Donner sa langue au Minkowska - L'Infirmière Magazine n° 215 du 01/04/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 215 du 01/04/2006

 

santé mentale

Enquête

Difficile de soigner quand malade et professionnels de santé ne parlent pas la même langue, sont issus de cultures différentes. Enquête au centre Minkowska qui reçoit des migrants de tous horizons.

C'est une petite rue du XVIIe arrondissement, à deux pas de la place de Clichy. Au bas de ce petit immeuble de trois étages, la plaque du centre Minkowska est tout aussi discrète, au risque de passer inaperçue. Au dernier étage, un vaste accueil, des murs blancs constellés d'affiches écrites en plusieurs langues, et partout, des portes ouvertes... Tous les jours, psychiatres, psychologues, assistantes sociales - une trentaine de professionnels - reçoivent sur rendez-vous. Tous parlent des langues étrangères, celles des migrants. Ici, les patients sont accueillis dans leur langue maternelle !

Arabe, slovène ou wolof

Spécialisé dans la réponse aux difficultés psychiques et psychosociales des migrants et réfugiés, le centre Minkowska, structure médicopsychosociale dont l'une des particularités est de ne pas être sectorisée, accueille des patients venus de toute l'Île-de-France. Financé par la Direction des affaires sanitaires et sociales et la Sécurité sociale, il offre des consultations gratuites en santé mentale dans la langue du patient. Sept équipes médicosociales - regroupées en pôles représentant autant d'aires géographiques : Maghreb, Afrique, Asie, Turquie, Europe Centrale et Europe de l'Est, Portugal et pays lusophones, Amérique latine et pays hispanophones - parlent en tout une vingtaine de langues, parmi lesquelles le wolof, le vietnamien, l'arabe, le hongrois, le portugais, le slovène ou l'anglais. Et lorsque une langue n'est pas parlée, des interprètes sont sollicités. Au-delà du seul aspect linguistique, le centre Minkowska revendique une « approche du migrant dans ses liens avec l'histoire, la langue et la culture ». Un savoir-faire hérité de l'histoire singulière de ce centre et de la réflexion de ses fondateurs, un couple de psychiatres.

Novembre 1951 : il n'existe aucune structure médicosociale susceptible de prendre en charge les troubles dont souffrent les réfugiés venant des camps, les personnes déplacées qui sont accueillis dans l'Hexagone. Eugène Minkowski, psychiatre, décide d'ouvrir un lieu adapté aux soins de ces personnes parachutées dans un pays dont elles ne parlent pas la langue.

Pluridisciplinarité

Les épreuves subies, la dispersion ou la disparition de leurs familles, la vie dans les camps, les difficultés d'insertion sont à l'origine de troubles mentaux. Afin de permettre leur accès aux soins, des consultations en français, allemand, russe et polonais sont organisées dans un dispensaire parisien. Dix ans plus tard, le Dr Minkowski et son épouse Françoise fondent une association qui porte leur nom : l'Association Françoise et Eugène Minkowski pour la santé mentale des migrants. Son action se concrétise avec le centre Minkowska, qui assure les consultations et la prise en charge des patients migrants et réfugiés. Au fil des années, ses activités se développent parallèlement aux besoins déterminés par les différents flux migratoires en France. Les équipes, pluridisciplinaires et plurilinguistiques, s'étoffent. Et le centre, après quarante ans d'expérience, met en oeuvre un savoir-faire spécifique et reconnu. Sollicité par des hôpitaux, des services sociaux, l'institution scolaire ou judiciaire(1), le centre assure une prise en charge psychiatrique, psychologique et un suivi social.

Alternative à l'hospitalisation

« Nous revendiquons une démarche de promotion de la santé publique, dans le cadre du droit commun, indique Christophe Paris, directeur du centre Minkowska. Ainsi, nous sommes souvent sollicités par des équipes qui se demandent s'il existe ou non, chez un patient, une pathologie mentale. Notre action permet de mieux comprendre la maladie et d'améliorer le processus de prise en charge de la personne dans le système de soins. En ce sens, nous sommes une alternative à l'hospitalisation, concourant à la baisse des durées de séjour. On évite parfois l'hospitalisation ! On articule aussi notre action avec celle d'autres structures. »

Ce savoir-faire spécifique mis en oeuvre par le centre Minkowska, c'est l'anthropologie médicale clinique. Ou la prise en compte des aspects linguistiques et des représentations culturelles de la maladie mentale. Le Dr Rachid Bennegadi, psychiatre anthropologue, définit cette pratique venue du Canada comme « un cadre global qui inclut toutes les approches et permet de rendre une prestation médicosociale la plus adéquate possible » par rapport au public concerné. Comment ? En utilisant la langue du patient et en étant « attentif aux représentations culturelles de la maladie mentale ». L'intérêt est simple : dépasser la barrière de la langue et de la culture pour mieux connaître le patient, mieux identifier ses besoins.

Impuissance

On se représente aisément à quel point la langue peut constituer une barrière dans l'accès aux soins. Déjà, le premier contact est difficile : le patient doit connaître au minimum l'organisation du système de soins et les services disponibles, comprendre les lieux et horaires de consultation, souvent donnés au téléphone. Et la barrière est double puisque s'ajoutent les problèmes de communication avec les soignants, dont les conséquences sur le diagnostic et le traitement peuvent être importantes. « Comment, s'interroge le Dr Bennegadi, apporter un soutien à un patient dont j'ignore la langue et les représentations culturelles ? Et, sans comprendre ses représentations de la maladie, comment faire en sorte qu'il accepte et suive son traitement ? » Il donne quelques exemples : « Un patient se plaint d'une lombalgie ; au scanner : rien ! Or, il faut savoir que dans certaines cultures, le mal de dos a une symbolique sexuelle : j'ai mal au dos, parce que je suis impuissant, mais je ne peux pas le dire par pudeur. » Au soignant de démêler ces non-dits. « De même, si je veux faire suivre un régime alimentaire à une personne diabétique insulinodépendante, je ne vais pas lui ordonner de le faire sous peine de complications, de risques pour sa santé, sinon je n'aurai pas une observance correcte. Je vais lui expliquer que la maladie n'est pas due au mauvais oeil, ce que l'on croit parfois en Afrique, ni à une mauvaise nourriture, ce qui reviendrait à porter un jugement de valeur sur la nourriture de ses parents. » Faire l'effort de comprendre le patient, connaître sa culture, ne pas le laisser dans l'angoisse, c'est aussi s'assurer d'obtenir un diagnostic et une observance corrects. En santé mentale en particulier, la qualité de la relation repose sur une communication efficace. Langue et culture figurent parmi les composantes essentielles de la constitution du sujet. En outre, la communication dans la relation de soin est un outil de diagnostic important.

Excès de culture ?

« Chaque patient dit sa souffrance avec le matériel psychique dont il dispose. Sa manière de dire dépend de sa vision du monde, de sa religion, de son éducation... Pour exprimer une problématique dépressive ou névrotique, il me dira qu'il est victime du mauvais oeil, de sorcellerie, etc. Le laisser dérouler les choses à sa manière ne m'empêche pas de comprendre sa pathologie universelle, parce que je parle sa langue et que je connais sa culture. À moi, simplement, de démêler, de décrypter. Et de faire, ensuite, des prescriptions classiques. » Une fois le diagnostic posé, les patients du centre Minkowska bénéficient s'il y a lieu d'une prise en charge thérapeutique. Quelle que soit sa forme(2), elle est assurée soit par les professionnels du centre, soit par d'autres professionnels de secteur. « Mais, précise Rachid Bennegadi, que le traitement soit mis en oeuvre au centre ou qu'il y ait une orientation vers d'autres structures, on n'éludera pas la question de la culture. »

Sans pour autant tomber dans « l'excès de culture ». Autrement dit, sans « pathologiser la différence culturelle », met en garde Christophe Paris. « Il n'existe pas de maladies spécifiques aux migrants. Nous avons ici les mêmes pathologies que dans les autres centres médicopsychologiques. La différence ne réside que dans l'expression des symptômes. » Il ne s'agit pas de stigmatiser les personnes en fonction de leur ethnie ou de leur origine. Névroses, psychoses, dépressions sont universelles. Ici, on se défend d'être un ghetto. Chacun insiste d'ailleurs sur l'intégration du centre au système de soins. « Nous ne sommes pas communautaristes, ni des spécialistes de la culture, insiste le Dr Bennegadi. Notre cadre est plus ouvert. » Simplement, à Minkowska, les patients ont affaire à des professionnels qui connaissent leur langue et leur culture. Des professionnels spécialisés dans le transculturel, c'est ainsi qu'ils se définissent. Aptes à décoder, avant de passer le relais à des structures classiques, ils facilitent l'accès et la continuité des soins.

Formations

Le centre Minkowska s'est doté d'un pôle de recherche interculturelle en santé mentale (Prism). Ses activités ont suscité de nombreuses demandes de renseignement, d'aide et de conseils de médecins ou de structures tant françaises qu'étrangères. Au fil des années, les intervenants du centre se sont donc structurés pour partager leurs expériences. Ils organisent des conférences-débats, des formations : « les lundis de Minkowska »(3), ou bien des journées de formation plus classiques, parfois conçues sur mesure pour une équipe ou un établissement. Elles visent à « permettre l'acquisition d'un savoir-faire et d'outils d'analyse pour optimiser la prise en charge des migrants et des réfugiés ». Ou, selon la formule de Marie-Jo Bourdin, assistante sociale et coordinatrice du pôle formation, à apprendre à garder « l'oreille ouverte à la culture de l'autre ». Ce qui signifie ne pas occulter des codes culturels différents, tout en ayant à l'esprit les siens propres. « Nous avons notre culture, nous trimballons notre éducation, notre origine rurale ou citadine... Et ceci n'est pas neutre dans la relation à l'autre, explique Marie-Jo Bourdin. En formation, on travaille ce savoir-être tout autant qu'un savoir-faire par rapport à l'autre, cet étranger qui nous interpelle. »

« Il existe une certaine résistance à cette approche, note le Dr Bennegadi. Et elle vient de nous, professionnels de santé ; c'est pourtant à nous d'aller nous former à la pratique transculturelle, qui permet finalement de nous sentir à l'aise dans notre travail », ayant les armes pour diagnostiquer, comprendre et se faire comprendre. « Avec le souci permanent de la non-stigmatisation et de l'égalité de l'accès aux soins. Et ceci, conclut le psychiatre anthropologue, n'est pas un discours incantatoire. »

1- Les demandes vont de l'avis diagnostique et thérapeutique, à la médiation, en passant par la sensibilisation et la formation à l'approche des populations concernées.

2- Psychanalyse, psychothérapie, approche cognitive, systémique pour une famille, ou réponse neuro-psychiatrique classique.

3- Le programme est disponible sur le site : http://www.minkowska.com.

initiative

« SI PARLA ITALIANO ! »

Savoir comprendre et se faire comprendre : c'est l'une des préoccupations des personnels du centre hépatobiliaire de l'hôpital Paul-Brousse, à Villejuif, dont la notoriété(1) attire depuis des années nombre de patients italiens. Afin de mieux les accueillir, tout un dispositif a été mis en place. Ici, formulaires et signalétique du bâtiment sont rédigés en deux langues. En plus du centre d'accueil pour les patients italiens existant au sein de l'hôpital, une personne rémunérée par le consulat d'Italie est présente dans le service. Chargée de l'accueil et du séjour du patient et de ses proches, elle les aide dans leurs démarches administratives, assiste les médecins, psychologues et assistantes sociales en cas de nécessité d'interprétariat. Certains médecins sont italiens, d'autres parlent italien. « Ne pas se comprendre, c'est angoissant pour le patient comme pour le soignant, témoigne Daniel Bueno, cadre infirmier. Si les patients sont en phase, ils comprennent leur pathologie et les traitements, cette angoisse disparaît et cela améliore la relation et la qualité du soin. » Certaines aides-soignantes et infirmières ont pu apprendre la langue grâce à des cours dispensés dans le cadre de la formation continue. Au programme, bases linguistiques d'ordre pratique afin de mieux accueillir patients et familles, mais aussi vocabulaire administratif, médical et sanitaire.

1- Centre de référence européen pour les greffes hépatiques, ce service réputé, longtemps dirigé par le Pr Henri Bismuth, l'est aujourd'hui par le Pr Castaing.