« Stratégies de vie » à Cayenne - L'Infirmière Magazine n° 214 du 01/03/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 214 du 01/03/2006

 

toxicomanie

Enquête

Directement acheminés des pays frontaliers, marijuana, haschich, héroïne et crack inondent la Guyane française. Les soignants multiplient les initiatives pour réduire les risques auxquels s'expose une population très désocialisée. Enquête au sein de trois structures de Cayenne.

« Hé, Hé... m'sieu ! T'as pas une clope ou un peu de monnaie, s'il te plaît ? Allez, s'il te plaît, c'est pour manger ! » La voix cassée et les gestes désorientés, la jeune Latino-Américaine qui déambule sur les trottoirs entre l'avenue du Général-de-Gaulle et la place des Palmistes, est une figure locale à Cayenne. Sous un soleil de plomb, dans le plus grand désarroi, cette sans domicile fixe arpente les rues avec quelques autres, en quête d'un peu d'argent ou de nourriture.

Depuis une quinzaine d'années, la capitale de la Guyane doit faire face à une augmentation de la population de toxicomanes, souvent sans domicile fixe et pour l'essentiel victimes de la consommation de crack. Ils sont pour la plupart issus d'Amérique latine, mais pas seulement. Cette population rassemble aussi des Créoles guyanais et des Métropolitains. Le prix des doses défie toute concurrence (2 Euro(s) le caillou de crack et 10 Euro(s)Euro(s)le paquet de 5, alors qu'à Paris la dose de crack vaut quatre fois plus cher 7 Euro(s) une taffe et 20 à 25 Euro(s) une galette)(1).

Frontières trop vastes

Phénomène qui date des années 1985-1990, la drogue vient des pays proches de la Guyane : Colombie, Venezuela, via le Surinam en franchissant le fleuve frontalier Maroni, véritable passoire pour l'immigration et les trafics en tout genre. La drogue passe d'une rive à l'autre malgré la surveillance de la PAF (police de l'air et des frontières) basée à Saint-Laurent-du-Maroni, mais aussi par la mer. « Il y a des pistes clandestines au Surinam, affirme un fin connaisseur du bassin amazonien. La drogue est acheminée par avion de Colombie et du Venezuela, puis transite par le Maroni. »

En Guyane, les braquages sont courants et les auteurs sont souvent des orpailleurs brésiliens clandestins ou des dealeurs surinamais. « Ils braquent, mais ne consomment pas ! » explique un spécialiste. « Les rapports entre toxicomanes et dealeurs sont aussi empreints de violence, confie l'infirmière Marianne Marsaud. Ces règlements de compte sont souvent liés à des dettes de crack. Mais, avant d'en arriver là, les victimes commencent par le "Kali" (appellation locale du cannabis) et peuvent passer à des drogues plus dures. »

« Le "Blaka Jango", qui associe la consommation d'un caillou de crack sur un joint de cannabis, représente un fort risque de passage à l'usage ultérieur de crack sur des modes d'administration plus durs (pipe, verre...) », explique le Dr Monique Vallart, psychiatre addictologue, responsable de l'unité Amarante(2) au CH Andrée-Rosemon de Cayenne. Les consommateurs de crack ont des comportements violents, induits par la consommation de ce stupéfiant. « Les usagers de drogue sont atteints de nombreux troubles psychiatriques, souligne Monique Vallart. Il existe ici un lien crack-sida par le biais des conduites sexuelles à risque sous l'effet d'un produit. Les drogués se prostituent pour se payer leurs doses et lorsqu'ils ont la tête explosée par le crack, ils oublient de mettre des préservatifs ! » Il y a aussi une forte montée des cas de tuberculose dans ce milieu. « Un bon nombre est en lien direct avec une immunodéficience (sida), mais pas forcément, poursuit-elle. On constate des liens directs entre le crack, la grande précarité et la tuberculose, sans sida associé. » Et le phénomène n'est pas prêt de s'arrêter, il a même explosé depuis deux ans. Face à cette montée en puissance de la toxicomanie en Guyane, les pouvoirs publics ont mis en place un certain nombre de structures afin d'endiguer cette détresse humaine. « Depuis dix ans, on observe une prise de conscience et des actions sont menées », note Monique Vallart.

« Ils ont tout perdu... »

Le centre d'accueil Relais drogue solidarité (RDS) de la rue Rouget-de-l'Isle(3) à Cayenne est l'un des premiers niveaux. Cette structure dite de « bas seuil » encadrée par deux éducateurs, une infirmière et son directeur, « accueille une population de toxicomanes qui n'est pas forcément demandeuse de soins », fait remarquer Daniel Louisy, le directeur. Les toxicomanes viennent ici pour trouver une assistance au quotidien. « Nous travaillons pour réduire les risques auprès d'une population très désocialisée », poursuit-il.

« Moi, j'ai un problème avec le cannabis, explique un jeune pêcheur brésilien qui habite le quartier chinois de la Crique à Cayenne. Je viens souvent ici, et maintenant ça va. » Une cinquantaine de personnes se rendent au local de la rue Rouget-de-l'Isle, pour prendre des repas, une douche. Cette structure permet aux plus démunis d'obtenir une adresse provisoire, en se faisant domicilier au centre. « Les gens qui arrivent ici ont tout perdu », explique Daniel Louisy. Cette population est constituée de Brésiliens, de Guyaniens (Guyana, ex-colonie britannique), de Haïtiens qui vivent dans les squats, mais aussi de Surinamais.

Les personnes qui font appel au RDS trouvent sur place un certain nombre de commodités que leur situation personnelle ne leur permet pas de trouver ailleurs. Douche, sanitaire, une buanderie pour laver le linge et le repasser, un vestiaire pour éviter de se faire voler ses affaires.

Bientôt un hôtel social

Les personnes SDF qui passent ici peuvent aussi bénéficier de soins esthétiques, par le biais d'une coiffeuse. Une fois par an, un bilan de santé est réalisé : vaccination, dépistage des hépatites, du HIV... On peut aussi, le cas échéant, les diriger vers une structure adaptée apte à les aider dans la prise en charge de soins éventuels.

« Nous évaluons aussi leur situation afin de voir s'il est possible de mettre en place un projet susceptible de les aider », confie le directeur de la structure. Des séjours sont organisés en Guyane, sur les bords du fleuve, pour réapprendre la vie de tous les jours en retrouvant des habitudes de vie aussi simples que se brosser les dents, prendre une douche, laver son linge, etc. Au centre RDS, on fête aussi Noël, mais également les anniversaires. « Les personnes qui viennent ici se voient offrir une dimension thérapeutique très forte », explique Daniel Louisy. Bientôt, le RDS de Cayenne doit se doter d'un hôtel social de vingt places, qui permettra aux SDF d'y passer la nuit.

Si le RDS est le premier dans l'échelon des structures d'accueil pour les toxicomanes, le Centre de soins spécialisés en toxicomanie (CSST)(4) permet d'entreprendre une démarche de soins. Mille usagers sont recensés sur l'ensemble des structures du département, dont environ 50 % pour le CSST de Cayenne. Ces patients sont suivis régulièrement dans ce centre où travaille aussi Monique Vallart. Mais l'équipe du centre est aussi composée d'un temps médical, de deux infirmiers dont un de liaison, de quatre éducateurs, dont un éducateur sportif, un éducateur de liaison justice et deux éducatrices spécialisées, une psychologue, une secrétaire et un cadre de santé. Cette équipe accueille des toxicomanes de toutes sortes : « crackomanes », fumeurs accros au « Kali », héroïnomanes...

Confiance

« Les patients qui viennent ici sont SDF, mais pas seulement, remarque Tommy Vermeire, l'un des infirmiers du centre. Certains ont un domicile et une vie sociale, mais surtout un problème de dépendance avec la drogue, avec un produit médicamenteux ou avec de l'alcool. »

Le CSST dispense des soins et tente de diriger les patients vers une hospitalisation ou une post-cure pour ceux qui en font la demande. « La confiance est la première chose qui va permettre aussi de comprendre leur histoire, pour tenter de les aider, souligne Monique Vallart. Nous recevons des gens qui rechutent et à qui il est difficile de faire remonter la pente. C'est un travail de longue haleine pour leur faire comprendre l'importance de les aider à s'en sortir. »

Certaines structures y parviennent. L'unité Amarante, située au sein du service de psychiatrie du CH de Cayenne(2), dispose de quatorze lits pour accueillir usagers de drogues et personnes dépendantes d'alcool. Dix infirmiers, un cadre de santé et un médecin travaillent dans ce service d'addictologie, vieux de seulement deux ans. La psychiatre et addictologue Monique Vallart est responsable de cette unité, dirigée par le Dr Michel Desvilles.

En moyenne, les patients qui passent dans l'unité Amarante, sont hospitalisés un mois en alcoologie et deux mois en toxicologie. L'unité Amarante suit aussi des polytoxicomanes confrontés aux difficultés du sevrage. Et les abandons sont nombreux.

Pour accéder à l'unité Amarante, tous ces patients sont volontaires, avant tout motivés par la volonté de s'en sortir. L'univers de la rue est violent. « Parfois, les gens viennent ici avec une demande cachée, poursuit Marianne. Certains patients ont des dettes de crack et arrivent ici, pour se mettre à l'abri des agressions. » Un combat difficile, car les dealeurs, motivés par le profit, travaillent avec acharnement à faire replonger leurs victimes dans l'univers des paradis artificiels.

Travail assidu

« Il faut trouver d'autres alternatives pour les éloigner du crack et mettre en place de nouvelles stratégies de vie pour le patient, dont la base essentielle repose sur les techniques cognitivo-comportementales, qui nécessitent un travail assidu avec le patient », explique Monique Vallart. À Cayenne, la population de toxicomanes est estimée à un millier et, comme le souligne un praticien : « Ce n'est que la partie visible de l'iceberg ! »

1- Données OFDT, enquête Trend 2004.

2- Unité Amarante, centre hospitalier de Cayenne Andrée-Rosemon, 3, avenue des Flamboyants, 97300 Cayenne. Tél. : 05 94 39 50 50.

Internet : http://www.ch-cayenne.org.

En savoir plus : http://psydoc-fr.broca.inserm.fr: 16080/Toxicomanies.

3- Relais drogue solidarité, 42, rue Rouget-de-l'Isle, 97300 Cayenne. Tél./fax : 05 94 28 24 83.

4- CSST de Cayenne, 76, rue Justin-Catayée, 97300 Cayenne. Tél. : 05 94 35 13 80.

crack

ATTENTION DANGERS !

La France est le premier pays de l'Union européenne pour le nombre de consommateurs de cannabis. Les effets liés à cette pratique ne sont pas négligeables : troubles de la vigilance, levée des inhibitions, agressivité et panique. La consommation régulière de cannabis peut révéler une fragilité psychiatrique ; elle est parfois utilisée comme une automédication pour soulager des angoisses, avec un revers de médaille souvent douloureux. Elle peut inciter le consommateur à faire usage d'autres stupéfiants comme le crack. La dépendance à cette drogue entraîne des délires de persécution, des hallucinations auditives, visuelles et sensorielles, des troubles du comportement avec la possibilité d'un passage à l'acte agressif. Les effets du crack accentuent souvent une perte totale du contrôle de soi, avec un besoin compulsif de consommer. Un phénomène en pleine expansion en Guyane depuis une vingtaine d'années !