Discrimination à l'oeuvre - L'Infirmière Magazine n° 209 du 01/10/2005 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 209 du 01/10/2005

 

société

Dossier

Les préjugés contre les troubles psychiques, qui touchent aussi le monde soignant, ont la peau dure. Conséquence : les malades mentaux vivent au jour le jour ostracisme et discrimination.

Deux siècles ont passé depuis la libération des enchaînés par Philippe Pinel à l'hôpital Bicêtre. En 1961, le philosophe Michel Foucault écrit son Histoire de la folie à l'âge classique et donne ses cours au Collège de France. Depuis, la folie a été reconnue comme une maladie.

Les rayons des librairies débordent de livres de psychologie, les « psy » envahissent le petit écran et les chaînes de télé utilisent ce sujet : M6 propose un psy à domicile, France 2 avec son célèbre talk-show de Jean-Luc Delarue, Ça se discute, a plusieurs fois abordé la question des troubles psychiques.

Fantasmes et mythes

En outre, de récents faits divers comme le drame de Pau ont placé sur le devant de la scène les hôpitaux psychiatriques et les pathologies psychiques. Bref, la maladie mentale n'a jamais été autant médiatisée, débattue, et exposée. Pourtant, elle continue à alimenter fantasmes et mythes.

C'est ce que révèle une récente étude réalisée par le CCOMS (le centre collaborateur de l'Organisation mondiale de la santé) avec l'aide de la Drees et du ministère de la Santé. Intitulée « Santé mentale en population générale », cette enquête menée entre 1999 et 2003 auprès de 36 000 personnes « est inédite par son ampleur et sa représentativité, fait observer Aude Caria, psychologue à l'hôpital Sainte-Anne à Paris et responsable méthodologique de l'enquête. Peu d'enquêtes avaient été réalisées avec de grands échantillons et en utilisant des questionnaires structurés en France. » Avec cette enquête, les chercheurs ont tenté de « photographier » l'état psychique des Français et de décrire les représentations liées à la folie, à la maladie mentale et à la dépression.

Le premier axe de l'enquête vise à évaluer la prévalence des principaux troubles mentaux dans la population générale. « Il y a beaucoup de méconnaissance de la maladie psychique et de son ampleur, remarque Aude Caria, établir cette sorte de "baromètre" de la santé mentale permettait de remettre en cause certaines idées reçues. » Dans l'enquête, on apprend ainsi que 11 % des personnes interrogées ont été repérées comme ayant connu un épisode dépressif dans les deux dernières semaines et 12,8 % ont déclaré souffrir d'anxiété généralisée depuis les six derniers mois. « Ces chiffres sont très significatifs, explique Aude Caria, et il faut les situer dans le contexte français : notre pays est le premier consommateur de psychotropes, les troubles psychiques sont la première cause d'invalidité en France et la deuxième cause d'arrêt de travail ! Cela semble donc cohérent. »

Fou dangereux

Le deuxième axe de l'enquête, plus socio-anthropologique, vise « la perception des problèmes de santé mentale » dans la population. L'enquête se centre sur trois dénominations : « fou », « malade mental » et « dépressif ». On demandait aux sondés d'associer à ces trois désignations des comportements ou des conduites, comme par exemple : « Quelqu'un qui a un discours bizarre, sans aucun sens », « qui est négligé, souvent sale », « est isolé, en retrait, cherche à être seul »...

Pour beaucoup, l'image du « fou » reste associée au danger, à la violence et à l'enfermement asilaire. Dans l'esprit des gens, le « fou » est incurable. Certains refusent même à la folie le statut de maladie en ne jugeant pas nécessaire un quelconque traitement. En outre, la majorité des personnes interrogées estiment qu'un « fou » n'est pas conscient de son état et « ne souffre pas » de son état. Pour la « maladie mentale », les mêmes clichés reviennent : on associe le malade mental aux conduites violentes et dangereuses. On y adjoint, aussi, d'autres troubles mentaux comme le délire, l'hallucination ou la déficience intellectuelle. Contrairement aux perturbations du fou, les troubles du « malade mental » justifient des soins. Les personnes interrogées croient davantage à l'efficacité des thérapies dans le cas du « malade mental » que dans celui du « fou ».

Le stress est banalisé

La « dépression », enfin, est une notion beaucoup plus familière, majoritairement associée à une maladie curable et passagère, donc nettement différenciée de la maladie mentale et de la folie.« Le "fou" est fou, c'est son état, le "malade mental" a une maladie qui s'attrape et qu'il est possible de guérir, et le "dépressif" fait une dépression et cela va passer, résume Aude Caria, le "fou" et le "malade mental", ce sont les autres, le "dépressif", cela peut-être soi-même, on peut s'identifier. » En effet, depuis une dizaine d'années, la dépression et le stress ont été largement banalisés. Le suicide aussi. Les autres troubles psychiques restent, quant à eux, tabous. « La dépression a été beaucoup vulgarisée ! », explique Claude Finkelstein, présidente de la Fnap-Psy, Fédération nationale des associations d'(ex)-patients en psychiatrie. Tout le monde connaît quelqu'un qui a été ou est dépressif. »

Ministre dépressif

« On se rend compte que d'autres personnes sont touchées par la dépression. Certaines personnes connues ont fait aussi leur "coming-out" ! », note Hélène Davtian, psychologue au service écoute famille du siège de l'Unafam (Union nationale des amis et familles de malades psychiques). En Norvège, l'ancien Premier ministre avait annoncé qu'il devait suspendre ses activités quelque temps car il souffrait de dépression. Il a ensuite repris ses fonctions sans que cela ne pose aucun problème aux citoyens. « Un exemple que nous devrions suivre en France. Il faudrait que des personnalités françaises aient le courage de parler aussi de leur dépression et des autres maladies mentales dont ils souffrent, poursuit Hélène Davtian. C'est aussi très stigmatisant d'associer sans cesse les personnes souffrant de troubles psychiques à la dangerosité et à la violence. Les premières violences, ce sont celles que les malades psychiques exercent contre elles-mêmes », s'indigne-t-elle. « Les schizophrènes ont beaucoup plus de risques de se faire agresser que de faire mal », ajoute Aude Caria.

Cette enquête est en tout cas révélatrice d'un fait : « La santé mentale reste peu connue et taboue et les malades mentaux sont encore victimes d'une très forte stigmatisation », s'insurge Aude Caria, qui espère ouvrir un débat démocratique grâce à cette étude.

Rejet

Pourquoi, à l'heure où il est courant de venir parler de ses troubles psychiques sur des plateaux de télévision, la maladie mentale fait-elle toujours aussi peur ? Malgré la profusion d'émissions télévisées, le grand public manque de connaissances sur la maladie mentale. L'enquête le prouve. Ce manque de connaissance se traduit, d'abord, par la peur de l'inconnu. « Souvent, quand j'explique où je travaille, la réaction est toujours la même : on me demande immédiatement "tu n'as pas peur ?" », remarque une infirmière d'un hôpital psychiatrique de la région lyonnaise. Et puis, la maladie mentale renvoie trop souvent à ses propres peurs. « Nous avons tous quelque chose, nous avons tous nos petits délires, une baisse de tonus, un peu de stress », confie Claude Finkelstein. En outre, la souffrance des autres effraye toujours, même quand il s'agit du cancer. Mais, pour la souffrance psychique, c'est encore plus complexe, car elle est beaucoup moins visible. « Quelqu'un qui boite, cela se voit ; quelqu'un qui souffre psychiquement, on ne le voit pas, souligne Claude Finkelstein. Les gens ont donc peur de ne pas savoir comment aider. Un aveugle, on peut l'aider à traverser. Un malade psychique, on ne sait pas comment s'y prendre, donc on le rejette. »

Préjugés des soignants

« Ce qui me révolte, c'est que nous souffrons beaucoup, mais que les gens ne semblent pas réaliser à quel point cela est insupportable car ce n'est pas marqué sur notre front, note Frédéric, 32 ans, qui souffre de schizophrénie depuis l'âge de 20 ans. J'ai mis longtemps avant d'accepter la schizophrénie, encore plus pour en parler autour de moi. D'ailleurs, je ne parle pas de la pathologie à mon entourage, mais uniquement de mes hospitalisations ou de mes médicaments, c'est déjà suffisamment embarrassant. »

Idées reçues et a priori persistent dans l'esprit des gens, et trouvent un écho auprès du personnel médical et paramédical. D'abord, chez les médecins généralistes et spécialistes en cabinets libéraux. « Comme les médecins ne sont pas du tout formés à la maladie mentale, ils reproduisent le même schéma que la population générale. Ils ont peur, ne prennent pas forcément le temps et ne pensent pas à des choses toutes simples, comme ne pas proposer de rendez-vous le matin, être gentil et patient », déplore Claude Finkelstein. Même phénomène dans les hôpitaux. « Les préjugés sont aussi forts chez le personnel soignant, voire parfois plus forts, confirme Aude Caria, même chez le personnel travaillant dans des services psychiatriques. Car ils ne voient que les cas extrêmes et ont donc une vision déformée de la maladie mentale. »

« Il fait du cinéma... »

Dans les services de soins généraux, le personnel soignant est souvent amené à prendre en charge des patients souffrant de troubles psychiques. Mais les idées reçues ont aussi la vie dure. « Je me souviens, quand je travaillais en chirurgie, mes collègues délaissaient la prise en soin de ces patients et les orientaient vers l'antenne "psy" de l'hôpital, observe Aurélie, une jeune infirmière, qui a choisi de travailler aujourd'hui en psychiatrie. Lorsque nous avions affaire à des tentatives de suicide, beaucoup d'idées reçues circulaient du type : "il fait du cinéma, il en rajoute..." ou "il avait tout pour être heureux" ou encore "il y en a qui sont beaucoup plus malheureux que lui !" »

Dans les services psychiatriques, le personnel soignant véhicule aussi des stéréotypes. « J'entends souvent mes collègues parler de manière méprisante d'un patient qui ne se lave pas, ou accuser l'entourage : "c'est la faute de la famille si untel souffre de troubles psychiques..." ! », s'indigne Aurélie. « Je trouve très stigmatisant, lorsque nous faisons une sortie de groupe avec le CMP par exemple, quand nous allons au restaurant et que l'infirmière trouve le moyen de préciser au serveur que nous sommes des patients pour bien marquer la différence ! », confie Frédéric. Tous ces a priori négatifs ne sont pas sans conséquence sur les personnes souffrant de troubles psychiques, qui auront beaucoup de difficultés à s'identifier à ces images et donc, à accepter leurs troubles. Il en sera de même pour leur famille et pour leurs proches. « Je me souviens d'une patiente qui est arrivée un jour en disant "Je ne veux surtout pas aller à l'HP, il n'y a que des fous. Si mon entourage sait que je suis là-bas, ils vont me prendre pour une folle !" », raconte Christine, une infirmière de secteur psychiatrique, qui travaille dans un CMP depuis dix ans. Les familles ont aussi du mal à comprendre ces troubles. « Fréquemment, j'entends des parents de patients affirmer que "tout irait mieux si leur fils ou fille trouvait un travail" », ajoute l'infirmière.

Stigmatisation sémantique

La vulgarisation sémantique et le traitement médiatique participent à cette stigmatisation. « T'es ouf ! », « il est schizo », « il est autiste », « mon voisin est débile »... Des phrases et des expressions que nous avons tous employées ou entendues un jour ou l'autre. Mais, « utiliser de tels termes comme des insultes contribuent à renforcer l'image négative de la maladie mentale », estime Aude Caria. En 2003, une société, fabricant de jouets, sort une nouvelle peluche qu'elle baptise Nazo le skizo. Deux associations, l'Unafam et la Fnap- Psy, réagissent et décident de porter l'affaire en justice. Finalement, le jouet est retiré du marché. « Cette peluche contribuait à stigmatiser les personnes atteintes de schizophrénie », regrette Anne Pierre-Noël, chargée de communication à l'Unafam.

En matière d'idées reçues, les médias ne sont pas en reste. L'approche alarmiste des faits divers relance la dramatisation des troubles psychiques. Le drame de Pau en a été la parfaite illustration. « Avant de connaître les circonstances du drame, il est tout de suite évident que c'était l'acte d'un malade. Les médias ont eu les mêmes préjugés que tout le monde, ils ont associé crime à maladie mentale, déplore Aude Caria. Mais, dans un deuxième temps, cela a été plutôt bénéfique, car ils ont parlé de la schizophrénie, du traitement humain, des difficultés d'accès aux soins. »

Cette stigmatisation a de lourdes conséquences dans la vie quotidienne des personnes souffrant de troubles psychiques. D'abord, parce qu'elle contribue à détériorer l'image déjà peu positive que portent les malades sur eux-mêmes. Ensuite, parce qu'elle leur complique la vie : toutes les démarches pour trouver un emploi, un logement ou tout simplement remplir un document administratif sont difficiles.

Discrimination à l'emploi

Les malades sont d'ailleurs souvent contraints de cacher leur maladie ou leur passé psychiatrique pour être logés ou pour décrocher un emploi. « Quand je dis que je viens de l'hôpital psy, on me regarde avec des gros yeux ! confie Frédéric. À mes entretiens d'embauche, on me disait "on vous rappellera plus tard" à chaque fois. Maintenant, je ne dis plus rien, j'essaye de cacher ma maladie. »

« Certains employeurs vont jusqu'à demander "pourquoi veulent-ils trouver un emploi ?", ajoute Claude Finkelstein, alors que ces personnes sont très compétentes : les personnes souffrant de troubles obsessionnels compulsifs (Toc) sont souvent de très bons comptables, par exemple. » « Même les employeurs potentiels ont des préjugés, s'indigne Hélène Davtian. Souvent les directeurs de CAT (centre d'aide par le travail) pensent que les schizophrènes sont des mongoliens ! »

Pas logés à la même enseigne

Pour le logement, même problème. « Quand l'assistante sociale fait une demande pour inscrire un patient dans un foyer Sonacotra, elle ne parle pas de son passé psychiatrique car elle sait que c'est un motif de refus », poursuit Aurélie. Pour les loisirs, c'est pareil. « Les malades psychiques n'ont pas accès à la culture. Car ils n'osent pas aller seuls dans les structures, les démarches sont très difficiles, il faut du courage. Heureusement qu'il existe des associations d'usagers ! », précise Claude Finkelstein.

Toutes ces formes de rejet, exercées par les amis, les parents, les voisins ou les employeurs aggravent le propre sentiment de discrimination, de solitude et de dépression des personnes souffrant de troubles psychiques. Il semble donc primordial de lutter contre cette stigmatisation. Plusieurs pistes ont déjà été évoquées dans un rapport de mission, remis au ministère de la Santé. Dans ce rapport, Éric Piel et Jean-Luc Roelandt, les auteurs, préconisent d'abord d'informer le grand public, de développer des outils scientifiques informatifs, et enfin de mettre en place une formation universitaire à l'information en santé mentale. Pour l'instant, nombre de ces propositions sont restées lettres mortes.

Expliquer

« Il suffirait d'expliquer aux gens ce qu'est la maladie mentale ; c'est normal d'avoir peur quand on ne connaît pas. Il faut apprendre à discuter sans rejeter... Savoir, par exemple qu'il est inutile de dire "secoue-toi !" à un dépressif », affirme Claude Finkelstein. « Il est nécessaire de former les professionnels pour éviter certaines situations, explique Hélène Davtian. Par exemple, les policiers, quand ils sont formés, n'ont plus peur. Quand ils ne le sont pas, c'est catastrophique. Il arrive, ainsi, que pour une hospitalisation, les policiers viennent à quatre voitures avec leurs gyrophares. Dans ce cas-là, cela renforce l'angoisse et l'agitation du patient et conduit à la stigmatisation de la part des voisins. C'est un cercle vicieux ! »

C'est l'ignorance de la population qui engendre le rejet. « Tout se passe beaucoup mieux quand les gens sont informés, souligne Anne Pierre-Noël. Si l'on veut installer un club d'accueil et d'entraide dans un quartier, la première réaction est souvent un refus de la part du voisinage. Puis, lorsque que l'on explique exactement de quoi il s'agit et qui le fréquentera, il y a beaucoup moins de problèmes avec la population. »

Enfin, et tous les professionnels s'accordent sur ce point, travailler en réseau semble être une des clefs pour lutter contre la stigmatisation. « Grâce aux conseils de santé mentale qui travaillent en permanence avec les mairies dans certains arrondissements parisiens, les mentalités évoluent. Les policiers, par exemple, n'hésitent pas à appeler le CMP pour demander de l'aide », se réjouit Claude Finkelstein.

Campagne

« Informer, informer, informer... », répètent en choeur tous ceux qui souhaitent que les idées erronées et les stéréotypes négatifs sur la maladie mentale disparaissent. C'est aussi le but de la nouvelle campagne en faveur de la santé mentale lancée en mars dernier par plusieurs associations dont l'Unafam, la Fnap-Psy et le CCOMS. Plusieurs milliers d'affiches ont été diffusés dans la France entière. Sur celles-ci, sous une tâche d'encre, ressemblant à une tâche du test de Rorschach, une question est posée : « Et si votre voisin voit autre chose que vous... Vous en avez peur ? » « C'est une première en France ! Nous voulons interpeller le plus grand nombre de personnes pour faire exister la cause et pour pouvoir ensuite préparer des campagnes plus ciblées », s'enthousiasme Aude Caria.

Un premier pas qui permettra, sans doute, de modifier le regard posé sur les personnes souffrant de troubles psychiques, dans un premier temps, pour plus tard mieux les accepter et les intégrer dans notre société...

campagne

PORTRAIT-ROBOT

Zoom sur une campagne contre les préjugés sur la santé mentale.

> Nom de la campagne ? « Accepter les différences, ça vaut aussi pour les troubles psychiques. »

> Quand ? La campagne a été lancée le 15 mars 2005.

> À l'origine ? Les patients (Fnap-Psy), les familles (Unafam), les professionnels (CCOMS) et les élus (Association des maires de France).

> But ? Faire évoluer les préjugés en sensibilisant l'opinion publique à la question de la discrimination dont sont victimes les personnes souffrant de troubles psychiques et leurs proches.

> Financée par ? La Fondation de France, l'Association des établissements gérant des services de santé (Adesm) et le Psycom-75, le syndicat interhospitalier des établissements de santé mentale de Paris.

point de vue

LA STIGMATISATION DEMEURE

« Les représentations du malade psychique sont très variables et diversifiées selon le lieu, la culture et selon que l'on se place du côté des familles, des patients, des soignants ou de l'opinion publique, estime Édouard Zarifian, psychiatre. Tout est relatif, on est toujours le fou de quelqu'un. Ensuite, le statut du trouble mental a beaucoup évolué dans le temps. Quand l'Église était très puissante, les "fous" étaient des possédés. Puis, à la fin du XVIIe siècle, ils deviennent des délinquants. Aujourd'hui, les troubles ont été médicalisés : les "fous" sont devenus des malades. Cette médicalisation n'a pas forcément entraîné une plus grande tolérance. Les troubles font toujours aussi peur et il n'y a rien eu de nouveau en termes de thérapeutique : pas de traitement "miracle", ni "d'examen" complémentaire permettant de détecter ces troubles. Si, à première vue, on peut avoir l'impression que les troubles sont mieux acceptés, en réalité, ils ne le sont pas forcément. Dès qu'une personne fait un séjour dans un hôpital spécialisé, elle en garde les stigmates dans sa vie de tous les jours, avec la famille, les amis, le travail ou le logement... J'ai suivi un patient schizophrène qui était réinséré et qui travaillait. Lorsqu'il a voulu faire un emprunt bancaire, on le lui a refusé. Voilà la vraie stigmatisation : sur le terrain ! »

point de vue

LE « GRAND RENVERSEMENT »

Il est très difficile de connaître l'évolution de l'opinion publique vis-à-vis de la maladie mentale, car la notion de maladie mentale a profondément changé de statut social et médical, observe Alain Ehrenberg, sociologue au CNRS, directeur du Cesams(1). La pathologie mentale n'est plus synonyme de « folie » ou de psychose. Cette dernière n'est plus qu'un aspect de la santé mentale. Celle-ci désigne un spectre de problèmes qui va des psychoses et des graves retards mentaux à ce que les psychiatres appellent « la santé mentale positive », considérée comme « une ressource dont nous avons besoin pour gérer notre vie avec succès ». Une enquête américaine(2) sur les troubles mentaux publiée en juin dernier n'inclut d'ailleurs ni les psychoses ni l'autisme. Avant, la souffrance psychique était un élément de la psychose : le docteur Esquirol explique que dans les années 1830, le fou souffre et que le délire est un moyen de donner sens à cette souffrance. Aujourd'hui, la psychose est un élément de la souffrance. C'est ce que j'appelle le « grand renversement ». La dépression a servi de relais entre l'ancien monde de la psychiatrie et de la folie et le nouveau monde de la santé mentale et de la souffrance psychique. En effet, elle a permis de casser l'identification de la souffrance psychique à la psychose.

1- Centre de recherche psychotropes santé Mentale, société, CNRS, Inserm, Paris V.

2- « National Comorbidity Survey », Archives of General Psychiatry, juin 2005.

santé mentale

L'ENQUÊTE EN CHIFFRES

> 90 % des personnes interrogées pensent qu'un « fou » ne peut pas « guérir complètement, totalement ».

> 2 à 10 % ne jugent pas nécessaire un quelconque traitement pour un « fou ».

> Pour deux tiers des personnes interrogées, un fou est « exclu de sa famille » et plus de 80 % pensent qu'il est « exclu de la société » et « exclu de son travail ».

> Les trois quarts des personnes sondées considèrent qu'un « fou » n'est pas « responsable de ses actes » et n'est pas conscient de son état.

> Presque la moitié des personnes interrogées estiment que la maladie mentale a pour principale origine une cause physique, et jugent pour plus des deux tiers d'entre elles qu'elle doit être soignée, même sans le consentement du malade.

> 9 sondés sur 10 pensent qu'un « dépressif » peut guérir et plus de 7 sur 10 qu'il peut guérir complètement.

Source : Troubles mentaux et représentations de la santé mentale, plusieurs résultats de l'enquête Santé mentale en population générale. Études et résultats, n° 347, octobre 2004, Drees, ministère de la Santé - CCOMS. Disponible en intégralité sur Internet (http://www.sante.gouv.fr).

En savoir plus

> Histoire de la folie à l'âge classique. Michel Foucault. Gallimard. 2001.

> Les Jardiniers de la folie. Édouard Zarifian. Odile Jacob. 2000.

> Folies et représentations sociales. Denise Jodelet. Presses universitaires de France. 1989.

> Milieu social et santé mentale : représentations, stigmatisations, discrimination. Pierre Surault. L'Information psychiatrique. 2005.

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