatoire, c'est que la famille fasse manger l'enfant. J'essaie en souplesse de dire d'emblée que tout le monde souffre avec cette pathologie et qu'il ne faut pas négliger la participation de la fratrie. Mais je laisse la famille décider du moment où ils souhaitent inclure les frères et soeurs : souvent, la jeune fille a besoin d'un temps individualisé avec ses deux parents, ou bien se sent gênée et honteuse. Mais en règle générale, en deux ou trois séances, les frères et soeurs rejoignent la famille, mais toujours sous une forme souple. Quand ils ne sont pas là, je demande de leurs nouvelles à chaque séance et place une chaise pour eux. »

1- À la vie, à la mort-L'hôpital. Éditions Gallimard.

thérapie

TROIS PETITS POIS...

Le cothérapeute, bien souvent l'infirmière référente lors d'une hospitalisation, doit faire le lien avec l'intensité du quotidien, la renutrition, les soins : « Parfois, les infirmières développent une alliance de travail bien particulière avec la jeune fille, précise la psychologue Solange Cook-Darzens. Je m'appuie sur elles, leur demandant d'être le porte-parole de l'enfant. C'est bien utile, notamment avec les prépubères, parfois quasi mutiques. Mais qui peuvent exploser aussi ! Ainsi, récemment, dans le groupe multifamilial, j'ai demandé aux cinq familles participantes de se dessiner telles qu'elles se percevaient. Dans une famille, une adolescente a décidé qu'elle ne pouvait pas collaborer à un dessin familial commun. Le père, bon dessinateur, a représenté des assiettes et des couverts personnalisant chaque membre de la famille. Une assiette assez isolée, avec trois petits pois et une fourchette personnalisant la petite. De part et d'autre de l'assiette, fourchette, couteau, cuillère représentant le frère et les parents. L'enfant a été bouleversée, comprenant le message métaphorique, effaçant son propre dessin, et explosant : il n'y a que l'assiette, que l'anorexie qui compte pour eux, je suis seule dans l'assiette ! Par ce dessin, nous avons pu exprimer ce qui ne se serait pas dit autrement... »

Bibliographie

- Anorexies et boulimie à l'adolescence. Patrick Alvin et coll. Doin. 2001.

- Médecine de l'adolescent. Patrick Alvin, Daniel Marcelli. Masson. 2005.

- Thérapie familiale de l'adolescent anorexique, approche systémique intégrée. Solange Cook-Darzens. Dunod. 2002.

- Anorexie, boulimie, vous pouvez aider votre enfant. Solange Cook-Darzens et Catherine Doyen. Dunod. 2002.

- Comprendre l'anorexie. Vincent Dodin, Marie-Lyse Testart, Foxy (ill.). Le Seuil. 2004.

témoignage

« CES PULSIONS QUI SE JOUENT EN UNE SECONDE... »

Sabine a 30 ans lorsqu'elle rencontre le Dr Benveniste à Necker qui lui conseille une thérapie analytique, un suivi nutritionnel et une thérapie de groupe. Elle assistera à quelques séances, en sortira bouleversée et pas à sa place au milieu d'un groupe d'ados. Avec son analyste et sa nutritionniste, elle « débroussaille » son histoire personnelle. Et comprend qu'en entrant dans sa pathologie, elle a « cassé » le mythe de l'enfant idéal : couvée et étouffée par sa mère, adorée puis « abandonnée » par son père. « J'ai compris le grand écart que je faisais entre l'anorexie et la boulimie : trop d'un côté, trop de vide de l'autre. » Ses crises de boulimie ont cessé, une victoire : « ces pulsions qui se jouent en une seconde... Tu as envie, tu goûtes, regoûtes, te dis "je n'aurai pas dû mais maintenant c'est trop tard", alors tu vas jusqu'au bout pour t'achever. » Elle continue à lutter contre l'anorexie, retravaille le sens des limites : « Je ne sais plus ce que veut dire "trop, assez"... ». Elle parle à ses parents, « pour sortir des non-dits et non pour les culpabiliser ». Se sent pleine d'envies, de colère parfois aussi : « Je ne suis pas d'accord sur tout ce qu'on dit sur la maladie. Que c'est la faute des mères... C'est tellement schématique ! »

Comportements inadéquats

Outre l'anorexie et la boulimie, d'autres comportements alimentaires « quantitativement inadéquats » se développent à l'adolescence. Il s'agit du grignotage, ou de la compulsion alimentaire « frénétique ». Mais aussi de l'hyperphagie ou encore de périodes de « restriction alimentaire », chez les très jeunes filles.

Source : Institut des conduites alimentaires, 44, avenue Montesquieu, 33700 Bordeaux Merignac.

Tél. : 06 68 00 43 14.

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