Au chevet des patients privés de liberté - L'Infirmière Magazine n° 216 du 01/05/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 216 du 01/05/2006

 

UHSI de Lille

Enquête

L'unité hospitalière sécurisée interrégionale de Lille accueille des patients détenus dans les prisons de la région. L'équipe soignante y travaille auprès de malades pas tout à fait comme les autres et dans des conditions de sécurité particulières.

Un cube blanc et gris posé au bord de la cité hospitalière, pas de fenêtres mais de fines colonnes de pavés de verre, caméras discrètes. À l'entrée, portes blindées, présence policière, sas de sécurité, détecteur de métaux, il faut montrer patte blanche...

« Bunker anodin »

Presque anodin au dehors, ce service du CHRU de Lille a des allures de bunker à l'intérieur : c'est l'unité hospitalière sécurisée interrégionale (UHSI) du Nord-Pas-de-Calais, ouverte il y a un an et demi pour accueillir les détenus des centres de détention et maisons d'arrêt de la région (un « bassin de population » de près de 4 900 personnes) nécessitant une hospitalisation. Une unité comme il en existe seulement trois en France(1).

La spécificité des patients détermine le fonctionnement très particulier de ce service dirigé par le Pr Didier Gosset. Elle rejaillit tout d'abord, de manière très visible, sur l'architecture et l'organisation de l'espace à l'intérieur du bâtiment, encore bien neuf. Au rez-de-chaussée, les espaces administratifs et logistiques. À l'étage, l'activité médicale et les parloirs. Le tout est placé sous la surveillance constante des caméras du PC sécurité. Ces mesures de sécurité, comme les alarmes individuelles, sont devenues une formalité pour les soignants. Lino bleu, murs lavande, télé au mur, radiocassette sur la table de nuit.

« Les 19 chambres sont a priori normales, remarque Marie Bourgeois, cadre de santé dans l'unité, à quelques détails près. » Barreaux aux fenêtres qui donnent sur les patios, portes sans poignées intérieures et fermées à clé (les surveillants les ouvrent et les ferment lors des soins), des étagères en guise de placard, l'oxygène sous clé, un livret d'accueil adapté(2), des robinets automatiques, pas de plomberie apparente et pas de cordons : les câbles des lits électriques ont été raccourcis et la sonnette remplacée par un interphone à boutons bleu et blanc, comme les uniformes... De plus, de petites ouvertures en forme de plumier, fermées lors des soins, permettent aux soignants de jeter un oeil au patient sans faire ouvrir la porte et aux surveillants de nuit de vérifier que tout va bien.

En blanc et bleu

Car dans cette unité gravitent des personnels « en blanc » et « en bleu » : policiers pour la surveillance des lieux, surveillants de prison pour celle des patients. Côté « blanc », l'équipe soignante dirigée par un cadre supérieur de santé, Denis Wilmot, et Marie Bourgeois, se compose de 16,8 équivalents temps plein infirmiers et autant d'aides-soignants.

À l'ouverture de l'UHSI, près d'une centaine de soignants ont postulé. Leurs motivations ? Pour beaucoup : la pluridisciplinarité inhérente à l'activité (les patients accueillis souffrent de toutes sortes de pathologies) et l'espoir d'une haute technicité des soins. Aurélie B(3) a été tentée par l'aventure de la création d'une équipe, d'un service tout neuf, sans passé et doté de moyens importants en matériel et en personnel. Xavier, aide-soignant, est venu « pour les patients, parce que le rôle premier de l'hôpital est de soigner les plus démunis ».

« La cohabitation "blanc-bleu" a fait l'objet d'une préparation poussée en amont de l'ouverture du service », fait observer Marie Bourgeois. En effet, les uns et les autres se sont connus avant l'ouverture du service au cours d'une formation commune. Comme il n'existait alors qu'une seule autre UHSI, à Nancy, tout était pratiquement à inventer. Les soignants ont tous passé quelques jours en milieu carcéral.

Policiers, pénitentiaires et hospitaliers échangent aussi régulièrement, via leurs représentants, au sein d'une commission locale de coordination sur les questions de fonctionnement. Au fil du temps, ils ont appris à se connaître et à comprendre les préoccupations des uns et des autres... « Ici, insiste la cadre de santé, on parle de patients ou de malades, pas de détenus, même s'ils annoncent leur numéro d'écrou en arrivant. Et on les vouvoie, même si le tutoiement est banal en prison. » Les personnels pénitentiaires ont modifié certaines de leurs habitudes : l'ambiance du service n'est pas la même qu'en prison, le risque non plus.

De leur côté, les hospitaliers se sont habitués à la présence de ces professionnels en bleu et aux contraintes liées au statut des patients. Ils doivent en effet toujours être accompagnés de surveillants pour se rendre dans une chambre, même s'ils restent au-dehors.

Relation d'aide difficile

« Nous devons planifier et regrouper les soins pour un même patient, explique une infirmière. S'il faut faire un pansement, changer une perfusion, apporter un traitement, on doit tout faire en une fois. » Le nombre de chambres ouvertes en même temps est aussi limité et le tour des médecins, la distribution des plateaux et les soins infirmiers sont répartis dès le matin afin de ne pas se télescoper. Les soignants ont été bien informés : ils ne doivent pas donner de date d'examen ou de sortie, d'indication sur leur identité ou leur vie privée, ni laisser de matériel, surtout contondant, dans les chambres...

Cependant, la relation soignant-soigné pâtit de certaines de ces contraintes sécuritaires. « C'est une population difficile à aborder, mais si on avait le temps de creuser un peu, on pourrait instaurer une véritable relation d'aide », estime Aurélie B. « On ne fait les chambres que lorsqu'elles sont vides, quand les patients sont sortis fumer, ajoute Xavier, aide-soignant. On ne les voit donc pas beaucoup alors que dans les autres services, c'est un moment où l'on parle volontiers. » Le projet d'ateliers thérapeutiques (art-thérapie, ludo-thérapie) monté par les soignants vise notamment à développer cette communication, particulièrement difficile.

Neutralité

Touchés par les mêmes pathologies que les patients « ordinaires », quoique plus concernés proportionnellement par la toxicomanie, les détenus « sont des malades très autonomes qui n'ont pas l'habitude d'être aidés », note Marie Bourgeois. « Ils se plaignent peu », précise Aurélie A. Ils sont aussi très reconnaissants envers les hospitaliers et les pénitentiaires et n'hésitent pas à l'exprimer par des écrits ou des dessins.

Pour Marie Bourgeois, les soignants d'un tel service doivent réunir plusieurs qualités : la patience - les lourdeurs de l'administration pénitentiaires sont parfois perceptibles -, une certaine gaieté et surtout une bonne dose de neutralité : « Il faut se demander si on saura dépasser les a priori », précise-t-elle. Un exercice parfois difficile face aux auteurs de crimes. Infirmières et aides-soignants en conviennent : ils n'ont pas à connaître les raisons de l'incarcération des patients. En réalité, ils l'apprennent souvent via les surveillants, la presse ou les malades eux-mêmes.

Il est parfois difficile de faire abstraction des crimes commis, des violences exercées... Mais tous s'y emploient. « On sait que ce ne sont pas des anges, souligne Xavier. Mais cela ne m'intéresse pas de savoir pourquoi ils sont en prison. J'ai une grande compassion pour les victimes mais je suis là pour soigner des patients. » Aurélie B, en revanche, quitte bientôt le service : « Je ne suis plus neutre vis-à-vis des patients, admet-elle. Le fait de connaître les motifs de leur incarcération fausse ma relation avec eux. Je ne peux plus les aider. »

Ses collègues s'accrochent à l'idée qu'ils sont avant tout des personnes malades et que les actes qu'ils ont commis ne les rendent pas foncièrement mauvais. « Il n'y a qu'en pensant cela qu'on peut rester ici », souligne Aurélie A. Même face à la déception. « Tant qu'on ne les contrarie pas, poursuit l'infirmière, tout va bien... » Sinon, le ton monte vite, les insultes fusent et mènent parfois à la violence. Certaines règles sont vécues comme une entrave à leurs derniers espaces de liberté. Au premier rang des motifs de colère : la limitation du droit de fumer. Ici, c'est quatre cigarettes par jours maximum au fumoir, le seul de tout le CHRU qui restera ouvert malgré l'application des directives Hôpital sans tabac. « Pour beaucoup, c'est surhumain », remarque Marie Bourgeois. D'ailleurs, certains patients rechignent à être hospitalisés pour cette raison...

Intervention musclée

Lorsque la tension est trop forte les surveillants revêtent leur tenue spéciale (casques, vestes renforcées, boucliers) et interviennent. « C'est arrivé trois à quatre fois depuis l'ouverture », note Marie Bourgeois. « Soudain, souligne Didier, ce n'est plus l'hôpital, c'est une prison. » Les soignants n'ont pas été agressés directement et s'accordent à dire que la violence est bien plus présente aux urgences ou en psychiatrie. Dans ces services, l'infirmière ou l'aide-soignante est en première ligne alors qu'ici, « tout est hyper-sécurisé », souligne Aurélie B. Ces incidents n'atteignent pas, visiblement, la motivation de l'équipe. Le service connaît peu de turn-over, peu d'absentéisme, les absents sont remplacés, l'activité est très programmée, le matériel et le bâtiment remarquables... Au final, « on ne travaille pas dans le stress qu'on a connu dans les autres services, insiste Didier. On ne manque jamais de personnel, l'ambiance est bonne, il y a une bonne entente entre les administrations et un bon dialogue avec les cadres. » Un tel service ne peut pas se payer le luxe de tensions internes. C'est probablement le prix pour que des soins dignes de ce nom soient prodigués aux détenus.

1- À Nancy, Lille et Lyon. Le ministère de la Justice a prévu l'ouverture de cinq autres UHSI.

2- Le livret d'accueil, dénué d'agrafes, présente le fonctionnement du service et les règles de visite (parloirs) et de correspondance (censure).

3- Les initiales, qui ne sont pas celles des noms, visent à différencier les deux Aurélie.

témoignage

« JE ME SUIS VITE ADAPTÉE »

« Aussitôt après mon diplôme, témoigne Marie, infirmière, on m'a proposé un poste à l'UHSI. Tout le monde a le droit aux soins, c'est cela qui passe avant tout. J'avais fait un stage aux urgences et j'y ai davantage été confrontée à la violence qu'ici, où elle est tout de suite canalisée. Et puis, j'étais attirée par le côté pluridisciplinaire de la prise en charge. Je pensais qu'il y aurait plus de lits "scopés", mais la diversité des pathologies est très enrichissante et nous sommes très bien accompagnés par l'équipe mobile de soins palliatifs si l'état du patient le nécessite. Je me suis vite adaptée au cadre réglementaire et aux règles du service comme demander aux surveillants pour ouvrir la porte des chambres. La communication avec les patients n'est pas évidente car lorsqu'ils expriment le souhait de discuter, c'est souvent pour évoquer les motifs de leur incarcération, que nous ne sommes pas censés savoir... Pour rester impartiale, j'essaie de ne pas y penser. Et puis, nous devons faire la part des choses dans ce que les patients nous racontent. »

quiz

VRAI-FAUX

-> L'UHSI est un service mi-pénitentiaire, mi-hospitalier.

Faux. C'est un service hospitalier à part entière. À Lille, il fait partie d'un pôle plus large, la clinique de médecine légale et médecine en milieu pénitentiaire qui regroupe l'UHSI, les Ucsa, la médecine légale et la chambre mortuaire centrale

-> Les patients de l'UHSI doivent souvent se rendre dans les autres services de l'hôpital.

Faux. Afin de limiter les « extractions » de patients, le maximum d'examens est réalisé dans l'unité grâce au matériel dédié : la plupart des fibroscopies sont pratiquées sur place ainsi que les ponctions biopsies hépatiques, rénales ou des glandes salivaires, les échographies, les EEG, etc. En revanche, les actes les plus techniques (chirurgie, imagerie lourde) sont réalisés dans les autres services.

-> Les soignants de l'UHSI doivent suivre une formation spécifique.

Vrai et faux. Tous les soignants ont passé quelques jours en milieu carcéral afin de mieux comprendre la vie en prison et le type

de relation à adopter avec un patient détenu.

-> Les soins aux détenus laissent peu de place à l'imprévu.

Vrai. Pour des raisons de sécurité, notamment, le parcours de soin d'un détenu qui va être hospitalisé à la demande du médecin d'une Ucsa est précisément programmée en amont. Mais l'UHSI accueille aussi des patients en urgence.