Julie et la juste distance - L'Infirmière Magazine n° 216 du 01/05/2006 | Espace Infirmier
 

L'Infirmière Magazine n° 216 du 01/05/2006

 

Vous

Vécu

Empreints d'humour, d'émotion, de tendresse, vos témoignages sont publiés dans la rubrique « Vécu ». Les textes peuvent être adressés via notre messagerie électronique (atronchot@groupeliaisons.fr) ou par courrier.

Lorsque j'arrive dans la salle de réunion, les autres soignants sont déjà installés autour des tables. Ils sont tous plus âgés que moi : rien d'étonnant à cela, puisqu'il y a quelques mois j'étais étudiante infirmière. Je ne suis pas encore habituée à l'idée d'être une « professionnelle » à égalité avec des adultes dont certains ont l'âge de mes parents. Un rapide coup d'oeil me montre qu'ils sont poliment assis à distance les uns des autres ; sans doute ne se connaissent-ils pas non plus.

gueule de l'emploi

Un homme entre et se dirige vers une place laissée vacante devant le tableau de papier. Il salue le groupe à haute voix. Nous comprenons qu'il s'agit du psychologue qui doit animer la formation. Il jette un coup d'oeil circulaire en hochant la tête comme pour faire un petit bon-jour à chacun. Une femme dit un « Bonjour Monsieur ! » très sonore en croisant son regard, tandis qu'une fille brune, aux cheveux courts et à l'allure dynamique, se penche en murmurant :

« Je m'appelle Magali, et toi ?

- Julie.

- Il a vraiment la gueule de l'emploi, tu ne trouves pas ? dit-elle en désignant le formateur. Je sens que ça va être emmerdant ! »

Avant d'écouter ma réponse, Magali se tourne de l'autre côté et demande à sa voisine :

« Et toi... ?

- Moi, c'est Caroline.

- Tu travailles dans quel service ?

- En psychiatrie.

- Ah ! Toi aussi t'es psy !

- Tu crois que c'est une maladie ? », réplique Caroline avec un sourire entendu.

Magali la regarde, amusée :

« Dans ton cas, ça n'a pas l'air trop grave ! De toute façon, concède-t- elle, une formation d'une ou deux demi-journées par mois, c'est toujours bon à prendre. Pendant ce temps-là, ça me reposera du service ! J'ai demandé une mutation qui m'a été refusée... »

Le « psy » prend la parole :

« Bonjour, je m'appelle Félix Brinveillant, je suis psychologue, après avoir été soignant au début de mon itinéraire professionnel. Nous allons chercher ensemble ce que peut être "la juste distance dans le soin". Notre travail se déroulera comme un groupe de parole, en partant de vos expériences professionnelles, mais il m'arrivera de vous proposer un peu de théorie. Et puis, je vous inviterai également à participer à quelques séquences actives, en particulier un exercice de communication non verbale. Vous avez tous lu la fiche de formation qui annonçait les objectifs et le contenu de ces journées ? C'est important, car il est souhaitable d'être volontaire pour faire cette démarche... »

limites

M. Brinveillant nous interroge du regard. Dans le groupe, plusieurs personnes acquiescent, tandis que d'autres dodelinent la tête de gauche à droite comme pour dire « oui et non ». Je n'ose pas avouer que la surveillante m'a un peu forcé la main. Magali demande sur un ton un peu « provoc » :

« Oui, j'étais volontaire, mais si on ne veut pas y participer, à vos "séquences actives", on a le droit ?

- Personne ne sera obligé de dire ou de faire quoi que ce soit qui ne lui conviendrait pas, dit-il calmement. Une des règles de ce groupe sera de respecter ses propres limites et celles des autres. »

supplément d'âme

Il sait nous mettre à l'aise et je suis rassurée par sa réponse. Quant à Magali, elle le gratifie d'un joli sourire charmeur. Plutôt séductrice, la fille... Félix Brinveillant continue :

« Mais tout d'abord, il n'est peut-être pas inutile de savoir qui vous êtes, les uns et les autres. En guise de présentation, je propose que chacun dise ce que lui évoque ce thème de la distance... »

Je sens en moi une petite montée d'adrénaline : ça y est, il va falloir parler ! Pas question que je me présente la première, ça fait celle qui veut se mettre en avant ! Pourvu qu'il n'y ait pas un grand silence, je déteste ça. Heureusement, Magali embraye au quart de tour :

« Puisque j'ai commencé à parler, je vais continuer. Je m'appelle Magali Chapataud et je vais être brève, parce que la psy, c'est pas mon truc ! Je suis infirmière, j'ai 25 ans, j'ai fait de la réa après mon DE, ensuite j'ai travaillé aux urgences 18 mois et maintenant je suis en oncologie médicale.

- Ce sont des expériences très différentes, constate le psychologue.

- Oui... C'est ma surveillante qui m'a conseillé de m'inscrire à ce groupe, parce que jusque-là, je n'ai fait que des formations vraiment professionnelles.

- Vous pensez que cette formation n'est pas "vraiment professionnelle" ? (éclats de rire du groupe).

- Si... Mais je veux dire que... c'est pas une formation technique quoi ! Vous voyez, les psys, ils décortiquent tout ce qu'on dit !

- C'est-à-dire que votre formulation laisse entendre que seul le geste technique est réellement professionnel. C'est d'ailleurs une représentation très fréquente dans le discours médical et dans le champ hospitalier. S'intéresser à la relation, ça semble moins important, ce serait comme un supplément d'âme...

- OK ! OK ! Je comprends ce que vous voulez dire, continue Magali. Si vous préférez, je n'ai jamais fait de formation où l'on parle des sentiments et des émotions du malade.

- C'est ça. Ni des ressentis du soignant, car c'est tout aussi important d'en parler, précise le psy.

- Oui, pour ne pas tomber dans l'affectif. C'est pour ça que je viens en fait.

- D'accord, dit Félix Brinveillant. On sera amené à préciser tout cela, parce que l'"affectif", comme vous dites, est présent dans toutes les relations : le problème est de savoir ce que l'on en fait. Alors pour vous, Magali, cette question de la distance ?

- Oh ! Moi, je sais prendre de la distance ! Tous mes amis me le disent, on ne me marche pas sur les pieds, on ne m'approche pas comme ça ! »

En face d'elle, une femme d'une quarantaine d'années intervient :

« Que tu refuses de te laisser marcher sur les pieds, c'est bien, mais qu'on ne puisse pas t'approcher, c'est un peu triste, non ? On dirait que tu as peur de te laisser toucher...

- Attention ! nuance Magali d'un air entendu, je parle de mon boulot d'infirmière, pas de ma vie privée... À mes yeux, il y a l'hosto d'un côté, ma vie perso de l'autre. On mélange pas ! Avec les intimes, je n'ai pas de problème. T'inquiète pas pour moi ! »

Des rires fusent dans le groupe. Elle ne manque pas de culot, cette Magali !

« Bien, dit le formateur sur un ton neutre. Quelqu'un d'autre ? »

Une femme, habillée avec un tailleur bleu foncé, prend la parole :

« Moi, je m'appelle Bernadette Courtivel, et j'ai fait de nombreux services en tant que puéricultrice, puisque j'ai 56 ans [...]. Justement, sur cette question de la distance, j'ai vécu très différemment la reprise de mes activités après dix ans de vie en tant que mère de famille. Il y a des choses qui m'interrogent aujourd'hui. On me dit parfois que je suis un peu... rigide. Si c'est vrai, je ne sais pas comment changer. Je crois que je suis comme Magali : je mets peut-être trop de barrières avec certains malades. »

Magali remue sur sa chaise d'un air mécontent. En fait, je crois qu'elle n'a pas très envie d'entendre Bernadette dire qu'elle est comme elle. Mais, lorsque Magali veut reprendre la parole, « Félix » intervient :

« Merci, Bernadette. Une autre personne se présente ?

- Oui, je m'appelle Fatima Assouli, j'ai 29 ans et j'ai deux enfants. Je suis aide-soignante dans un service de pneumologie. Moi, je dirai que prendre de la distance ça peut être utile, parce que soigner, c'est dur, très dur. On voit les gens souffrir, être angoissés et il faut être à côté d'eux, toujours rassurante. J'aime bien ce métier, mais je sens que je m'attache trop. Je voudrais trouver plus de distance mais sans laisser les malades trop seuls... Je ne sais pas si je me fais bien comprendre, c'est un peu contradictoire !

- Non, pas du tout, souligne le psychologue. Ce que vous dites est très important : c'est peut-être ce qui fait la différence entre la distance "défensive" et la distance "juste"... Comment trouver de la distance tout en restant au contact ? »

Une des participantes pose son bloc-notes et prend la parole :

« Si quelqu'un a la réponse, je suis preneuse ! Je m'appelle Irène Copeaux, j'ai 35 ans et cela fait des années que je me coltine à ces questions. En sortant de mes études d'infirmière, je me suis investie à fond dans mon travail, sans prendre de recul. Je prenais tout à coeur, j'y pensais tout le temps, même en dehors du service : au bout de trois ou quatre ans, je n'en pouvais plus. Comme je suis tombée enceinte, j'ai arrêté de travailler plusieurs années - comme vous, dit-elle en se tournant vers Bernadette. Ensuite, j'ai repris à mi-temps. Ça m'a permis de supporter les cadences infernales des actes de soins qui s'enchaînent... et aussi de mieux réguler mon implication. Mais je cherche toujours un équilibre : être ni trop proche ni trop loin. »

pas de recettes !

Le psy se croit obligé de dire qu'il n'y a pas de réponses toutes faites dans ce domaine, que c'est à chacun de cheminer. Comme si on ne le savait pas !

« Je n'attends pas de recettes, reprend Irène, mais je crois qu'en cherchant on finit par trouver des pistes, non ? Ah, je voulais vous demander : ça ne vous gêne pas que je prenne des notes ?

- Non, répond Félix Brinveillant, excepté en ce qui concerne les témoignages personnels de chacun, qui doivent rester confidentiels.

- Bien sûr. Je parle de notes théoriques, de questions... »

Magali l'interrompt :

« Tu as déjà pris des notes ?

- Oui.

- Mais on n'a rien dit, on n'a fait que discuter ! Tu peux me montrer ce que tu as écrit ?

- Si tu veux ! », dit Irène en lui tendant son bloc-notes.

en savoir plus

Ce texte est extrait de Julie ou l'aventure de la juste distance, ouvrage publié par Pascal Prayez, psychologue clinicien et formateur en milieu hospitalier(1). Fiction inspirée de faits réels, il met en scène une jeune infirmière tenaillée par le doute, désignée « volontaire » pour une formation dédiée à la distance dans le soin.

1- Julie ou l'aventure de la juste distance, Pascal Prayez, éditions Lamarre.