Jamais pu l'encadrer - L'Infirmière Magazine n° 208 du 01/09/2005 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 208 du 01/09/2005

 

Vous

Vécu

Enfin une rubrique tout entière dédiée à votre prose. Empreints d'humour, d'émotion, de tendresse, vos témoignages sont désormais publiés dans la rubrique « Vécu ». Les textes peuvent être adressés via notre messagerie électronique (atronchot@groupeliaisons.fr) ou par courrier. À vos stylos !

Le monde tourne un peu à l'envers, vous n'avez pas l'impression ? Moi, je suis cadre infirmier et depuis que j'ai ce titre, eh bien, mes collègues infirmières ne peuvent plus m'encadrer... Comme j'avais travaillé avec certaines avant d'être cadre, je pensais naïvement que mon « adaptation » se ferait en douceur. Mais ça ne s'est pas passé exactement comme ça... J'étais devenu la femme à abattre, l'oeil de Moscou, la vendue aux administratifs, aux dirigeants, la presque plus soignante, une sorte de monstre hybride mi-infirmière mi-inspectrice des impôts, rôdant dans les services, paupière luisante, lèvres humides, prête à fondre sur la première victime esseulée du couloir (« eh, t'as changé le pansement de la 2 ? »).

Qui est cette pimbêche ?

Je contemplai mon corps, la métamorphose était-elle déjà visible ? Une carapace verdâtre avait-elle déjà recouvert ma peau de pêche ? Pour l'instant, rien ne transparaissait mais les infirmières, les aides-soignantes avaient déjà décelé l'envahisseur, j'étais démasquée...

C'est marrant, on croit que la supériorité hiérarchique donne du pouvoir mais c'est faux. Elle donne des emmerdes et, pour peu qu'on vienne du sérail, elle vous fait détester. Qui c'est cette pimbêche qu'était comme nous y'a pas deux mois et qui nous revient en grandes pompes avec son diplôme de cadre ? Et ne vous épuisez pas à tenter de les convaincre que vous êtes de leur côté, que le soin, vous savez ce que c'est, que vous ne sacrifierez jamais la santé des malades au pétrodollar, ouh ouh, c'est moi, vous me reconnaissez ? Eh bien, non, elles ne vous reconnaissent plus, vous êtes passée de l'autre côté de la force. Et le fait d'avoir été un jour à leur place ne constitue en rien un gage de confiance, ni même une circonstance atténuante... C'est pire ! Comme dans toute guerre civile, l'ennemi s'il est voisin, n'en sera que plus haï...

En fait, mon problème, c'est que je suis suffisamment chef pour être détestée, mais pas assez pour avoir vraiment du pouvoir, je vous explique... Je suis arrivée dans le service avec mon beau diplôme, pleine d'espérance mais tout s'est gâté très vite. Le cadre que je devais remplacer entretenait des relations très conflictuelles avec le chef de pôle. Or l'hostilité à l'égard de ce médecin était partagée par une grande partie de l'équipe.

Pré carré

Le problème, c'est que l'on me demandait de prendre parti d'emblée, sans me tromper bien évidemment... Or, naïve que j'étais, mon rôle me semblait plutôt d'apaiser les tensions, de renouer les fils du dialogue, bref de jouer les « médiatrices », en espérant débloquer la situation. Car vous pensez bien que cette guerre ouverte ne profitait à personne, et surtout pas aux malades. Que n'avais-je pas fait là ! J'étais le traître, le judas ! En fait, j'ai lu récemment l'ouvrage d'un médecin assez provocateur. Il prétend notamment que les infirmières se fichent éperdument du malade(1). Bien sûr, il convient de nuancer ce propos mais je crois qu'il a raison. Les infirmières se gargarisent de pseudo-valeurs humaines, affirment privilégier la relation au patient quand le médecin se réfugie dans la technique et le personnel administratif se vend au roi budget. C'est faux. Elles ont simplement trouvé dans cette relation avec le patient le plus sûr moyen d'exercer leur maigre pouvoir. Et elles ne s'en privent pas... Depuis des années, les infirmières se plaignent d'être bien peu considérées à l'hôpital, d'être les boniches des médecins mais certaines se comportent tout aussi mal avec les aides-soignantes... Oui, franchement, les infirmières en saintes femmes pleinement dévouées à la cause des faibles et des alités, la manichéenne distinction gentille infirmière méchant médecin, ça me fait doucement rigoler... Tout ce qui les intéresse, c'est de défendre leur pré carré. Malheur à ceux qui s'en approchent. J'en paie le prix aujourd'hui...

1- Il s'agit de Blouse, le remarquable ouvrage d'Antoine Sénanque publié aux éditions Grasset.