Pas de vieux os... - L'Infirmière Magazine n° 213 du 01/02/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 213 du 01/02/2006

 

Vous

Vécu

Enfin une rubrique tout entière dédiée à votre prose. Empreints d'humour, d'émotion, de tendresse, vos témoignages sont désormais publiés dans la rubrique « Vécu ». Les textes peuvent être adressés via notre messagerie électronique (atronchot@groupeliaisons.fr) ou par courrier. À vos stylos !

Deux avril, 9 h 45. Dans un élan irrésistible, je marche vers l'hôpital afin de prendre mon service. C'est le printemps, les bourgeons éclatent, le chômage explose, la Bourse flambe. Remplie d'enthousiasme, une voiture du Samu me croise dans un « remake » du rallye de Monte-Carlo. Au prix où est l'essence, je pense avec émotion au trou de la Sécu en train de se creuser... Plongé dans ces considérations financières, j'enfile ma blouse avant de rentrer à l'office.

accident de moto

Mes collègues me passent les consignes dans la foulée. « C'est un accident de moto... un jeune qui s'est vautré comme il faut. Trauma thoracique, perte de connaissance... Il se serait massacré la jambe, d'après les pompiers. » Bigre ! Mais l'heure n'est pas à la compassion. Une voiture déboule devant le service. Trois personnes en jaillissent et se posent en catastrophe dans le hall, en prenant à peine le temps de sortir le train d'atterrissage. En tant que préposé à la tour de contrôle, je vais à leur rencontre. « Notre fils a eu un accident. Comment va-t-il ? »

Et zut ! Comment fait-on pour donner des renseignements (et rassurer la population) quand on a des infos aussi précises qu'une frappe ciblée durant la guerre du Golfe ? Pas à l'aise du tout, je leur explique la suite probable du feuilleton (plutôt que l'état précis de la vedette du film). Pas plus rassurés (on les comprend), ils me remercient vaguement et se résignent à attendre le retour de l'artiste.

C'est toujours compliqué lorsque les familles débarquent avant tout le monde. Elles sont aux premières loges pour le retour du Smur et le spectacle n'est pas toujours réconfortant. Pour peu qu'elles soient nées au bord de la Méditerranée, on peut avoir droit à un syndrome méridional : cris, pleurs, chants funèbres, suicide collectif... La fête, quoi. Mais nous n'en sommes pas encore là !

« ta gueule ! »

Cette réflexion ethnologique est brutalement éclipsée par le véhicule du Samu qui fait une entrée dans la cour de l'hôpital. Les pompiers suivent juste après. Nous sommes rapides, mais pas autant que la famille qui, telle une giboulée printanière, se précipite dehors. Nous faisons écran tant bien que mal entre cette averse émotionnelle et le motard en capilotade. Le spectacle n'est pas très joyeux. Le blessé a des pansements un peu partout, des perfusions autant qu'un curé peut en bénir et un état de conscience très discutable. Bref, on est plus proche de Waterloo que de la Coupe du Monde de football 98...

Afin de quitter le champ de bataille et de se rapprocher du Stade de France, nous l'emmenons direct en salle de déchoquage. Il s'avère que ce jeune homme nous complique sérieusement la vie. Le sang qui dégouline du brancard nous interpelle quelque peu. Sa respiration (sous oxygène à haute dose) est un peu défaillante. Euro-tunnel est au bord de la faillite, mais lui il est au bord de l'intubation... Pour finir, s'il se réveille timidement, sa participation au débat en cours est très limitée.

Le partage des tâches s'organise donc : je suis nommé responsable en chef de l'hémoglobine. En attendant sa carte de groupe rhésus, je vais piller la Banque du sang pour en ramener plusieurs poches d'hématies de O négatif. Le préposé au magasin me réclame, avec un espoir sans failles, les documents administratifs correspondant à la demande médicale. Ma réponse est directe, mais courtoise : « Ta gueule, on verra plus tard ! »

chair de pool

Je ramène très vite ma précieuse cargaison en salle 1 (d'autant plus précieuse que le O rhésus négatif est donneur universel et relativement rare dans la population). Pendant que je passe mes vitamines concentrées, l'équipe de maintenance s'affaire autour de lui avec une certaine fébrilité. Entre nos chaussures qui font « Schlourf ! Schlourf ! » sur le sol (« because » les flaques de sang) et notre invité qui tourne de l'oeil, le rythme de travail est soutenu. Ce n'est pas le bazar, mais ça y ressemble beaucoup...

Le scénario, logique, suit son cours : Euro-tunnel boit la tasse et notre blessé gagne une intubation gratuite. Le marchand de sable fait le nécessaire pour le « shooter » en conséquence. Ce n'est pas du luxe, vu ce qu'il doit déguster à cause de sa jambe. Ce que j'en aperçois me donne la chair de « pool »...

Bientôt, heureusement, nos efforts sont payants. Son état hémodynamique s'améliore. Son pouls ralentit, la tension se stabilise, le Cac 40 remonte... Son passage en radio est possible, une fois le pansement de sa jambe refait. Le médecin a envisagé un instant de l'emmener au bloc opératoire sans passer par la case scanner, mais c'est à double tranchant comme dirait le Dr Guillotin(1). Si on répare la jambe, mais qu'il nous casse un bout de foie ou une durite en parallèle, on aura l'air malin...

porte-parole

Il est envoyé direct au contrôle technique tout en colmatant les fuites d'hémoglobine. Le pont aérien s'organise. Au grand désespoir du préposé à la Banque du sang, je vide sa boutique afin de ravitailler en continu l'infirmière anesthésiste. Pour respecter les protocoles administratifs, je colle les numéros de poches d'hématies sur une feuille volante. Qui finira, d'ailleurs, par s'envoler...

Je fais quand même gaffe de choisir des lots compatibles, maintenant qu'on a sa carte de groupe rhésus. Je ne voudrais pas faire de boulettes, les conséquences en seraient redoutables... Mon travail de facteur sanguin dure une bonne heure ! Finalement, le bilan est contrasté : bras cassé, côtes fracturées, contusion pulmonaire et bien sûr une jambe transformée en puzzle tridimensionnel. Quand il rentre enfin au bloc opératoire, nous passons le relais avec un soulagement certain... Brutalement, je me sens désoeuvré. Mais ce n'est qu'une illusion lorsque je pense à la salle de soins qu'il faut remettre en état.

Un aspect du problème me revient ! La famille du motard est toujours en train de mijoter dans son jus. Au siècle de l'information électronique en continu, il me paraît indécent de les laisser sans aucune nouvelle. Seulement voilà, les autorités médicales ont toujours le nez sur le guidon et il leur est impossible d'organiser un « talk-show » dans la salle d'attente. J'endosse donc mon costume de porte-parole.

Avant de les aborder, je tourne ma langue 342 fois dans ma bouche pleine de dents. En approchant de leur groupe, je marche sur des oeufs. Ils sont demandeurs d'infos. J'essaie de traduire, avec prudence, le constat effectué par les médecins. Constat optimiste, si ce n'est l'état de son membre inférieur. Je leur dis que s'il pensait s'inscrire au Marathon de Paris, rien ne presse. Ceci dit, cette remarque s'applique aux épreuves organisées à New York ou Berlin.

les bières de dumbo

Après cet interlude médiatique où je reçois de plein fouet leur angoisse, je vais me laver la figure, puis j'enfile mon uniforme de femme de ménage. Le spectacle est dantesque. J'ai l'impression qu'un éléphant vient d'enterrer sa vie de garçon dans la salle de soins. Avec tous ses amis, bien sûr.

Je vérifie qu'aucun pachyderme n'est en train de cuver dans un coin et je m'attaque au désastre. Il me faut trier les instruments chirurgicaux, les champs en tissu, les canettes de bières descendues par Dumbo et ses copains. J'ai de quoi m'occuper !

Au moment où je plonge mes mains, gantées, dans une poubelle débordante, quelque chose attire mon attention. Mais non, c'est pas possible ! Mais si. Au secours, maman ! Dis-moi que c'est pas vrai ! Je suis en train de fouiller les déchets correspondant au pansement de la jambe. D'une main hésitante, je tiens un objet blanchâtre, effilé, qui se révèle être un joli morceau de fémur... Tous mes repères s'effondrent. Je pensais oeuvrer dans un hôpital, pas sur un chantier de fouilles archéologique. Soit ! J'essaie de m'adapter à mon nouveau cadre et je regarde à tout hasard s'il n'y a pas également des pointes de flèches, des silex taillés... Des fois qu'une tribu d'Homo Habilis ait fait du camping dans les environs.

Mais non. Je me trouve bien dans une salle de soins du XXIe siècle. Le bout d'os que je tiens dans la main est tout à fait contemporain. Que faire ? Une idée lumineuse traverse mon psychisme perturbé : je prends le téléphone et j'appelle le bloc opératoire à l'aide. « Allo, dites-moi que vous voulez un bout de fémur pour faire une greffe ! C'est gratuit, je vous livre à domicile... » En fait, le chirurgien a fait à la jambe du motard ce que le Dr Guillotin faisait à la nuque des contre-révolutionnaires. L'article démodé me reste sur les bras !

histoire naturelle

Mes neurones déstabilisés me font alors percevoir deux pistes éventuelles : je peux confectionner un paquet cadeau et l'offrir à la famille de l'Homo Kawazakis. Je peux également appeler les cuisines... Mais un éclair de lucidité me fait bientôt entrevoir les inconvénients de ces deux projets.

Je termine le rangement de la salle en passant au rayon « Pertes et profits » l'objet de mon émoi. Bref, c'est encore une journée riche en émotions. Un peu trop, peut-être. Quand j'en aurai marre du stress, je pense que je demanderai ma mutation au Muséum d'histoire naturelle. Avec mon expérience d'anthropologie hospitalière, je pourrai faire valider mes acquis professionnels...

1- Ce médecin n'était pas de garde ce jour-là. Il est l'auteur du livre « Comment trancher une question douloureuse », Éditions du Raccourci, 1789.