Les aventuriers de la compresse perdue - L'Infirmière Magazine n° 206 du 01/06/2005 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 206 du 01/06/2005

 

Vous

Vécu

Enfin une rubrique tout entière dédiée à votre prose. Empreints d'humour, d'émotion, de tendresse, vos témoignages sont désormais publiés dans la rubrique « Vécu ». Les textes peuvent être adressés via notre messagerie électronique (atronchot@groupeliaisons.fr) ou par courrier. À vos stylos !

Je suis à usage unique en fibres textiles tissées ou non, de dimensions variées. J'ai parfois dans ma structure un fil radio opaque bleu. Avec moi, il faut savoir compter jusqu'à dix... Je suis la hantise des IBO en fin d'intervention. Tel un caméléon, je peux devenir invisible dans le champ opératoire. Je suis, je suis... la compresse.

Mes mensurations sont variables, qu'à cela ne tienne : j'aime au plus haut point jouer avec les nerfs des IBO. Mes gags sont nombreux, car je sais où me cacher afin qu'on ne me retrouve pas ou que très difficilement. L'apogée de mon rôle se situe toujours en fin d'intervention, lorsqu'on prononce la phrase : « Bon, on va faire un compte ! »

Fringantes et pliées

Mon scénario est classique et éprouvé. Parfois, j'agace mon monde dès le départ : avec mes copines, nous nous présentons généralement toutes fringantes, bien pliées, ourlées par paquets de dix ou cinq selon nos mensurations. Eh bien, dès le début déjà, il arrive que l'une de nous manque à l'appel ! Ensuite, au cours de l'intervention, chacune d'entre nous, en tant que professionnelle avertie, assume son rôle technique (imbiber, caler, « esponger »). Tout alors semble aller pour le mieux mais déjà, dans l'ombre, nous nous préparons à la fête : se jouer des humains « professionnels de la santé » qui composent les équipes soignantes au bloc opératoire ! Pourtant, notre caste est prise en considération ! On s'occupe bien de nous. Dès le départ, on nous recense sur un tableau en nous classant par catégories. Puis au cours de l'intervention, nous ramassant dans les corbeilles, on nous essore, déplie, défroisse, rassemble par dix, puis roule en paquets qui, bien alignés sur une table, font bonne mine. Mais... mais... s'acheminant doucement vers le temps opératoire appelé « la fermeture », à l'instant où la personne de salle, interrogeant sa collègue instrumentiste, demande : « Combien t'en reste-t-il... de plombées ? » - c'est la phrase annonciatrice du dialogue pathétique -, et complète ensuite par : « Tu devrais en avoir X », on atteint alors le paroxysme à l'écoute de la réponse consternante : « Ah non ! (agacement), j'en ai X - 1 ! » Découverte du constat flagrant qu'une dissidente manque à l'appel. Ce verdict glacial fige l'assemblée.

Les clans et les champs

Là arrive la phase active de la pièce... La dissidente qui manque - fière - reste bien camouflée, ne bouge plus, pas un fil ne tressaille ou dépasse de sa cachette, car une traque implacable est amorcée et lancée à son encontre.

Les esprits s'échauffent vite (« les chir »), voire s'emballent. Le « clan anesthésie » se retranche dans son camp, disparaissant derrière son champ... On entend : « Pousse 20 gammas de Sufenta ! », parfois même : « Allez, allez ! Peu importe les moyens, seul le résultat final compte. » Puis mise en position de stand-by... Le patient ? C'est bien le seul, et pour cause, qui ne bronche pas, tandis que de nombreux moyens de diversion, côté IBO, sont enclenchés.

L'opération « Où es-tu ? » commence. Le champ opératoire est fouillé, tous les champs de protection sont examinés, les moindres plis et replis des housses Mayo visités. Les corbeilles, sacs poubelles sont déballés, retournés, les genoux craquent, car on s'agenouille de toutes parts, les dessous des sabots sont vérifiés... Tous les moyens sont bons, tout est scruté minutieusement. En dernier ressort, on appelle les renforts IBO des salles avoisinantes pour tout refouiller, et même l'aide-soignant qui, à l'aide de son amplificateur de brillance, pourra peut-être détecter « la » radio opaque manquante et démêler ainsi l'affaire. Parfois, ça marche. Souvent, c'est « chou blanc » !

Compresse, où es-tu ?

Mais ne vous leurrez pas, mes cachettes sont de longue date éprouvées : le champ opératoire n'occupe que peu de mes projets : y rester cachée fait ringard et puis y'a la santé du patient ! Vous imaginez, si on ne m'y retrouve pas ? Non, non, je ne veux pas créer de complications médicales...

Au contraire, si, par mégarde, une main ou une pince m'oublie au détour d'une coronaire, sur un récurrent de thyroïde ou encore bien calée au fond d'un cul de sac de Douglas. Eh bien, si on reste sourd à mes appels, je sais me manifester pour me faire découvrir.

Non non, au contraire, j'aime bien me mettre dans un endroit incongru inoffensif auquel on ne pense pas, et ils sont nombreux ! Je vais vous en confier quelques-uns : lovée au creux de beaux tétras bleus ou verts bien humides... J'affectionne aussi les plis et replis des champs latéraux ou des housses de table d'instrumentation, l'intérieur des poches à instruments, les gants latex retournés, la plaie en attente d'être suturée où paresseusement étendue, imbibée de Bétadine, je m'alanguis... Si si, je vous assure. Ah ! et puis sur les roulettes des matériels mobiles : supports des corbeilles, tables roulantes, etc., parfois simplement pincée par une pince Kocher... Oh, une fois j'ai élu domicile sous le fond d'un plateau à badigeon qui était posé sur la table de comptage des compresses, bien à plat, aucun artifice ne dépassant, on m'a longtemps cherchée.

L'épilogue ? Eh bien, après avoir bien fait damner, bisquer l'ensemble des gens, une fois l'ampli de brillance parti, je me laisse découvrir ! Comme par enchantement, parfois rouge de confusion voire blanche de frayeur tellement j'ai été maudite ! Car finalement, j'aime bien voir apparaître la mention « compte bon » sur le cahier de salle. Quelquefois, on ne me retrouvera jamais, mon spectre hantera les esprits : je serais toujours « l'énigme de la salle X du jour K », il faut savoir entretenir le mystère !

Mémoire résiduelle

Sur nos terrains de jeux (vos tables d'instrumentation), nous sommes les reines. Que nous soyons petites, moyennes ou grandes, nous nouons souvent amitié avec nos amis les « IUM », ben oui quoi, les instruments à usage multiple ; vous savez ceux en métal qui sont stérilisables. Ceux que vous lavez, rangez soigneusement dans vos boites « à la sté » puis qui sont stérilisés à 134° C dix-huit minutes... Et puis, il y a nos copains d'occasion, les « plastiques UU » : shunts, bull-dog etc. Eux qui, comme nous, sont à usage unique et ne servent qu'une fois.

Mais au fait, cette histoire de disparition des compresses ne vous a-t-elle jamais interpellé ? Comment nos structures tissées - sans âme - qui sont à usage unique - donc sans mémoire des faits - arrivent-elles à vous faire tourner autant en bourrique avec des scénarios de plus en plus élaborés ? Disparaître, réapparaître, se jouer ainsi de vous n'est tout de même pas inscrit dans notre génome : nous n'en avons pas ! N'y aurait-il pas, par hasard, une sorte de mémoire fossile, résiduelle, récurrente dans vos boîtes ? Avec des vecteurs actifs d'informations ? Interrogez donc vos « IUM » par exemple... Vous ne le savez sûrement pas, mais ils sont clonés sacrément intelligents et savent eux aussi bougrement s'amuser en se jouant de vous... Ceci est une autre histoire.