L'enfance en réanimation - L'Infirmière Magazine n° 208 du 01/09/2005 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 208 du 01/09/2005

 

chirurgie pédiatrique

Reportage

Pendant plusieurs mois, Élisabeth Schneider, photographe, a épousé les pas de Philine de Vries, chirurgien au service réanimation de l'hôpital parisien Trousseau.

Paris, XIIe arrondissement. Il est tard, les couloirs de l'hôpital Trousseau sont vides. Pendant de longs mois, je suis venue regarder, écouter, expérimenter la vie dans le service de chirurgie viscérale du Pr Hélardot. Je porte une blouse blanche... passe partout... J'entraperçois désormais l'envers du décor.

Nouveau départ

J'ai suivi une longue initiation avec la doctoresse Philine de Vries, chirurgien chef de clinique. Nous étions convenues que, de jour comme de nuit, je l'accompagnerais dans ses activités. Chambre de garde. Je la trouve d'un goût absolument douteux ; sans recherche, neutre, insipide, anonyme : du grand patron à l'externe, tout le monde loge à la même enseigne. Nous traversons les services. Nous pensons aller dormir. Bip et téléphone retentissent simultanément. Aussitôt, Philine répond, une chaussette à la main... Départ. Ou plutôt nouveau départ. Je m'ajuste sur le pas soutenu de Philine, vers les urgences, seul endroit où il semble encore y avoir des signes d'agitation.

Je pénètre pour la première fois dans un service de réanimation. Un enfant provenant des urgences a été accepté dans l'unité de soins intensifs. Il s'est perforé le pancréas, suite à un accident de vélo. Pendant qu'il lutte et s'épuise, Jean-Vincent, médecin anesthésiste, sur un ton franc, direct, se charge d'annoncer à la famille le transfert de l'enfant en réanimation. Ce médecin fait preuve d'un tact sans égal. Le père l'écoute, tendu. Lui aussi fait preuve d'un grand courage. Famille et soignants, tous ont décidé de se battre ensemble.

La réanimation se situe à l'ultime étage de l'établissement. La topologie de ce service, je l'ai interprétée comme un symbole : j'ai compris qu'il n'y avait rien au-delà de cet endroit, où la majorité des patients sont plongés dans un sommeil artificiel.

Une petite heure plus tard, l'enfant au pancréas perforé a rejoint ses petits camarades d'infortune. Je suis soulagée pour lui, mais j'ai conscience qu'il passe une étape critique. Dans ces instants bouleversés, j'essaie d'imaginer un pan de sa vie future. Une manière comme une autre de rester optimiste, de l'encourager secrètement à ne pas baisser les bras.

Seuil critique

Mon regard quitte enfin la chambre pour se diriger vers une grande salle vitrée : elle donne sur l'espace céleste nocturne. Les lumières de Paris, qui se reflètent dans mon regard, scintillent.

Je dirige mon attention sur un berceau médicalisé où repose une petite fille, nouveau-née, avec une hernie disphragmatique.

On vient de l'opérer. On espère passer le seuil critique des 48 heures : au-delà, la petite fille n'encourt plus de danger. Je m'approche un peu plus. Le bébé est relié à la vie par des machines compliquées. Des circuits fermés qui ne trahissent rien de leurs fonctions tournent autour d'elle. Des tuyaux se sont substitués à sa propre mécanique organique. Des machines respiratoires impressionnantes d'un poids monstrueux, des bips, des indices lumineux tranchent avec la fragilité de la nouveau-née.

Retrouver le temps

Où suis-je réellement à cet instant ? Est-ce de la science-fiction ? Le visage du nourrisson est pourtant paisible. Qu'est-ce donc alors qui est inquiétant ? Sa vie brève veut-elle déjà fuir par tous ces câbles ? Mes pensées m'enveloppent. Vagues, je ne les retiens pas. Elles me traversent, m'emportent jusqu'à l'ébahissement, dans une vision à la fois archaïque et moderniste. « Il faut survivre à... », me dis-je. Ce moment est inoubliable, et inespéré.

Philine me tire de ma rêverie. Son premier réflexe, prudent, sage pourrait-on dire, est de me conseiller de ne pas oublier, de me changer les idées après toutes ces heures passées ici. Il me faut retrouver le temps, un temps personnel, où ma propre vie se reconstruira. Au bout de cette interminable journée, on finira par se coucher. Philine s'endort vite. Les yeux grands ouverts, je laisse les bruits de l'hôpital m'envahir.

Cette expérience, ce chemin à travers le dédale tant physique que mental de l'hôpital, est une prise de conscience.

Au même titre que cette journée d'avril 2004. Nous devions déjeuner ensemble, avec Philine. Nous étions convenues d'un rendez-vous. Le soleil éblouissait Paris. On voyait loin, on voyait tout depuis ce bloc opératoire vitré du 5e. Mais il n'y aura pas de pause déjeuner.

Sang-froid

Derrière un masque blanc, je reconnais Clarisse, stagiaire anesthésiste, Dominique, une infirmière de bloc, et Stan, médecin anesthésiste. Sur la table, on opère un bébé de deux mois d'une double hernie enguinale. C'est une intervention plutôt bénigne. Philine opère seule. Au moment du réveil de l'enfant, une petite complication retarde son retour à une respiration naturelle. Il peine. Il ne peut pas revenir tout seul. Soudain, l'enfant change de couleur. Je recule, vaincue par la peur. On trouve le stéthoscope. L'anesthésiste donne de petites tapes à l'enfant. L'atmosphère est tendue mais chacun demeure d'un sang-froid extraordinaire. La situation se stabilise. L'angoisse passe. L'enfant se met à crier comme pour la première fois.

Avec Philine, nous allons voir les parents. Brutalement, je vis un contrecoup émotionnel. Les hautes responsabilités des corps médical et soignant sont d'une terrible évidence.

Quelques jours plus tard, j'apprends que le petit garçon au pancréas perforé est sorti de réanimation. Il s'est battu comme un chef. Quant au petit bébé, il n'a pas pu franchir le cap des 48 heures.

Je tiens à remercier de tout coeur le Dr Philine de Vries, le Pr Hélardot, toute l'équipe du service de chirurgie viscérale, l'AP-HP. Je remercie les pères, les mères et les enfants qui ont accepté de se laisser photographier dans le cadre de ce projet.