Émilie au pays de Lottie - L'Infirmière Magazine n° 210 du 01/11/2005 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 210 du 01/11/2005

 

Vous

Vécu

Enfin une rubrique tout entière dédiée à votre prose. Empreints d'humour, d'émotion, de tendresse, vos témoignages sont désormais publiés dans la rubrique « Vécu ». Les textes peuvent être adressés via notre messagerie électronique (atronchot@groupeliaisons.fr) ou par courrier. À vos stylos !

Mardi 23 avril, arrivée à Muramvya [...]. À mon arrivée, je suis accueillie par Marie, l'infirmière que je vais remplacer, et Patrick, grand chef de la base. Après le discours usuel sur le fonctionnement de l'équipe, Marie m'emmène visiter mon futur CNT(1). J'ai à peine le temps de poser mon sac.

Tout le monde m'attendait. Il y avait une banderole peinte par les enfants, me souhaitant la bienvenue ! Les mamans des petits hospitalisés ont chanté, dansé. Au début, je les ai regardées, médusée de trouver autant de joie dans un endroit pareil. Je frappais, timidement dans mes mains, puis, le rythme et leurs sourires aidant, je me suis retrouvée à tenter quelques pas au milieu de mes nouveaux amis. C'est étonnant de les voir chanter ensemble. Elles sont comme transformées, fières de m'offrir ce cadeau. Les pieds tapent le sol et résonnent au fond de moi. Les choeurs, les solistes s'improvisent d'eux-mêmes. Après avoir chanté le départ de Marie, et l'avoir symboliquement accompagnée à la porte pour lui souhaiter bonne chance, les mamans chantent mon arrivée. Ça y est, je prends officiellement mes fonctions dans le CNT de Muramvya.

rythmes éphémères

Tout le monde se mélange, une infirmière danse avec un petit dans ses bras, une des grands-mères a mis son plus beau pagne et saute comme si elle avait retrouvé ses 20 ans. La fête se terminera sur une distribution de petites madeleines et de thé. C'est là que je fais connaissance avec le staff local, qui fait tourner le CNT depuis sa création. Il y a Claudine, infirmière responsable du stock et de l'équipe médicale, Jean-Clément, le monsieur propre (responsable hygiène) et chef des aides-soignants. Il me regarde curieusement de derrière ses lunettes, moitié amusé, moitié goguenard. J'imagine qu'il se demande sur quel pied nous allons bien pouvoir danser. À force de voir défiler les minettes comme moi, il est devenu circonspect et s'interroge sur les motivations qui peuvent bien nous pousser à nous perdre dans ces collines. Est-on véritablement concerné par leurs problèmes ou bien ne cherche-t-on pas quelques vacances à bon prix ? Comment les assurer de notre bonne volonté quand on « fuit » tous après un an de mission. Pour eux c'est trop court, il y a tellement à faire. Pourtant, lors de mes entretiens à Paris, on m'a bien précisé qu'il valait mieux que je ne reste que six mois. C'était ma première mission et le contexte local pouvait se révéler particulièrement éprouvant. Pas question pour eux d'envoyer leurs recrues au casse-pipe. Mais ça, c'est impossible à expliquer une fois sur place.

Entre deux danses, je salue Béatrice et Éliane qui font partie de l'équipe CNS(2) et ne se sont pas fait prier pour faire la fête avec nous. Toutes deux sont à l'âge où l'on hésite entre aller à la faculté et gagner sa vie. Pour l'instant, elles travaillent avec nous mais souhaitent continuer leurs études plus tard. L'humanitaire ne permet pas de vivre, pour tous ce n'est qu'un passage. La fête terminée, on repart le sourire aux lèvres, la tête pleine de rythmes éphémères, de chansons inconnues parlant de voyage, de paix et d'amitié.

rebelles tout près

De retour à la maison, on m'a enfin désigné ma chambre. Ce n'est pas grand-chose, c'est même plutôt vide mais je verrai par la suite la nécessité de ce petit coin à moi, cette enclave loin du travail, loin du Burundi. Comme mes prédécesseurs, je m'empresse de mettre au mur les photos de mes proches, je pose ma radio près du lit, je tente de remplir l'immense armoire bleu turquoise qui couvre le mur. Histoire de me réchauffer, je décide de prendre une bonne douche. Après quelques minutes de flottement, je dois vite me rendre à cette triste évidence : je vais devoir redécouvrir les joies du baquet. En effet, il y a bien un bac, un pommeau, deux robinets... mais l'eau a décidé qu'elle n'irait pas jusque-là ! C'est donc en compagnie des sauterelles qui ont reconverti le local en lieu de villégiature, que je prends la première d'une longue série de toilettes de chat. Pourtant, pas question de perdre mon sourire. Je suis en Afrique et le travail m'attend. Je vais enfin pouvoir agir là où ça fait mal. Ce ne sera pas grand-chose à l'échelle du pays mais si on s'y met tous un peu, les chances seront peut-être plus également réparties dans le monde.

Ce soir, Patrick a renforcé les consignes de sécurité. Les rebelles ne seraient pas loin. En tant que chef de mission, c'est lui qui gère nos faits et gestes. En plus des bulletins officiels, il a développé un réseau d'informateurs locaux qu'il tient secret. En recoupant tout ça il arrive à avoir une idée relativement précise des mouvements rebelles. Je le soupçonne d'avoir des oreilles dans leurs rangs. Pour ma part, j'ai préparé mes affaires les plus chaudes (les nuits sont plutôt fraîches) ainsi qu'un sac avec des médicaments, mes papiers, de la nourriture et d'autres petites choses utiles. Il faut toujours se tenir prêt à évacuer. Ah ! J'oubliais, penser à fermer les fenêtres. Les rebelles viennent parfois piller directement dans les frigos. J'ai un peu peur. Drôle de situation.

voyance

Quand j'ai décidé de partir en mission, je ne me voyais pas forcément dans un contexte aussi électrique. En devenant infirmière, j'ai acquis des connaissances que j'ai envie de partager. Je ne conçois pas de les garder pour moi, c'est comme un devoir civique. Il faut donner à chacun la possibilité d'avancer. En retour, je peux compter sur des rencontres rares. De celles qui changent votre vision du monde. À force de partager le quotidien on dépasse le superficiel, la confiance s'installe et les conversations se font plus intimes, la réflexion plus profonde. Ces rencontres sont des richesses, des cadeaux qui m'aident à me construire.

Mercredi 24 avril, nous sommes en tournée. Ce matin, j'ai accompagné Marie au CNT. Je retrouve Claudine et les autres infirmières en train de distribuer le lait aux petits. Certains ont jusqu'à huit repas par jour, alors, toute la journée, l'eau bout dans les grandes marmites en aluminium. On en profite pour jeter un coup d'oeil aux fiches récapitulatives de chaque enfant. Sur ces fiches sont consignés le poids (deux fois par jour), la taille, la température, si l'enfant a bien mangé sa ration, s'il a vomi, s'il a eu des diarrhées. C'est un bon moyen pour visualiser son évolution et pour voir si le « traitement » fonctionne. En cas de maladie, on a une petite pharmacie, mais les soins ne vont pas bien loin et dès qu'il faut perfuser on transfère l'enfant dans l'hôpital de Muramvya (la porte à côté). Pour les examens biologiques, je pense que je vais devoir me mettre à la voyance, puisque, la plupart du temps, le labo manque de réactif. Toute la vie du CNT tourne autour des repas. L'après-midi, il arrive que les équipes CNS amènent de nouveaux bénéficiaires qu'ils ont dépistés lors de leur intervention du jour. Après une visite médicale, le petit nouveau sera rapidement pris en charge avec son accompagnant et intégré au programme de renutrition.

lottie

Pendant que nous étions là, une femme est venue au CNT. Elle a soulevé son voile pour découvrir un nouveau-né. On apprend qu'elle est sa tante et que la mère qui est mourante ne peut plus l'allaiter. Elle est hospitalisée en pédiatrie et je passe la voir. Sur une natte crasseuse, recouverte d'un drap, je découvre un petit bout de femme inconsciente. Elle respire vite et n'a pour tout traitement qu'une perfusion avec quelques antibiotiques qui se battent en duel. Presque inconsciente, ses yeux sont fixés sur je ne sais quel ange à la tête de son lit. Elle n'a sans doute plus que quelques heures à vivre. Impossible de poser un véritable diagnostic, on est trop loin des structures hospitalières de la capitale et la jeune femme est intransportable. Alors, dans ces cas-là, on tâtonne et on espère. Je reviens au CNT, je ne peux rien faire pour la maman mais je vais tout faire pour ce bébé. L'équipe la baptisera Lottie. Elle pèse 1,8 kg !

1- Centre de nutrition thérapeutique.

2- Centre de nutrition supplémentaire.

en savoir plus

- Ce témoignage est extrait de Au pays de Lottie, ouvrage publié par Émilie Potier(1). À 26 ans, Émilie décide de partir au Burundi dans le cadre d'un programme international de nutrition. La jeune infirmière découvre le Burundi gangrené par la guérilla entre Hutus et Tutsis. De centre de soins en hôpital de campagne, de collines en villages, Émilie vit l'humanitaire au quotidien. Un jour, elle rencontre Lottie. Et sa vie ne sera plus la même...

1- Au pays de Lottie, journal d'une mission humanitaire. Les Quatre chemins. 14 Euro(s).