Super coule, le paquebot... - L'Infirmière Magazine n° 214 du 01/03/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 214 du 01/03/2006

 

Vous

Vécu

Enfin une rubrique tout entière dédiée à votre prose. Empreints d'humour, d'émotion, de tendresse, vos témoignages sont désormais publiés dans la rubrique « Vécu ». Les textes peuvent être adressés via notre messagerie électronique (atronchot@groupeliaisons.fr) ou par courrier. À vos stylos !

Dix-neuf janvier, 16 h 45. Avec une impatience non dissimulée, je pousse mon petit chariot dans le couloir. « Bonbons, chocolats, esquimaux glacés... » Mais j'embellis un peu la réalité car mes sucreries ressembleraient plutôt à des flacons de perfusion et autres produits dérivés. En fait, j'entame le tour d'après-midi à l'heure où il devrait se finir. Je te raconte pas comme c'est pratique.

petites bêtes

Il faut dire que le patron a encore fait sa visite avec trois plombes de retard. Il se fout de l'organisation du service comme de sa première couche-culotte...

Bref, le temps de recopier les classeurs et de préparer les friandises prescrites, mon planning de soins est en vrac. Comme d'hab...

J'attaque donc la première ligne droite, accompagné de Sandrine, la collègue aide-soignante. Celle-ci, selon le cas, distribue les thermomètres ou les met à l'endroit propice, avec une précision chirurgicale. Le mercure, à la recherche d'un peu de chaleur humaine, rend bientôt son verdict. Si la plupart des patients ont des fluctuations thermiques conformes aux normes européennes, le monsieur de la chambre 8 flirte avec les 39,5° C.

Super. Me voilà bon pour une série d'hémocultures. En effet, avant de soulager sa fièvre, il me faut d'abord lui faire trois prises de sang. Histoire de chercher les petites bêtes qui lui pourrissent la vie, cachées derrière ses globules... Enchanté par cet imprévu, je lui explique les réjouissances et je file au camp de base récupérer le matériel adéquat. Pendant ce temps, Sandrine prend le virage du hall à la corde et continue le circuit « pouls, tension, température, diurèse, relations publiques, recueil de doléances... »

spasme

À l'instant où mon aiguille fouineuse s'enfonce dans l'hémoglobine, le carillon d'appel retentit. Longuement. Tiens, encore un qui a un spasme, le doigt collé sur la sonnette ! Étant donné la situation délicate, je laisse à ma collègue le soin d'aller aux nouvelles. Pendant une petite minute, je traque les microbes fébriles en jouissant d'une relative tranquillité d'esprit.

Après tout, ce n'est pas la première fois que le tour de 16 heures se finira à 18 heures 30...

Ce bien-être intérieur est fracassé par l'arrivée soudaine de Sandrine qui me semble des plus contrariées. « Fred... J'ai besoin de toi, chambre n° 12. Je t'expliquerai... »

Après avoir remballé mes petites affaires, je la rejoins au lieu de rendez-vous. Le spectacle est grandiose !

philosophie et latex

M. X, partagé entre une démence sénile, un radiateur en fonte et un lit d'hôpital, a tout envoyé promener. Il s'est débarrassé de la perfusion et aussi, pourquoi pas, du contenu de son gros intestin. Son voisin de chambre est recroquevillé sous les draps, livide.

Le problème, c'est que la dite perfusion a volé en éclats à travers la pièce. Pour ce qui est du contenu susnommé, il est répandu harmonieusement sur la descente de lit. C'est la fête.

J'hésite un instant. Mon désir récurrent d'aller vendre des gaufres à Étretat m'assaille brutalement. Que faire ? Sandrine m'arrache à la tentation et me refile une serviette. Nous nous attelons à la tâche sans enthousiasme excessif. Mais bientôt, les réflexes professionnels prennent le pas sur notre sensibilité déplacée. En fait, c'est une question d'habitude : si on fait abstraction de l'odeur, ça ne sent rien de particulier... Nous prenons donc les choses avec philosophie, et avec des gants en latex. Quand même...

Ce petit intermède flingue définitivement mon organisation temporo-spatiale de cette fin d'après-midi. Dès que M. X a retrouvé des critères d'hygiène plus satisfaisants, je me précipite à l'office pour me laver les mains et faire la deuxième hémoculture. Au passage, la famille d'un patient me harponne et je ne peux pas me défiler. Je dois leur consacrer 54 secondes de mon précieux temps.

cap plombé...

Au pas de course, je reprends ensuite le circuit où je l'avais laissé. Me voilà bientôt chambre 14, avec mon petit chariot. Deux dames charmantes, 160 ans à elles deux, m'attendent en souriant. Je savoure cet accueil, une demi-seconde, et leur saute dessus pour leur injection. Insuline à gauche, anticoagulant à droite. À l'attaque... Puis, je ressors de la pièce. Et la terre s'effondre.

En classant les fiches des malades, l'erreur me saute à la figure : j'ai interverti les produits. La personne diabétique a reçu l'anticoagulant, alors que l'autre, souffrant d'une phlébite, a bénéficié d'insuline ! C'est un cauchemar.

Tel Martin Luther King sur l'esplanade du Capitole, j'ai une vision. Mais pas du même style : un croque-mort vient chercher la dame décédée d'un coma hypoglycémique, tandis qu'à l'horizon, un avocat sort son fusil et plombe mon CAP d'infirmier. Ça y est, j'aperçois les gendarmes. En fait d'Étretat, ça sera Fleury-Mérogis...

éviter le naufrage

Il me faut quatre secondes pour réagir. Blême, livide, blafard ou encore blanc comme un linge, je vais dans le bureau de Sylvain, l'interne du service. Avec un discours aux antipodes de l'arrogance, je lui raconte les événements. Il se gratte le cuir chevelu. « Génial... » On serait sur un bateau, on dirait même que c'est super coule...

Mais on peut encore éviter le naufrage. Sylvain me donne des consignes précises et je retourne chambre 14 afin de renflouer le navire. Je refais les injections, je pose une perfusion glucosée à une des dames et vérifie la coagulation de sa voisine. Ceci dit, mes victimes sont un peu surprises par le scénario. Je minimise l'ampleur des dégâts afin de ne pas les affoler et je leur présente mes excuses pour ce changement de programme dû à la défaillance d'une certaine catégorie du personnel...

Quand je rentre à la maison, ma tête est aussi vide que le projet de société d'un candidat à la Présidentielle. Mes illusions sur mes compétences professionnelles sont en phase terminale...

thé, café...

Je repense à une collègue infirmière dont j'ai vu les exploits à la télé. En se trompant de virgule dans un putain de dosage, elle a envoyé un môme chez Saint-Pierre. Dans ce cas-là, en sortant de prison, on doit demander sa mutation aux îles Kerguelen. Pour soigner les pingouins...

Ceci dit, le réconfort de ma chère épouse et la vue de mes gamins en train de s'étriper sur la moquette me ramènent vers l'hémisphère nord. Errare humanum est, n'est-ce pas, Ernest ? Si je baigne dans la culpabilité en permanence, je ne rendrai service à personne. Je décide donc de me donner une seconde chance. J'arrête de nager et je sors de la piscine. Plutôt que d'aller vendre des gaufres, je vais m'acheter une conduite : redoubler de précautions, prendre le temps nécessaire pour ne pas faire n'importe quoi. Le tour de 16 heures va bientôt finir à 20 heures et des brouettes... Tant pis.

Mais si je me vautre encore, je change de métier : steward à Air France ; je serai déjà habitué aux décalages horaires... Et je pousserai mon petit chariot dans l'allée centrale. « Thé, café, journaux... » Ni insuline, ni calciparine ! Que du bonheur !