« Retrouver la parole perdue » - L'Infirmière Magazine n° 206 du 01/06/2005 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 206 du 01/06/2005

 

Critique

Questions à

Écrivain et professeur émérite de psychiatrie, Édouard Zarifian dénonce la disparition d'un certain savoir-faire relationnel en psychiatrie, donnant une place essentielle à l'écoute du malade, et plaide pour une parole retrouvée.

Votre premier livre, en 1988, dressait un bilan de la psychiatrie, de ses progrès, de ses limites, et avait suscité de nombreuses réactions. Quelle était votre intention ?

J'avais été pendant dix ans très impliqué dans la psychiatrie biologique, fondant une association, ouvrant des lignes de recherche, essayant d'en balayer tous les aspects. Et j'en étais arrivé à un constat : c'était totalement inopérant. Le modèle était mauvais. On réduisait la pathologie psychique à des caricatures. En écrivant Les Jardiniers de la folie, je cherchais à mettre à disposition du public des informations simples, expliquant que la psychiatrie était traversée par trois grands courants de pensée : l'étude du cerveau avec le biologique, la psychanalyse et la systémie ou l'étude des interactions d'un être vivant avec sa famille, ses proches. Mais on m'en a énormément voulu de l'écrire. J'ai croisé un jour un collègue qui m'a dit : « Mais les patients vont nous poser des questions ? » C'était précisément le but.

Comment les choses ont-elles selon vous évolué ?

Depuis six ou sept ans, je lance des signaux et des cris d'alarme. Il faut en effet sauver la psychiatrie, car on l'a détruite. À celle de Paul Guiraud, pour qui « la psychiatrie, c'est la science des maladies mentales », je préfère la référence à Henri Ey : « La psychiatrie, c'est la médecine du sujet souffrant. » Je suis donc là pour aider le sujet souffrant, qui exprime sa souffrance par une parole. Or, aujourd'hui, il y a une véritable négation de cette singularité de la psychiatrie. D'où un désintérêt complet pour la discipline : actuellement, plus de 1 000 postes de psychiatres hospitaliers sont vacants, et au dernier concours de praticiens hospitaliers, 300 candidats se sont présentés pour 600 places.

Considérez-vous que la psychiatrie a perdu sa place ?

Oui. Désormais, en médecine, on considère en général l'être humain comme une collection d'organes malades. Il n'y a plus d'écoute de celui qui souffre, ni de la manière dont cette souffrance s'exprime d'une manière propre à chacun. On se contente d'échelles d'évaluation simples qui aboutissent à des prescriptions médicamenteuses. L'approche biologique est privilégiée, tandis que l'approche psychologique disparaît, à mon grand regret. La formation aux psychothérapies, quelles qu'elles soient, est pourtant indispensable. Mais dans les formations, on passe plus de temps à enseigner les sous-classes de récepteurs à la sérotonine que la relation médecin-malade. Résultat, en médecine, on soigne des images, des tracés et des bilans biologiques.

Votre dernier ouvrage est un véritable plaidoyer pour la parole, pourquoi ?

Parce qu'en psychiatrie comme ailleurs, on a complètement perdu cette capacité à écouter. J'avais rêvé que ce soit le dernier bastion, que là, au moins, on soit encore capable d'entendre ce que les patients ont à dire. Car, en l'absence de signe biologique, c'est la parole des gens qui exprime ce qu'ils ressentent, l'écoute d'un autre être humain qui permet de définir sa souffrance et de le soigner. On a besoin de l'échange de paroles pour être humain.

Comment redonner à la psychiatrie sa singularité ?

En revenant à ce savoir-faire relationnel indispensable, en cultivant une certaine représentation de l'autre. Si, lorsqu'une personne s'assoit en face de vous et ouvre la bouche pour vous dire « Je suis triste », vous avez déjà sorti votre stylo pour écrire une prescription, cela n'a aucun sens. Si vous êtes capable d'écouter, de réfléchir, de retracer l'histoire de la personne dans son contexte de vie, vous êtes simplement sur la voie du bon sens. C'est mon sentiment et c'est ainsi que j'ai fonctionné en quarante ans d'exercice. Mais c'est aussi dans la vie de tous les jours qu'il faut retrouver la parole. Car nous vivons dans un monde d'égoïsme, d'individualisme et la psychiatrie n'en est que le reflet : c'est le verre grossissant qui nous permet de voir notre société.

Édouard Zarifian Professeur de psychiatrie et de psychologie médicale à l'université de Caen, retraité.

- Responsable de recherche clinique dans l'industrie pharmaceutique.

- Psychiatre des hôpitaux (Sainte-Anne, Clermont-Ferrand, puis au CHU de Caen) et universitaire.

- Fondateur en 1978 de l'Association française de psychiatrie biologique.

- Membre de la commission d'autorisation de mise sur le marché des médicaments.

- Auteur en 1996 d'un rapport au gouvernement sur les psychotropes en France.

- Auteur de : Les Jardiniers de la folie, Des Paradis plein la tête, Le Prix du bien-être, La Force de guérir, Le Goût de vivre, Éditions Odile Jacob.