Prostitution : dernier bus de nuit - L'Infirmière Magazine n° 205 du 01/05/2005 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 205 du 01/05/2005

 

prévention

Enquête

Créé en 1990, le Bus des femmes sillonne la région parisienne, la nuit, pour apporter assistance aux quelque 7 000 prostituées franciliennes. Dernière tournée, de Paris à Boulogne.

À la veille du vote de la loi pour la sécurité intérieure présentée par Nicolas Sarkosy (cf. encadré p. 42), le 21 janvier 2003, environ 15 000 prostituées étaient « recensées » en France. Six à sept mille officient à Paris et près de trois mille dans les bars et salons de massage. Deux années après le vote de cette loi créant notamment un délit de « racolage passif », des associations continuent chaque nuit de maintenir un contact (ou de le créer) avec les personnes qui vivent ou survivent des prestations sexuelles. C'est le cas du Bus des femmes, association de santé communautaire présente à Paris.

« Femmes relais »

Créé en 1990, le Bus des femmes - à l'origine un bus à impériale anglais - circule chaque soir sur les boulevards des Maréchaux de Paris. À l'intérieur de ce bus, des « femmes relais » accueillent les personnes prostituées dans un objectif de « prévention par les pairs ». Face aux besoins, se met peu à peu en place une « parité » au sein des équipes entre prostitué(e)s et professionnels sanitaires et sociaux. L'objectif central de ce projet de prévention est d'offrir une entraide, et de permettre aux personnes rencontrées de s'approprier les questions de prévention, selon la définition de l'autosupport (self-help). Dès 1992, sept projets communautaires de santé de ce type se sont finalement développés dans toute la France. Regroupées en 1993, ces associations(1) ont peu à peu élaboré et rédigé une charte encadrant la méthodologie de travail et développant le concept de parité.

Préservatifs, café et sucre

Il est 21 h 30, dans un parking du centre de Paris. France, une jeune bénévole, ouvre les portes d'une camionnette où s'affiche en toutes lettres le Bus des femmes. Arrivée la première, elle se charge de préparer le bus. Un à un, elle ouvre les placards pour vérifier que les stocks de préservatifs, de gel, de café, de thé et de sucre seront suffisants pour la tournée de nuit qui va commencer. Les parcours empruntés par le bus diffèrent chaque soir. Mais ils mènent tous aux bois de Boulogne, de Vincennes, aux quartiers du centre de Paris, en passant par la proximité du périphérique et des boulevards extérieurs.

« Marcheuses chinoises »

À 22 h 30, la clef de contact est tournée, Joëlle, elle aussi animatrice, et Grégoire, étudiant infirmier en troisième année, ont rejoint le bus. Le parcours prévu ce soir passe dans le centre de Paris, puis par les boulevards des Maréchaux, réalisant une tournée des lieux habituels de prostitution, ou des nouveaux lieux signalés. Dans Paris, la circulation est fluide, la lumière orange des réverbères baigne les rues, les passants se font plus rares. Il est 22 h 40. « Là, il y a des filles qui travaillent », indique Joëlle en ralentissant sur le boulevard de Strasbourg près du métro Strasbourg-Saint-Denis. Le bus s'arrête en double file.

Poignée de préservatifs

« Vous connaissez le Bus des femmes ? », lance Joëlle à l'adresse d'une jeune femme qui marche sur le trottoir. « Oui, oui », répond-elle en arrivant au pied de la portière. Joëlle, après lui avoir demandé son prénom, explique l'importance du gel à utiliser avec les préservatifs. La jeune femme se fait appeler Christina, elle est roumaine, et faute de temps, ne montera pas dans le bus, échangeant contre un sourire une poignée de préservatifs et de sachets de gel.

Quelques centaines de mètres plus haut, le bus s'arrête de nouveau, vite repéré par celles que tout le monde appelle « les marcheuses chinoises ». En l'espace de dix minutes, une trentaine de femmes se présentent à la fenêtre du conducteur. Après avoir lâché un bref « bonjour » et un prénom, elles prennent les préservatifs et le gel, non sans rire devant les gestes destinés à expliquer son usage. Aucune d'elles ne parle français. Arrivées dès 1998, ces femmes chinoises, âgées de 40 à 50 ans, viennent des régions du Nord-Est de la Chine, totalement sinistrées par le démantèlement de l'industrie. Après un passage sans arrêt en haut du boulevard de Strasbourg, où un groupe de jeunes Roumaines a pris l'habitude d'arpenter le trottoir, le bus se dirige vers les abords du quartier Château-Rouge, à proximité de la Goutte d'or.

Réseaux nigérians

« La semaine dernière, ça a été infernal, elles ne faisaient que rentrer et sortir, confie Joëlle, en désignant les jeunes Africaines qui déambulent sur les trottoirs, alors que le bus remonte le boulevard de Barbès. Condoms, condoms, c'est presque tout ce qu'elles savent dire, c'est très difficile de créer un contact avec elles, elles restent toujours en groupe », estime France.

Le bus s'arrête, la porte s'ouvre, un groupe se forme rapidement, de plus en plus compact. Grégoire doit intervenir à plusieurs reprises pour que l'intérieur du bus, muni de banquettes destinées à cinq ou six personnes, ne soit pas totalement envahi par la trentaine de jeunes Africaines qui se trouvent à proximité.

Un premier groupe monte et s'assoit, alors que, la porte à peine refermée, d'autres filles font la queue dehors.

L'équipe reconnaît des visages et propose du café en amorçant une discussion. Comme un uniforme, toutes portent des jeans à la mode, des chaussures à talons compensés, des pulls à cols roulés et des blousons.

Grégoire demande les prénoms qu'il inscrira sur un registre, accompagné d'un pays d'origine. Benedicta, Suzanne, Joy et quelques autres, se disent originaires du Cameroun ou de Sierra Leone, alors que la plupart viennent du Nigeria. Âgées d'une vingtaine d'années, elles constituent ce qu'on appelle « les filles des réseaux », contraintes de rembourser, en travaillant sur le trottoir, le prix exorbitant de leur arrivée en Europe, où on leur a promis gloire et richesse.

Conseils

Après avoir bu thé ou café et empoché leurs préservatifs, les filles laissent place à un autre groupe. L'une d'entre elles se fait expliquer l'accès à une consultation de médecin pour son asthme, malgré son absence de papiers. Dehors, des voitures passent au gré des feux rythmant la conversation. Sur le boulevard Barbès, une partie des jeunes Africaines ont repris leurs déambulations dans l'attente de « clients ».

Un nouveau groupe s'installe dans le bus, se fait offrir le café et des barres de céréales. La clef de contact est finalement tournée. L'arrêt a duré 35 minutes, et 33 personnes sont montées dans le bus. Deux de ces jeunes femmes ont obtenu des renseignements pour se rendre à l'hôpital, ainsi que l'adresse de la permanence juridique de l'association. L'une a promis de passer pour remplir des documents nécessaires à l'ouverture de droits pour l'AME (aide médicale d'État). « Elles ne sont pas très bavardes », estime Joëlle, en rappelant que la déontologie des animateurs est de ne jamais poser de questions, mais de rester disponible aux moindres demandes.

Plus exposées

Le bus remonte le boulevard de Strasbourg, en direction des Maréchaux. Après un arrêt à la pompe à essence, où l'équipe connaît le gardien qui rend des petits services dans le quartier, le bus plonge sur les boulevards extérieurs qui font le tour de Paris. Là, des associations de riverains se sont peu à peu créées pour faire pression sur la police et les autorités, afin d'empêcher toute prostitution qui troublerait la tranquillité des quartiers. Aujourd'hui, les prostituées sont moins visibles, elles se réfugient dans des zones certes inhabitées, mais où elles sont plus exposées aux risques de la rue.

À minuit et demi, le bus s'arrête sur le boulevard Mac Donald, à proximité d'une zone d'entrepôts. De la vitre, on aperçoit deux jeunes femmes qui attendent. Elles sont bientôt rejointes par un groupe de cinq autres, qui se dirigent vers le bus. Sur le boulevard, des voitures ralentissent pour permettre à leurs conducteurs de jeter un oeil sur ces filles qui passent.

Après un regard de dédain aux conducteurs, elles montent dans le bus, souriantes à l'idée de cette pause qui va casser la monotonie de cette attente, ponctuée de brefs stationnements dans les parkings du quartier. Il y a un peu plus d'un an, la proportion de prostituées sur les boulevards des Maréchaux était deux fois plus importante. Depuis, les présences se sont faites plus discrètes. Les horaires se sont décalés plus tard dans la nuit, et pour échapper aux courses poursuites des Usit (Unités de soutien aux investigations territoriales) créées en renfort de la police urbaine de proximité parisienne, une partie des trottoirs parisiens ont été désertés pour ceux de la proche banlieue.

Marché de dupes

Dans le bus, les cafés et thés sont servis, l'atmosphère est détendue, sept jeunes femmes sont montées, toutes nigérianes. Elles ont dans les vingt ans, peut-être moins. À l'origine de leur départ, presque toujours la misère, puis la rencontre de celui ou de celle qui leur permettra de partir. Prostituées ou non, elles se voient proposer un marché de dupes.

Un pacte fondé sur des rituels animistes, qu'elles appellent « juju », est contracté en présence d'un prêtre vaudou et de celui qui va avancer les frais du voyage. Il prévoit, en plus du silence et d'une totale obéissance, le remboursement d'une somme d'environ 15 000 dollars, représentant les frais du voyage et de toutes les facilités pour émigrer clandestinement (accompagnateurs, faux papiers, transports, hébergement). Arrivées en Europe, elles devront rembourser 40 000 dollars après avoir « changé de mains ». Les conversations se poursuivent à l'intérieur du bus. L'une des jeunes femmes se plaint de fortes douleurs au ventre. Elle sera accompagnée à l'hôpital. Une autre, inquiète pour sa santé, se fait expliquer, récépissé de demande d'asile en main, comment obtenir une consultation dans un hôpital.

Douleurs au ventre

Vers une heure du matin, le bus part en maraude près de la porte de Pantin, où un groupe de jeunes femmes des Balkans seraient présentes la nuit. Après des tours et des détours sur des chemins longeant le canal de l'Ourcq, sans les avoir trouvées, le bus reprend la route du centre de Paris. Demain, il fera escale vers le bois de Vincennes pour tenter une nouvelle fois d'établir un contact avec ces hommes et femmes, dont les riverains souhaitent qu'ils soient partout, pourvu que ce ne soit pas près de chez eux.

1- Ce groupe comprend les associations suivantes : le Bus des femmes, le Pastt (Projet action santé des travestis et transsexuels), le Bus des garçons prostitués de Aides Île-de-France à Paris, Cabiria à Lyon, Autres regards à Marseille, Rubis à Nîmes, Perles à Montpellier.

juridique

EXPULSIONS DE PROSTITUÉES

Vivement critiqué par le monde associatif, l'article 50 de la loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure, qui prévoit deux mois d'emprisonnement et 3 750 euros d'amende pour les personnes arrêtées pour racolage, même passif, ne serait dans la pratique que peu appliqué. L'exception notable concernerait les étrangères, dont les titres de séjour ne seraient pas en règle, faisant dès lors l'objet d'arrêtés de reconduite à la frontière. En 2003, 2 400 personnes ont fait l'objet d'une procédure de racolage : 36 % venaient d'Europe de l'Est ou des Balkans, 31 % d'Afrique, 8 % d'Amérique du Sud et des Caraïbes, 5 % du Maghreb, 3 % d'Asie. 6 % seulement étaient françaises.

Alors que les associations spécialisées estiment que 70 % des prostituées sont des « filles des réseaux », seule une centaine ont pu bénéficier d'un titre de séjour et être extraites de ces réseaux. Environ 200 ont été expulsées, sans qu'aucune enquête complémentaire n'ait eu lieu depuis la mise en application de la loi.