Cache-cache à Cachan - L'Infirmière Magazine n° 212 du 01/01/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 212 du 01/01/2006

 

social

Reportage

Pendant plus d'un an, le photographe Freddy Muller a suivi le quotidien des habitants du « plus grand squat d'Europe ». Près de mille demandeurs d'asile vivent là, à Cachan (94), en région parisienne. Rencontre avec un lieu sans adresse.

Au Bâtiment F, aucun jour ne se ressemble. L'air du temps, l'humeur du bâtiment, les bonheurs et difficultés du quotidien rendent souvent les situations uniques, les rencontres surprenantes. Aujourd'hui, j'ai rendez-vous avec le responsable du 2e étage, M. Couliballi, pour lui présenter mon projet de reportage(1). Porte 212, je frappe. Un jeune homme m'ouvre : « Ici, il n'y pas de M. Couliballi. Tu dois t'être trompé, va voir au 5e étage ! »

Lorie et le Ché

Après l'avoir cherché quelques minutes, je finis par m'attirer la sympathie des résidents du 5e étage, intrigués par ma présence au squat. Karim, journaliste algérien, m'invite à manger la chorba chambre 517. Après le repas, il me parle de la mort de son frère « assassiné par le pouvoir algérien ». Il me montre les documents liés à sa demande d'asile politique et des photos de famille. Au mur, à côté des casseroles, le poster de Lorie côtoie celui du Ché.

Karim me présente la famille de Diakité, chambre 315, un Malien, père de trois enfants et marié à Hawa, Malienne régularisée depuis peu. Ils vivent à cinq dans 9 m2. Diakité travaille depuis dix ans en France, mais lorsqu'il a demandé sa régularisation, on la lui a refusée sous prétexte que la loi avait changé. Ses enfants, scolarisés à Arcueil, sont français. Diakité me demande de photographier toute la famille « pour la mémoire et l'histoire ». En repartant, je traverse le hall d'entrée. Une réunion de résidents rassemble une quarantaine de personnes. Elles tentent de s'accorder sur la position à adopter face aux propositions de la préfecture.

« Trahis par l'État »

« Le squat de Cachan abrite plus de mille sans-papiers, explique Fidel, le responsable du squat. Il est sous le coup d'un avis d'expulsion depuis avril 2004 et risque la fermeture à tout moment. Ce squat embarrasse Nicolas Sarkozy, qui voit ici un nouveau Sangatte aux portes de Paris. » Le bâtiment F du campus de Cachan (Val-de-Marne), ancienne résidence étudiante de l'École normale supérieure, soutient la comparaison avec un village de taille moyenne. La majorité des habitants vivent sans titre de séjour. Originaires d'une trentaine de nationalités, ils sont pour la plupart Ivoiriens, réfugiés du nord du pays. Des célibataires, des couples, des familles avec des enfants, parfois jusqu'à six personnes dans 9 m2.

Alors que l'Espagne régularise ses sans-papiers, le ministre de l'Intérieur français lance un plan destiné à renforcer la lutte contre l'immigration, la France ne sachant que faire de ses demandeurs d'asile. Les résidents se sentent trahis par l'État. Bien qu'en situation irrégulière, ils ont accepté de se faire recenser. À la suite de ce recensement destiné à régulariser de nombreuses personnes et à les aider dans leurs démarches de relogement, les habitants du bâtiment F ont vu tomber une pluie d'arrêtés préfectoraux de reconduite à la frontière (APRF).

Casse-tête

Les habitants du bâtiment F ont décidé d'unir leurs destins ; ils ne partiront pas tant que des papiers et des logements ne seront pas accordés à tout le monde. L'immeuble, situé dans l'enceinte du Crous, est un casse-tête pour la préfecture qui a renoncé à une expulsion par la force. Cette barre de cinq étages de 1961 vouée à la démolition doit être remplacée par un parking d'ici deux ans. Pour d'évidentes raisons, le Crous y a laissé l'eau et l'électricité, mais il n'y a ni eau chaude ni chauffage central. « En période de froid, on se débrouille avec des radiateurs d'appoint ; la cuisine se prépare sur des plaques électriques », précise Fidel.

Vie tranquille

Le squat est géré comme un village africain. À chaque étage, deux délégués pointent les difficultés matérielles et règlent les querelles de voisinage. Ils collectent de petites sommes pour réaliser des travaux dans le bâtiment et, le dimanche, c'est le grand ménage à tous les étages.

Malgré l'extrême précarité, l'immeuble mène donc une vie tranquille. Ses habitants ont monté une association, « Les Mille de Cachan », qui organise des manifestations et événements destinés à faire connaître leur lutte. Certains sont en transit pour l'Angleterre ou l'Allemagne, d'autres veulent devenir des citoyens français modèles. Entre deux mondes, entre mille espoirs, les désillusions alimentent les discussions. Du dehors, rien ne laisse transparaître cette réalité, cocktail de chaleur et de détresse.

Le bâtiment F n'a rien d'un mirage, plus de mille personnes sont en attente, d'un toit, d'une régularisation, d'une reconnaissance...

1- Le reportage a débuté en septembre 2004 et témoigne du quotidien des familles, de leurs luttes et de leurs démarches d'intégration. Les résidents du bâtiment F ont entamé des négociations avec la préfecture, mais le processus se fait lentement, ils craignent toujours l'expulsion par un coup de force du ministre de l'Intérieur. Merci pour leur hospitalité à Fidel, Saffi, Diakité, Hawa, Nicole, Tra, Trahoré, Inza, Hassan, Ramatta, Fatmata et toutes les personnes qui ont accepté de témoigner et de m'aider lors de mon reportage. Avec le temps, j'ai appris que M. Couliballi s'appelait en réalité Trahoré.