Chronique d'une égocentrique - L'Infirmière Magazine n° 207 du 01/07/2005 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 207 du 01/07/2005

 

Vous

Vécu

Enfin une rubrique tout entière dédiée à votre prose. Empreints d'humour, d'émotion, de tendresse, vos témoignages sont désormais publiés dans la rubrique « Vécu ». Les textes peuvent être adressés via notre messagerie électronique (atronchot@groupeliaisons.fr) ou par courrier. À vos stylos !

Je voulais vous dire que le travail de nuit me rend égocentrique. Je suis obligée de travailler assez régulièrement de nuit parce que les patients nous font l'affront d'être souvent malades en dehors des heures ouvrables. Leur manque de respect pour notre vie privée, à nous les infirmières, est inqualifiable ! Je vous explique en détail...

Angoisse obsédante

Un monsieur ou une dame, comme vous et moi, disons un monsieur à la retraite depuis peu, donc pas trop comme moi, ressent une petite gêne sternale dans la matinée, à l'heure où l'activité sociale bat son plein. Occupé comme il l'est par sa vie trépidante, il néglige sa douleur et poursuit sa routine quotidienne accaparante. En fin d'après-midi, il se pose chez lui et pense qu'il a quand même un peu beaucoup mal. Il passe donc à l'action en avalant un antalgique mineur, quelconque, non périmé, présent dans sa pharmacie personnelle. L'effet salvateur, bien que superficiel, de sa thérapie curative individuelle, lui permet de terminer sa journée, en famille ou entre amis, dans des conditions très acceptables. Les choses se compliquent lorsqu'il se retrouve, le soir, seul, face à lui-même et à sa femme (ensemble depuis 40 ans, ça fait un bail !). Le mal ressurgit tout doucement, le doute s'installe subrepticement, l'inquiétude augmente progressivement jusqu'à atteindre le stade de l'angoisse obsédante, l'automédication révèle ses maigres limites illusoires. Il est minuit docteur Schweitzer : l'heure d'appeler un médecin... C'est embêtant, mais en ce moment, les médecins de ville font la grève des gardes de nuit : Ils en ont marre de soigner gratuitement, ou presque, les clients extérieurs à leurs consultations privées, nombreuses, interminables et peu rentables.

Une heure ou deux

La solution est donc en quatre lettres : Samu. On téléphone, on explique : la douleur est apparue dans la matinée, elle n'est pas vraiment violente, pas vraiment évolutive, mais très persistante. Réponse du médecin régulateur : je vois, je vois, ne vous inquiétez pas outre mesure, ça n'a pas l'air trop dramatique, on est débordé avec la grève des médecins généralistes (mes confrères qui ont bien des soucis avec les problèmes du système actuel de santé français), mais je vous envoie une équipe dès que possible, d'ici une heure ou deux...

Une heure ou deux, pour notre personnage principal, le héros de cette histoire, cela veut dire qu'il va falloir attendre des heures dans l'incertitude la plus totale. La douleur est devenue une maladie grave, il n'y a plus de temps à perdre : direction les urgences du grand hôpital le plus proche, disons celui où travaille votre narratrice, pour faire plus vrai. Donc, l'individu souffrant depuis 10 heures du matin arrive vers les 1 heure, du matin suivant, aux urgences. Il remplit tous les papiers qui vont bien et se transforme alors en patient. Il s'installe dans un box et patiente après le docteur. Parce que, comme le dit le célèbre adage (formule sentencieuse constituant une maxime) : un patient, ça patiente. À trois heures du matin, la douleur du patient en question, jusque-là latente, est devenue impressionnante.

Elle lui traverse l'estomac comme un poignard, lui comprime la poitrine comme un étau, irradie dans la mâchoire, l'épaule et le bras gauche comme une centrale nucléaire, type Tchernobyl. Il est examiné par le médecin de garde, un peu seul mais très occupé. Même si, comme lui a dit le toubib, vu son âge, ses résultats sanguins sont sub-habituels, son électrocardiogramme sub-normal, sa radio thorax sub-rationnelle et son auscultation sub-classique, il commence à flipper sec, il aurait peut-être dû faire un peu plus gaffe à son hygiène de vie... Il le sent, il le sait, il le dit, et même il le crie dans les oreilles de tout le personnel présent : il est l'heure de demander son avis au cardiologue de garde.

Au bord de l'infarctus

Le jeune urgentiste, un peu énervé, prend les choses en main. Après une douzaine de sonneries, il obtient le cardio de garde. Il lui explique, d'un ton confraternel mais pressé, qu'il faut qu'il sorte illico de son lit afin de dévaler l'escalier pour rejoindre, au plus vite, l'étage inférieur, et secourir ainsi, dans les meilleurs délais, un patient au bord de l'infarctus. Il raccroche en vitesse, évitant par là même d'avoir à répondre à des questions trop précises (il est généraliste, lui, pas spécialiste des hôpitaux). Le cardiologue en question n'aime pas se lever pour rien. Il passe le dire à l'infirmière de nuit, moi en l'occurrence, histoire de se mettre en condition et de constater qu'il y a un lit de libre. Je lui rappelle au passage que l'on a déjà dans nos lits deux patients pas très, voire pas du tout cardiaques, et que l'on en est au troisième entrant de la nuit. Ça n'a pas l'air de l'émouvoir. Réponse : j'ai vraiment horreur de me lever pour rien, tu le sais bien... Fataliste à l'extrême, je prépare la chambre pour recevoir monsieur le patient X.

Quatre heures du matin, après avoir eu une échographie cardiaque se révélant normale, le patient est hospitalisé aux soins intensifs du service de cardiologie pour surveillance d'une douleur thoracique. Ça tombe bien, j'avais justement un creux d'une heure dans mon planning. Je m'occupe donc de lui. Il n'a plus mal du tout dans la poitrine, grâce à mon sourire, il me l'a dit. Histoire de me faire du bien, je lui chuchote dans un murmure sonore (il est un peu sourd) que maintenant qu'il se sent mieux et qu'il est bientôt 5 heures du matin, il peut penser à dormir un peu, ça ne lui fera pas de mal (et ça me permettra de profiter du relax quelques minutes parce que je commence à avoir sérieusement mal aux jambes).

Relativiser

Non, il n'a plus envie de dormir du tout. Vous comprenez, son heure d'endormissement est passée, et puis il a eu trop peur et il est content de discuter avec moi, il trouve que je fais un très beau métier, que j'ai l'air vraiment très gentil, que j'ai l'air un peu fatigué mais que lui, il ne sonnera pas pour rien, c'est la première fois qu'il est hospitalisé, il pensait pas que le personnel était aussi peu nombreux et sympa, il est surtout venu pour rassurer sa femme... Il ne me gonfle pas du tout, non, c'est vrai, je ne me fous pas du tout de ce qu'il me raconte, et d'ailleurs, j'ai plus du tout envie de me relaxer !

Je vous rassure, le patient en question est sorti de l'hôpital le surlendemain, en pleine forme. En fait, il avait juste besoin d'un jour ou deux de repos loin de son quotidien stressant : la vaisselle sale, le bricolage en attente, les voisins envahissants, les embouteillages monstrueux... Enfin bon, il n'a pas fait d'infarctus, il n'a plus de palpitations et son sternum est nickel. Maintenant, c'est clair, il va relativiser. Après ce qui lui est arrivé, il faut qu'il se ménage, il a assez cotisé comme ça, il est temps pour lui de profiter de sa retraite bien méritée. [...]

Moi, je suis crevée et de plus en plus égocentrique ! Je ne comprends vraiment pas pourquoi !