Les nouveaux petits parias du Caire - L'Infirmière Magazine n° 215 du 01/04/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 215 du 01/04/2006

 

enfants des rues

Reportage

Invisibles aux yeux des touristes, les enfants du Caire, abandonnés et sans domicile, errent dans les rues de la capitale égyptienne. Misère et violences se côtoient...

Dans Le Caire du XXIe siècle, royaume frénétique de la voiture, les berges du Nil offrent à ces visiteurs une balade piétonne, paisible et rafraîchissante. Touristes, amoureux ou bandes d'amis s'y pressent en journée et le soir tombé. Mais au plus profond de la nuit, la promenade révèle un autre visage de l'Égypte. Sur la plate-forme d'un escalier menant à l'un des nombreux ponts du Caire, un petit corps gît sur le béton. Un enfant dort, blotti dans une couverture qui, seule, le protège du froid du sol et de la nuit.

Un peu plus tard dans la journée, un peu plus loin, dans le centre ville. Un passant rapide ne les remarque même pas. Ces six gamins un peu débraillés traînent dans la rue Aker-Sahal comme n'importe quels écoliers d'un quartier populaire cairote. Mais un coup d'oeil un peu appuyé et apparaissent des cicatrices lardant les visages aux traits tirés, aux cernes marqués.

L'école, eux, ils ne l'ont jamais ou très peu connue. Mohammed, Aslam et leurs camarades se réveillent tous les matins dans le petit espace vert du début de la rue, juste en face d'un restaurant populaire. Un bout de carton à ranger, une couverture à ramasser en boule et leur journée d'errance démarre.

Le but : mendier suffisamment de livres égyptiennes pour manger et, ils s'en cachent à peine, acheter de la colle à sniffer. Ces gamins ont entre 14 et 18 ans, et sont déjà des vétérans de la rue. Ahmed, le plus vieux, y a passé la moitié de sa vie.

Phénomène ignoré

S'ils semblent invisibles au touriste discipliné, ces enfants pourraient être un million à vivre dans les rues des grandes villes égyptiennes. Depuis les années 1980 et l'apparition de cette nouvelle classe de petits parias âgés de 4 à 18 ans, leur nombre n'a cessé d'augmenter de manière spectaculaire, atteignant aujourd'hui des records, déjà prêts à être battus demain. La faute à la misère grandissante, l'urbanisation sauvage et l'érosion de la structure familiale. Sans compter l'incapacité de l'État à reconnaître l'existence du phénomène jusqu'en 2003.

Bagarres quotidiennes

Sans intervention des pouvoirs publics, une nouvelle société s'est donc organisée avec ses propres règles et codes. Très basiques : pour survivre dans la rue égyptienne, il faut avoir un sens aigu de la hiérarchie et des territoires. Sans le respect de ces règles, la sanction est immédiate.

Et les bagarres deviennent le lot quotidien de ces enfants perdus. Les cicatrices lacérant les joues ou soulignant les mâchoires témoignent de ces combats liés au pouvoir, l'argent et la drogue. Avec l'augmentation du nombre de gamins abandonnés ou fugueurs, la vie dans la rue devient de plus en plus violente. Surtout pour les filles. Si elles ne forment qu'une minorité parmi les enfants des rues, elles en sont les principales victimes, plus vulnérables.

Shaama vit dans les rues du Caire depuis quatre ans. Son visage joliment dessiné, aux lèvres généreuses, révèle malgré lui ses longues années de galère et de violence. Les cheveux tenus par une queue de cheval, la jeune fille ne cache pas sa longue cicatrice près de l'oreille droite. Sur ses joues, son front, d'autres marques sombres, fruits d'égratignures ou d'infections mal soignées. Ses yeux noirs, constamment mi-clos, portent le regard triste de ces enfants qui ont trop vécu en si peu d'années. Shaama a tout connu dans la rue.

Bébés sacrifiés

Elle y a atterri lorsque sa mère a été assassinée par le frère de son père, sanctionnée d'avoir voulu quitter un mari qui pourtant la délaissait. Shaama, alors 13 ans, a dû vivre quelques mois avec son oncle qui la torturait. Shaama a fui. Elle survécut une année en mendiant. Puis des enfants des rues, des filles, la prirent sous leur aile et l'initièrent au commerce à la sauvette. « On avait chacune notre territoire, se rappelle-t-elle. ça gagnait bien mais les policiers nous chassaient tout le temps. Ils nous battaient et nous prenaient notre argent. » Retour à la mendicité.

Depuis un mois, elle dort dans un petit parc du quartier Imbaba. Elle a découvert que personne n'y avait encore élu domicile et s'y sent en sécurité. Car elle y est seule. Loin des garçons. Shaama a toujours évité d'intégrer une bande de garçons mais ça ne l'a pas empêché de subir certaines de leurs attaques. De ces viols, l'adolescente a eu un enfant.

Mais « les bébés ne peuvent pas survivre dans la rue », témoigne Iman, doctoresse engagée dans des centres pour enfants des rues. Celui de Shaama n'a pas fait exception. Il est mort en avril des violences commises par une bande pour le voler, selon la version de la jeune fille. Il avait six mois.

Iman travaille dans les centres de l'association Hope Village Society - en partenariat avec l'Unicef - depuis dix ans. Elle y consulte tous les matins et poursuit l'après-midi ses gardes à l'hôpital. L'un de ces établissements a été spécialement créé pour les filles. Iman affirme : « Les maladies les plus fréquentes que je diagnostique chez les filles, sont les maladies sexuellement transmissibles, principalement la blennorragie mais aussi le VIH. Car elles sont très vulnérables aux viols, surtout la nuit. »

Sans perspective

Shaama serait prête à retourner chez son oncle mais elle sait très bien que c'est impossible. En tant qu'ancien enfant des rues, elle serait la honte de la famille. Elle le voit tous les jours dans les yeux des passants : « Ils me regardent avec dédain. J'ai l'impression de ne pas être un être humain. Et ce n'est pas une question d'argent. »

Dans ces conditions, difficile de ramener les enfants à une vie normale. Et de juguler le flot incessant des nouveaux venus dans la rue.