« Un malaise de l'adolescent » - L'Infirmière Magazine n° 209 du 01/10/2005 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 209 du 01/10/2005

 

Jeunesse

Questions à

Alors que les troubles du comportement chez l'adolescent sont actuellement en pleine recrudescence, Philippe Jeammet, psychiatre, professeur de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent, dresse un portrait « clinique » de cette tranche d'âge.

Peut-on parler d'une psychiatrie spécifique aux adolescents, comme on parle de pédopsychiatrie ou de psychiatre adulte ?

Les adolescents sont plus du côté de la pédopsychiatrie que de la psychiatrie adulte. Peut-être qu'une psychiatrie spécifique aux adolescents mériterait une individualisation qui se fait d'ailleurs dans plusieurs pays européens. La psychiatrie de l'adolescent est liée à une période de mutations, de transition, où les problèmes sont différents des problèmes de la psychiatrie adulte dans leurs aspects figés. La notion d'évolutivité est centrale : nous nous intéressons à la place du trouble dans le développement de la personne et de son fonctionnement psychique. Des troubles passagers, comme les Toc, peuvent disparaître. Cette période de mutation s'est prolongée avec l'allongement des études, le retard dans la stabilisation affective et dans le début d'un métier.

Avez-vous constaté une évolution des pathologies rencontrées chez l'adolescent ? Sont-elles plus fréquentes ?

Il faut distinguer les troubles de l'humeur - comme les troubles bipolaires, la schizophrénie - des troubles du comportement. Les troubles de l'humeur ne sont pas plus fréquents qu'avant, mais on a appris à les déceler plus tôt. Les troubles du comportement comme les tentatives de suicide, les troubles du comportement alimentaire, les toxicomanies, qui sont étroitement liés au développement social, sont plus nombreux pour deux raisons. Ils sont plus extériorisés qu'avant, et le renforcement des exigences à l'égard de ces jeunes (formation, métier, etc.) a provoqué leur hausse.

Peut-on parler d'un vrai malaise de l'adolescent aujourd'hui ?

On constate un certain malaise de l'adolescent, même si on exagère cette souffrance, qui devient aussi un moyen d'exister. Il y a une exaltation du malaise qui se voit plus qu'avant. L'adolescent a le droit d'aller mal. On retrouve cette emphase narcissique dans des publicités de marques visant les jeunes : « I am what I am » (Reebok). On rencontre ce type de raisonnement chez des jeunes anorexiques, boulimiques ou obèses. Leurs troubles qui sont une amputation d'une partie de leurs potentialités leur donnent une identité : ce qui ne va pas est vraiment à soi. Ce type de comportement traduit la peur de perdre le contrôle provenant d'un sentiment d'insécurité intérieure. La grande liberté des jeunes les renvoie à leurs propres contradictions. Ils ne savent plus ce qu'ils veulent. Moins il y a d'obstacles, plus il y a d'angoisse. Plus les adolescents sont en insécurité intérieure, plus ils ont besoin du monde extérieur qui représente pourtant une contrainte... Ce comportement paradoxal explique ce malaise.

L'évolution des troubles des adolescents est-elle un miroir de l'évolution sociétale ?

L'état mental de l'adolescent est révélateur d'un acquis de sa première enfance et caractéristique de l'état psychologique de ses parents. La dépressivité, la morosité narcissique de beaucoup d'adultes, font que l'adolescent a du mal à conflictualiser un lien avec eux. L'adolescent va trouver une complicité par rapport à leur malaise, qui n'est que l'expression du désir des parents d'avoir une certaine compassion pour eux-mêmes au travers de leur adolescent. En plaignant l'adolescent, c'est sur eux-mêmes qu'ils s'apitoient. Les adultes se montrent toujours fatigués et les adolescents ne voient plus d'enthousiasme : d'où le livre La Fatigue d'être soi de Alain Ehrenberg. On a l'impression qu'il y a une difficulté à dire ce qui va bien. Il est plus difficile d'être heureux et de gérer la liberté que le contraire. Cette liberté est source d'angoisse chez les adolescents.

Que faire devant le malaise des adolescents et cette morosité ambiante ?

Il faut aider les adultes à retrouver des repères, puisque les adolescents sont leur reflet. Il faut les « rééduquer » et les sortir de leur solitude. Un grand nombre d'adultes sont tétanisés devant les adolescents. Nous devons les aider à se positionner. En ce sens, je pense que l'école des parents pourrait jouer un rôle intéressant. Nous sommes aussi confrontés à une surabondance d'informations sur les adolescents, qui finit par nous perdre plutôt que nous guider.

Philippe Jeammet Psychiatre

Professeur de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l'université René-Descartes Paris-V, Philippe Jeammet dirige le service du département de psychiatrie de l'adolescent et du jeune adulte à l'Institut mutualiste Montsouris, Paris. Il est notamment l'auteur de :

- Les Dépressions à l'adolescence : modèles, clinique, traitements (avec Maurice Corcos et Mario Speranz), 2005, Dunod.

- Évolution des problèmes à l'adolescence : l'émergence de la dépendance et ses aménagements. (avec Maurice Corcos), 2005, Doin.

- Anorexie, boulimie, les paradoxes de l'adolescence. 2005, Hachette Littératures.