Vers de nouvelles carrières - L'Infirmière Magazine n° 206 du 01/06/2005 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 206 du 01/06/2005

 

transferts de compétences

Enquête

Le transfert de compétences des médecins vers les infirmières est entré en phase d'expérimentation depuis quelques mois. Comme à Montélimar, où une infirmière, Chantal Riou, prend en charge des patients atteints d'hépatite C.

Peut-on transférer des compétences exercées jusqu'à présent par les médecins vers des professionnels non médicaux afin de libérer du temps médical et d'améliorer la prise en charge des patients ? Les pays anglo-saxons, principalement, se sont déjà engagés dans cette voie tandis que la France n'en est qu'aux prémices.

Le transfert de compétences figure en effet parmi les pistes explorées par Yvon Berland (cf. encadré p. 42), alors doyen de la faculté de médecine de Marseille, à la suite de son rapport inquiétant sur la démographie médicale.

Légitime reconnaissance

Chargé par Jean-François Mattei d'approfondir le sujet de la coopération entre les professionnels de santé, l'actuel président de l'université de Méditerranée Aix-Marseille et de l'Observatoire national de la démographie des professions de santé (ONDPS) a conclu en 2003 qu'il est « indispensable et urgent d'envisager le transfert de compétences ». Il permettra selon lui « de faire face, en partie seulement, à la diminution annoncée de la démographie médicale, mais aussi d'optimiser le système de soins, de régulariser des pratiques existantes non reconnues, d'éviter la mise en place d'organisations parallèles sources de conflits et de baisse de la qualité des soins, d'apporter une légitime reconnaissance à certains professionnels paramédicaux(1) ».

L'enjeu de cette démarche ne concerne pas moins la redéfinition des professions et de leurs compétences, dans un univers sanitaire plutôt rigide. Dans certains domaines, toutefois, les mentalités ont déjà commencé à évoluer.

C'est dans ces disciplines que le doyen Berland a préconisé de lancer les premières expérimentations, fin 2003. Des transferts pourraient selon lui s'opérer en direction des infirmières. Il préconise notamment la création d'un statut d'« infirmière clinicienne spécialisée » afin de permettre à des infirmières de participer davantage au suivi des pathologies chroniques : insuffisance rénale ou cardiaque, diabète, cancer ou pathologies hépato-gastro-entérologiques.

Expertise infirmière

Finalement, un arrêté du 13 décembre 2004 paru dans le Journal officiel du 10 janvier dernier balise la première vague d'expérimentations : cinq sont ainsi officiellement lancées en matière de diététique, d'ophtalmologie, d'imagerie médicale et, pour ce qui concerne les infirmières, en hémodialyse, au centre hospitalier de Lisieux, et en hépato-gastro-entérologie, à l'hôpital de Montélimar.

Dans le service d'hépato-gastro-entérologie du centre hospitalier de Montélimar, la collaboration médecin-infirmière existe depuis longtemps, souligne le chef de service, Bernard Nalet. Notamment en matière de prise en charge des patients atteints d'hépatite C. Le chef de service l'avait exposé au rapporteur de la mission sur les transferts de compétences. Le terrain était donc propice à l'expérimentation. « On sait qu'une prise en charge multiple est meilleure pour cette pathologie, précise-t-il. L'aide de l'infirmière apporte beaucoup en termes d'écoute du malade, car elle a de fortes implications sociales. Or on sait qu'un meilleur suivi des patients favorise leur compliance au traitement et fait gagner du temps. »

Assurer un meilleur suivi

Une infirmière qui travaille depuis plus de dix ans auprès de ces patients en hôpital de jour, Chantal Riou, s'est donc volontiers prêtée à cette expérience professionnelle. « J'avais envie d'un meilleur suivi pour ces patients, explique-t-elle. Je les voyais au départ de temps en temps lorsqu'ils allaient mal mais ce suivi était très décousu. » Un poste d'infirmière à temps plein a été financé par l'ARH afin de la remplacer pendant l'année de l'expérimentation.

Comme dans nombre de services, certains transferts de compétences s'étaient déjà opérés par la force des choses. Mais l'expérimentation a permis de les formaliser et de les approfondir suivant un protocole très précis, rédigé par les intéressés.

Consultation prétraitement

En octobre dernier, Bernard Nalet et Chantal Riou ont d'abord travaillé pendant un mois en binôme. L'infirmière a également reçu des éléments de formation médicale. Puis, début novembre, elle s'est lancée de manière autonome.

« Le médecin reçoit les patients en consultation la première fois et décide de la prise en charge (traitement, biopsie, etc.), explique l'infirmière. S'il décide de mettre en place un traitement, je les rencontre lors d'une consultation prétraitement pour leur expliquer en quoi cela consiste. Ensuite, je les vois le jour du début du traitement : je fais une éducation thérapeutique pour leur enseigner la façon de faire leur injection et je réponds à leurs nombreuses questions sur les effets secondaires du traitement ou sur les examens, par exemple. »

Elle rencontre à nouveau les patients deux semaines plus tard et alterne ensuite les consultations mensuelles avec le Dr Nalet.

Si nécessaire, les consultations (infirmières ou médicales) peuvent être plus rapprochées. Mais au final, le médecin ne voit plus les malades aussi souvent et peut donc consacrer plus de temps, par exemple, aux nouveaux patients. « Surtout, précise le médecin, je suis moins souvent sollicité directement par les patients. Leur interlocuteur, désormais, c'est l'infirmière. »

Ordonnances préétablies

Chantal Riou gère également certaines ordonnances préétablies de médicaments ou d'examens sans pour autant disposer d'une totale délégation de prescription : elle peut proposer une adaptation des doses, mais c'est toujours le médecin qui les signe. Par ailleurs, médecin et infirmière ont imaginé et adopté un dossier médical commun comprenant un feuillet pour l'un, un feuillet pour l'autre, permettant à chacun d'attirer l'attention de celui qui fera la consultation suivante sur un point ou un autre. Toutes les données concernant la santé du patient sur le plan médical, chirurgical, thérapeutique y sont consignées de même que son mode de contamination, les résultats de sa dernière biopsie ou de son dernier phénotype, la date de mise en route du traitement, les posologies, etc.

Chantal Riou est également habilitée à analyser les résultats d'examens biologiques. Là aussi, un protocole a été mis en place : « Si j'observe une chute de plaquettes ou de globules blancs, je préviens le médecin », ajoute l'infirmière.

Grande disponibilité

Cette nouvelle organisation du suivi des patients atteints d'hépatite C a permis de renforcer le soutien qui leur est apporté dans la prise en charge quotidienne d'une maladie chronique. Le traitement compte bien des effets secondaires (dépression, brusque irritabilité, grande fatigue, etc.). Ce soutien s'avère donc essentiel dans la bonne observance du traitement, souligne Chantal Riou, qui rencontre aussi parfois l'entourage du patient.

Au final, sur les 60 patients auxquels ce suivi a été proposé (dans le cadre du consentement éclairé, décision réversible), tous l'ont accepté. Parmi les patients suivis et sous traitement (20 nouveaux depuis octobre), aucun ne l'a abandonné, précise-t-elle. Et l'infirmière d'ajouter : « Certains auraient arrêté s'ils n'avaient pas eu ce soutien »... qui exige une grande disponibilité.

« Ce qui m'a plu dès le début, c'est la relation qui s'installe avec la personne et le fait de pouvoir répondre à ses besoins » en termes d'écoute et de prise en charge, commente Chantal Riou, qui participe aux travaux de l'association SOS Hépatites. Médecin et infirmière insistent également sur la dimension collaborative et non plus seulement hiérarchique de cette nouvelle organisation. Ils partagent également le souhait qu'elle soit poursuivie au-delà de l'année d'expérimentation...

Et après l'expérimentation ?

C'est d'ailleurs la principale question que se posent les protagonistes de ces expérimentations, surtout lorsqu'elles semblent bien se dérouler : faudra-t-il revenir à l'organisation classique antérieure à la fin de la période prévue ? Si oui, les déceptions seront grandes. Si non, il faudra alors penser statut, formation, reconnaissance, pérennisation...

Tant que les expérimentations n'ont pas fait l'objet de l'évaluation qui doit être menée avec l'Irdes (les premiers résultats devraient être connus après l'été), Yvon Berland ne se prononce pas sur ce point. Bien des discussions et décisions politiques seront tenues autour de ce sujet. De plus, la transposition éventuelle à d'autres équipes de ces expérimentations très liées à un contexte local pose question.

Nouvelle carrière pour les infirmières

Si la démarche peut être poursuivie, « nous souhaitons l'élargir à d'autres pathologies chroniques comme l'hépatite B, les maladies inflammatoires du tube digestif, les cirrhoses du foie ou le diabète », souligne le Dr Nalet.

Un avis partagé par Chantal Riou, qui espère, par ailleurs, que « cela permettra d'ouvrir la profession infirmière à une nouvelle carrière pour le suivi des patients chroniques ». Elle souhaite en effet que ces nouvelles compétences, moyennant une formation ad hoc, soient reconnues comme une spécialité.

Ces expérimentations laissent en effet entrevoir, comme le soulignent les expérimentateurs de Montélimar, une possibilité de promotion dans la carrière infirmière sans s'écarter de la dimension de soin.

1-Rapport d'étape de la mission « Coopération des professions de santé : le transfert de tâches et de compétences », présenté par le Pr Yvon Berland.

entretien

UNE DEUXIÈME VAGUE EN JUIN

Yvon Berland, auteur du rapport d'étapes sur le transfert des compétences, fait le point sur les expérimentations en cours.

- Quels espoirs mettez-vous dans l'expérimentation du transfert de compétences ?

Il répond à trois objectifs : améliorer la qualité des soins, apporter une légitime reconnaissance de professionnels, dont les infirmières, avec de nouveaux projets de carrière, et réorganiser le système de soins en fonction des qualifications et des compétences de chacun.

- A-t-on déjà une idée du résultat des premières expérimentations ?

Il est encore trop tôt, les études sont en cours. Les premières conclusions devraient être connues après l'été.

- Comment pourra-t-on transposer ces initiatives ?

Je ne vois pas pourquoi ce qui a été possible à Montélimar, par exemple, ne serait pas possible dans d'autres hôpitaux généraux.

- Quand doivent débuter les nouvelles expérimentations ?

Une dizaine devrait faire l'objet d'un arrêté en juin pour leur permettre de démarrer. Elles porteront sur des transferts en urologie, radiologie, néphrologie et, particulièrement pour les infirmières, l'oncologie et la cardiologie(1).

1- Elles auront lieu pour l'oncologie à La Pitié-Salpêtrière (Paris) et à l'hôpital de Saint-Nazaire et pour la cardiologie, aux Hospices civils de Lyon et à l'Assistance publique-Hôpitaux de Marseille.