Une aventure humaine et intellectuelle - L'Infirmière Magazine n° 214 du 01/03/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 214 du 01/03/2006

 

Comité consultatif national d'éthique

Éthique

Créé en 1983, le Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) vient de publier son 90e avis(1). Cette instance indépendante vise, selon le Pr Didier Sicard, qui la préside depuis sept ans, à « livrer une réflexion à la société ». « Libre à elle d'en faire ce qu'elle en veut. »

Comment le CCNE aborde-t-il une question éthique ?

En fonction de son degré d'urgence. Il faut savoir que le comité est sollicité en permanence. En moyenne, nous sommes interpellés, soit par saisine soit par autosaisine, par une question éthique de fond une fois par semaine - ce qui est énorme. Si le gouvernement nous consulte dans le cadre d'un projet de loi, nous ne pouvons pas remettre notre avis sine die, sinon on ne servirait à rien ! J'avoue que nous n'aimons pas travailler dans l'urgence. Concrètement, nous constituons une bibliographie puis désignons un groupe de travail qui soumettra son rapport à un comité technique réduit, animé par un rapporteur. Un premier document sera rédigé, puis circulera au sein du comité technique. Les va-et-vient peuvent durer des semaines, voire des mois. À un moment, je considère que le texte est mûr pour être présenté aux membres du CCNE. Alors, il n'est pas rare que nombre d'entre eux le trouvent mauvais... Il faut beaucoup d'humilité au rapporteur puisqu'il se fait en général étriller par ses collègues - mieux vaut ne pas avoir un ego démesuré... Ensuite, je rédige une nouvelle version conformément aux opinions exprimées. Celle-ci est revue par tous les membres. Ce qui peut prendre plusieurs mois. Puis, un jour, je dis : « Stop ! » et nous le rendons public.

Comment se crée cette alchimie de réflexion avec des personnes issues d'horizons professionnels et confessionnels aussi divers ?

C'est l'aspect miraculeux du comité ! Ce phénomène est lié à trois éléments : tout d'abord, à la qualité des personnes et à l'absence en leur sein de caractériels - en clair, de gens qui diraient : « Il faut penser comme ça et pas autrement ! » ; ensuite, à la confidentialité des débats ; et, enfin, au fait que personne ici ne représente personne. Nos échanges n'ont pour seul objet que de faire émerger une parole prenant en compte le bien commun. Nous n'avons ni drapeau ni idéologie à défendre. Notre volonté tend à dépasser les opinions de chacun afin que l'opinion de l'ensemble soit de meilleure qualité et plus pertinente que la fédération des opinions individuelles. Dans ce domaine, ma responsabilité est assez grande, car elle doit mettre à distance les convictions qui me paraissent excessives. Par exemple, si un religieux disait : « Un embryon est sacré, on n'y touche pas ! », on voit bien que cela ne fait pas beaucoup avancer la réflexion. Pas plus que si quelqu'un disait : « L'embryon n'est qu'un tas de cellules ! » Que chacun rappelle ses principes est important, mais que ces principes verrouillent le dialogue n'est pas envisageable. En outre, le fait que les représentants des sciences dures et les praticiens soient en nombre restreint offre aux spécialistes des sciences humaines et sociales une plus grande latitude pour exprimer leur point de vue et ainsi faire émerger des questions de société. Bref, il me semble que cet ensemble crée l'alchimie. En tout cas, c'est une aventure humaine et intellectuelle que je n'ai jamais rencontrée ailleurs.

Comment parvenez-vous à résister aux pressions sociales, religieuses ou politiques qui veulent aussi peser dans les choix éthiques ?

Nous n'avons rien à craindre. Nous ne jouons pas notre vie, notre carrière, sur un avis. Notre souci n'est pas de faire plaisir à un tel... On ne va pas nous punir, ni nous récompenser. Que ce soit à titre personnel ou collectif, il n'y a donc pas d'enjeu. Nous sommes libres.

Vous êtes des privilégiés...

C'est vrai. Je suis absolument persuadé que si on réunissait 40 hommes et femmes de bonne volonté et qu'on les mettait autour d'une table, ils parviendraient au même résultat que nous. Le questionnement éthique n'est pas une affaire d'experts et n'exige pas de connaissances. Au fond, la réflexion éthique n'est rien d'autre que la capacité à prendre en compte d'autres arguments et de parvenir à les faire converger vers un bien commun. Pour cette raison, elle n'a de sens que si elle est pluridisciplinaire. Ce que dit la médecine dans ce domaine est très limité. Je dis souvent que les médecins sont les derniers à pouvoir parler d'éthique - ce qui personnellement me met dans une situation absurde. En effet, tout comme on ne peut pas donner objectivement un avis sur ce qui fait notre travail quotidien, on ne peut pas transférer à l'opinion publique une opinion de spécialistes.

Vous considérez-vous comme des vigies de la société ?

Cette posture serait prétentieuse ; elle impliquerait que l'on voit plus loin que tout le monde. Plus modestement, nous essayons d'analyser une question avec plusieurs focales. C'est cette approche que la société nous demande d'avoir afin de ne pas être prisonnière d'un discours philosophique, religieux, juridique ou scientifique. Évidemment, de fortes tensions existent parfois, mais elles sont intellectuelles, jamais affectives. Chaque membre a un grand respect de la parole de l'autre, et quelle que soit la profession, l'expression de chacun a la même portée, la même validité.

Souhaiteriez-vous que le CCNE s'ouvre à d'autres regards ?

Absolument. Je pense que les psychanalystes y ont toute leur place, or ils n'ont jamais siégé. Aujourd'hui, nous ne comptons plus d'anthropologue parmi nous. Pourtant, en matière d'éthique, leur regard est fondamental. Je suis également très favorable à la présence de professionnels libéraux. En corollaire, cela pose la question de leur indemnisation - une infirmière libérale qui siégerait n'est pas payée. Or, notre participation repose sur le bénévolat. Il appartient à ceux qui nomment les membres du CCNE, le président de la République et les autres instances, de réfléchir à ces dimensions.

Votre réflexion nourrit-elle votre pratique ?

Énormément. D'ailleurs, lorsque, d'ici à deux ans, je cesserai mon activité, j'abandonnerai aussi ma fonction au comité. Je ne veux pas être dans une réflexion désincarnée. Même si, ce que je sais de l'éthique ce n'est pas la médecine qui me l'a apportée, mais les autres disciplines.

Pensez-vous que les travaux du CCNE soient suffisamment connus et pris en compte ?

Non. Mais, cela n'a pas beaucoup d'importance. Parce que si nous devions être paralysés par le fait qu'un avis allait être transcrit dans la loi, nous n'en sortirions jamais. Notre mission est de livrer une réflexion à la société, libre à elle d'en faire ce qu'elle en veut. Sachant que nous ne sommes pas dépositaires de la vérité, mais de notre seule bonne volonté.

Quelles sont vos relations avec les comités d'éthique locaux ?

Elles sont rares. Nos rôles sont très différents. Dans l'ensemble, ils sont très peu interdisciplinaires ; tel n'est pas notre esprit. Je souhaiterais qu'ils se développent de façon pluridisciplinaire afin de permettre aux soignants de dialoguer avec d'autres professionnels et aussi des citoyens. Je crois qu'ils gagneraient à être « dé-CHU-iser ». Les problèmes éthiques ne sont pas de savoir si un chirurgien doit opérer ou non, mais la façon dont on va prendre en charge la personne en la respectant. Cette démarche suppose que des personnes autres que des soignants y réfléchissent.

Sur quel sujet portera votre prochain avis ?

Il a trait à la commercialisation des lignées cellulaires. La problématique est de savoir si une cellule souche peut faire l'objet d'une transaction marchande, sachant que la vente d'organes, de tissus et de sang humains est interdite. Dans le même temps, l'on sait que si les laboratoires de recherche ne disposent pas de cette matière, cela risque de bloquer les avancées scientifiques et médicales. Dès lors, notre réflexion a porté sur l'articulation de ces deux aspects apparemment antinomiques. Il sera publié très prochainement.

1- Sur Internet : http://www.ccne-ethique.fr.

TÉMOIN

Chantal Deschamps « Une lutte à tort et à raison »

« Sans doute, sommes-nous, nous, infirmières et infirmiers, les personnes les plus proches des malades, souligne Chantal Deschamps, membre du CCNE depuis 2001. Je crois que c'est grâce, ou à cause, de cela que nous sommes aussi parmi les soignants celles et ceux qui ont le plus approfondi le sens du "prendre soin". La connaissance de cette "condition humaine" permet d'introduire dans la réflexion éthique des dimensions, qui pourraient être délaissées telles que la vulnérabilité, la fragilité, la dépendance... Cependant, la mission du comité n'est pas de diaboliser l'avancée des sciences. Sa démarche est de dégager cette ligne de crête séparant les territoires interdits parce que mutilants pour l'homme, des terres à défricher parce qu'ouvrant sur des horizons bienfaisants, en termes de lutte contre la maladie, la misère, la douleur et la détresse. J'y vois la possibilité d'une parole. J'ai d'ailleurs toujours pu y exprimer ma pensée et mes positions, aussi bien à tort qu'à raison. Mais le combat pour la dignité n'est-il pas une lutte à tort et à raison ? »